Quelques semaines après la sortie de Haut les coeurs !, Solveig Anspach présentait son film au Festival France Cinéma de Florence où elle a remporté « haut la main » le premier prix. Loin des tumultes parisiennes, la jeune cinéaste évoque pour nous ses ambitions, ses désirs, et ses doutes.

Chronic’art : En présentant votre documentaire Que personne ne bouge ! au festival de Créteil 1999, vous aviez déclaré que « faire des films, c’est pour moi traiter d’expériences qui me tiennent à cœur, c’est nécessairement s’engager. Ce qui m’intéresse, ce sont les épreuves que rencontrent les gens, comment ils les traversent et en sortent transformés. » En passant du documentaire à la fiction, avez-vous gardé ce même esprit ? Est-ce que vous traitez le documentaire et la fiction avec les mêmes intentions poétiques ?

Solveig Anspach : J’ai l’impression que quand on fait des films, en tout cas quand je fais des films (documentaires ou fiction), on ne sait pas toujours pourquoi on les fait, et on ne sait pas en quoi ils sont cousins/cousines. Mais, quand on en a fait plusieurs et qu’on regarde en arrière on peut tracer un trait comme dans les jeux d’enfants et on aperçoit alors le trajet. Finalement, j’ai l’impression qu’il y a une constante dans mes films, qu’ils soient des documentaires ou des fictions.

Dans le cas de Haut les cœurs ! il y avait aussi une expérience autobiographique derrière le film…

Oui. Comme mon héroïne, j’ai eu une grave maladie qui a nécessité une longue hospitalisation. Le plus difficile, c’est de se séparer de sa famille. Mais il y avait aussi l’obligation d’arrêter tous mes projets cinématographiques. Ce fut très rude, parce que évidemment j’avais plein de films en cours, et on m’a dit : « Pendant deux ans vous allez plus du tout pouvoir filmer. »
Ma manière de garder contact avec le réel c’était d’écrire dans la chambre stérile (la chambre qu’on voit à la fin du film). Ils m’avaient laissé amener un Mac portable, qu’ils avaient stérilisé, et j’essayais d’écrire un petit peu tous les jours, même si ce n’était que deux ou trois minutes, juste des choses qui me passaient par la tête, ou des bruits que j’entendais dans le couloir, ou des portraits de médecins ou d’infirmières, etc. Quand je suis sortie de tout ça, je me suis dit : « Bon, j’ai vraiment vu des choses hallucinantes, j’ai la matière et il faut que j’arrive à en faire quelque chose ». Et pour moi, faire quelque chose, c’est faire un film, parce que c’est ça mon métier. Donc, voilà, je me suis d’abord demandée si ça intéresserait quelqu’un d’autre que moