Alors que son troisième livre vient d’être traduit en France, rencontre avec Peter Sotos, vite adoubé pape de la trash littérature US. Personne n’écrit aujourd’hui comme lui, dans une prose monstrueusement glauque, directe, réaliste, sous perfusion sadienne. Sotos, nouveau Sade des années 2000 ?

– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #31, en kiosque –

De Bataille à Blanchot en passant par Klossowski, Pasolini, nombreux sont ceux qui ont commenté et réinvesti l’œuvre de Sade. Les artistes de l’école de Malaucène ont même arrêté de se flageller clandestinement pour exposer cet été le culte qu’ils lui vouent. Point de courbettes chez le disciple Sotos : dans les pires recoins de Chicago, ce géant d’apparence doux comme un agneau, ex-employé des abattoirs, explore tout ce qui pourrait retourner en deux le divin Marquis. Faits divers sexuels, pornographie infantile, coulisses des glory holes, « pornographie compasionnelle » des livres témoignages, rien n’échappe à l’œil du bourreau de travail, dormant deux heures par nuit pour écrire des romans sans héros, sans intrigue, mais bourrés d’une indéniable force capable de vous remuer tripes et cerveaux. Hanté par L.A. Downey, victime du pédophile Ian Brady dans les sixties, Egoïste, infime ne trahit pas le pitch. C’est tordu, très personnel, de plus en plus fort. Et ça valait bien quelques questions.

Chronic’art : Quelle est la place de Sade dans le monde actuel ?

Peter Sotos : Le temps n’a pas prise sur ses textes, toujours aussi puissants. Je l’ai lu au lycée. Après tout, son nom était cité dans tous les journaux et livres true crime. Ce nom dénote toute une psychologie que je tente de puiser au cœur de la pornographie. Sade a écrit à partir de ses propres goûts ; je ne m’imagine ni écrire autrement, ni m’intéresser à ceux qui ne procèdent pas ainsi. Ceci dit, l’incapacité à donner corps à de tels goûts et l’irrésistible désir de les reporter, par la force, sur des êtres humains, a créé des philosophies grâce auxquelles on lui cherche des excuses. Sade n’écrivait pas des fictions ou des écrits politiques : il avait besoin de faire exister les mots. Il est son écriture. D’où son besoin d’écrire : en se parlant à lui-même, il se recréé à partir de la page. Dans No monsters, Pamela Schultz interviewe des pédophiles et démonte le concept d’auto-ethnographie. Ce livre s’intéresse plus au pouvoir brutal des mots qu’aux statistiques et détails moraux. Sade aussi fait cela. Peu importe que le matériau qu’il cumule puisse intéresser un public. Peu importe tout ce qui peut s’insinuer entre le business et la chair.

Mais la chair fait toujours vendre. Ne frôle-t-on pas l’overdose, le sexe n’est-il pas surrepresenté dans nos sociétés occidentales contemporaines ?

Foucault disait cela. C’est de sa faute : à la fin de sa vie, il trouvait le sexe ennuyeux. Dans A satiété (un essai également paru chez Désordres -cf. Chronic’art #25, ndlr) , Sylvère Lotringer en parle.
Mais parler de saturation est tout aussi ennuyeux. Le sexe ne se limite pas à faire vendre ou remplir les journaux. Croire qu’il est régi par la pub, les médias, leurs prescriptions corporelles, c’est se fourrer le doigt dans l’oeil. Si vous pensez aux femmes qui montrent davantage leur con qu’elles ne le faisaient dans les 90’s, comme elles montraient alors plus leurs nibards que dans les 80’s, j’en déduis que les producteurs se font plus d’argent. Mais si vous me demandez si un plus grand accès à des actes sexuels ou à l’épanchement de l’angoisse est bénéfique, alors non : les questions, l’avilissement sont les mêmes qu’auparavant. A Chicago, les sex-shops de mon quartier ferment un par un. Je les ai observé se détériorer et disparaître au fil du temps. Et croyez-moi : les pauvres types qui y traînaient ne se sont pas pour autant reportés sur le web pour satisfaire leur dose quotidienne de rencontres anonymes. Et pour cause, personne ne pourrait se les farcir dans leurs appartements ! Les médias obsédés par le sexe taisent tout ce désespoir. Par ailleurs, un vieil attrape-nigaud envahit le capitalisme américain. Je m’explique : en entrant dans n’importe quel sex-shop de Chicago, on croise des visages et des corps de femmes que l’on voit fréquemment à la télé. Conclusion des experts et ethnographes en tous genres : la pornographie domine notre culture. Pourtant, l’expérience qu’offrent ces lieux n’a rien à voir avec ce que diffuse la télé ! C’est dire si l’acte sexuel reste un grand mot qui se laisse manier par quiconque voulant s’en servir, sans pour autant s’entendre au préalable à bien établir le contexte qui l’accompagne. Mieux vaut rechercher ce que l’on croit désirer. Le sexe que j’ai tout le temps envie de voir est sous-exposé. Si le fait de l’observer devenait moins important que de le pratiquer, il me faudrait changer mon rapport aux choses que je considère comme réelles. Je ne suis pas un chien qui donne des coups de rein dans le vide ! Et je ne parle pas seulement de boîtes à cul, de chiottes et de jolies petites copines ! Mes livres traitent tous du sexe, que personne ne définit de la même façon. C’est pourquoi j’en parle à longueur de livres. Chaque phrase revient à expliquer la précédente.

Dans votre dernier livre, Egoïste, Infime, quel rôle joue l’image dans la préparation et l’écriture du récit ?

Mes livres se fondent sur quelque chose d’inquantifiable. Il y a un flottement entre la représentation et son expression. Ce récit transforme des photos en un partenaire sexuel. J’y explore mon expérience de la pornographie infantile et les facettes d’une existence pornographique, comme en corollaire aux relations pornographiques que j’ai aussi entretenu et salement foutu en l’air. C’est une façon de relire les choses en partant de photos -notamment celles de L.A. Downey, victime qui a marqué ma vie -, puis de créer quelque chose de plus physique que ce qu’on pensait être un désir en 2D. C’est bête de feindre que le sexe serait magique ou biologique et que tu es, par devoir, destiné à mettre ton cerveau en berne. Les idéaux sont essentiels, mais c’est le peu dont tu finis par te contenter qui est définitif. Des représentations naît la réalité. Réalité qui ne tarde pas à devenir discutable. Je passe ainsi mon temps à décortiquer ce qui est censé faire office de réalité…
Pour en revenir à Sade, c’est son génie de la fiction ou cette quête de réalité qui vous passionne chez lui ?

Je lis Sade pour ce qu’il a à m’offrir : la réalité. Dire que l’onanisme ne domine pas chez lui est faux. La pire insulte est de prendre son œuvre pour pure imagination, fantaisie éthérée. Art et littérature ne sont pas une conversation entre l’artiste et le public. Dès que l’on trouve une chose et que l’on y passe du temps, c’est -perversement- égoïste à cent pour cent. Ce vocabulaire personnel exige une grande précision dans la perception. Par ailleurs, je déteste l’idée selon laquelle, lorsque quelque chose nous ouvre les yeux sur un fait nouveau que l’on ne voulait pas voir plus tôt, cela confère en soi de la valeur à l’œuvre. On a vu cela en Sade. Dans mon travail aussi. Tout en détestant l’auteur et ses lecteurs, la féministe Andrea Dworkin a passionnément écrit sur lui, même si elle a fondé ses arguments d’hystérique sur les notions populistes de cause et d’effet, alliées à la volonté et au désir. Beaucoup aimeraient les discréditer en tant que malades mentaux. Sade était censuré en Angleterre quand on a appris l’influence de ses écrits sur Ian Brady. La réponse politique à l’écriture, voilà leur dernière chance… Sauf que les mots de Sade ont une réalité impossible à nier.

Rencontrez-vous également des problèmes pour vous faire éditer ?

Je ne cherche pas à être reconnu. Je ne pense pas au lecteur. J’évite les blogs et les forums. L’écriture vient bien trop facilement, la difficulté est pour mes éditeurs. Avant que Void Books, puis Désordres, l’éditent sous le titre Egoïste, infime, ma préface au livre de Brady a fait l’objet d’un contentieux entre les autorités britanniques et l’éditeur américain Feral House. Chose encore plus navrante, il y a eu des problèmes avec ces crétins de diffuseurs qui tentent d’imposer leurs conditions puis avec Ian Brady en personne ! L’éditeur a subi une pression considérable mais a tenu bon et intégré ma préface. Je lui en suis extrêmement reconnaissant. En fait, il se trouve que je rends la tâche difficile aux éditeurs qui souhaitent continuer de me publier. Chez Void Books, on m’a proposé d’en tirer une édition limitée. En France, Laurence Viallet était très désireuse de le publier. Mais me publier gêne ceux qui prônent le droit de ne pas être heurtés. Sans fréquenter le milieu littéraire, je lis Bruce Benderson, Dennis Cooper et apprécie que mon travail ait de la valeur pour eux. L’un et l’autre s’interrogent sans cesse sur leur démarche : leurs livres les regardent progresser en tant qu’auteurs. Mais mes auteurs préférés sont surtout français (Sade, Genet, Celine, Guyotat). Les questions qu’on me pose en France sont souvent plus intéressantes qu’aux Etats-Unis. Etant traduit dans plusieurs pays, j’apprécie plus particulièrement la façon dont Laurence Viallet, ma traductrice et éditrice en France, travaille avec moi. Elle cherche à rendre mon écriture toujours plus précise. Prenons les livres pour ce qu’ils sont, Et non pas pour des attaques qui doivent être bannies par ceux dont le boulot est de les poser sur leurs putains de rayons !

Vous ne créez jamais de personnages fictifs. Pourquoi un tel choix ?

Pas besoin, le quotidien me fournit bien assez en noms affiliés à des actes phénoménaux ou leurs mauvaises reproductions. Avant qu’une espèce de connard débile l’affirme, j’espère que j’ai changé grâce à ce que je fais surgir des livres.
Sinon, ce serait tellement pathétique… Les livres sont le seul endroit où on ne peut pas mentir. Je ne dis pas que je ne passe pas mon temps à me planter, mais les livres importent plus que le reste. Ils sont la réalité, ils me retombent sur la gueule, ils façonnent mon existence. Chaque livre nourrit le suivant. Dans Au Fait, j’ai glissé mon nom au beau milieu du livre, avec le procès-verbal de mon arrestation, pour ne pas le taire sous de quelconques artifices. Dans Egoïste, infime, je me suis fait violence pour aborder certains thèmes, je devais me coltiner mon passé. A fortiori, quand il s’agit de pornographie et du fait d’avoir accès à ce que l’on croit ou croyait désirer, j’ai vieilli mais la manière dont j’ai vécu a impacté la façon dont je vis actuellement. Je fuis comme la peste l’idée d’un narrateur lisse, non corrompu. Je collectionne des articles de presse totalement risibles, où des journalistes se plaignent de ma détestation de moi. Comme si celle-ci prenait ses racines dans le puritanisme. Je ne sais pas de quoi ont l’air ces journalistes mais franchement, j’ai parfois de gros doutes sur leur profil…

Vos récits sont obsédés par l’âge, la maladie la dégénérescence. C’est inévitable ?

Une dégénérescence répétitive. Elle me semble inévitable. Dans Egoïste, infime, même si l’on prétend à quelque chose de meilleur, de supérieur on retourne inéluctablement au même endroit, à la même pulsion. J’adorerais espérer que ce n’est pas naturel. Ce n’est pas un procédé narratif, plutôt une rengaine. Pas sûr d’ailleurs que ce soit si déprimant que ça. Je comprends que ça puisse en ennuyer certains, mais pas moi en tout cas. Ce point mort nourrit le besoin d’art, de littérature. D’où le devoir de créer un vocabulaire personnel virulent. Comme pour tabasser quelque chose à mort, sauf que la mort n’en finit pas. Tu découvres des trajectoires, les connexions s’élargissent. Mais ce qui est primordial, c’est que tu te rendes compte que tu n’as ni de définir la compulsion, sans avoir recours aux applications thérapeutiques socialement prescrites, ni envie d’aller voir nécessairement ailleurs.

Même du côté de la vidéo, support sur lequel vous avez déjà projeté la série Waitress ?

Je les réalise surtout pour moi. Le livre que je viens d’achever à Chicago est une liste d’images choisies pour l’une des vidéos de Waitress. Je m’en sers comme d’une trame à partir de laquelle naissent des associations plus personnelles. J’ai cru que ça avait une l’importance pour moi de traîner ce matériau dans la boue et de sur-expliquer des choses, en pire encore que d’habitude. A croire qu’on est à nouveau dans la dégénérescence répétitive, si vous me passez la plaisanterie… J’ai peu d’admiration pour les écrivains et cinéastes qui t’expliquent que les merveilles essentielles qu’ils créent naissent de leurs furtifs petits fantasmes ou de leur dérisoires traits d’esprit et qu’ils s’arrangent pour trouver l’argent et s’accommoder des difficultés de l’écriture et des démons du public. Le matériau de Waitress rend au moins indéniable la réalité de mon œuvre. On y voit des gens qui pleurent, mentent, ou les deux. Je ne commente pas ni n’informe. Je ne diffuse pas d’informations comme si j’écrivais des livres de true crime ou si je faisais du journalisme. Ces gens qui m’obsèdent ont juste besoin de devenir plus réels. Rien que pour moi.

Propos recueillis par

Egoïste, infime
De Peter Sotos
(Désordres – Laurence Viallet)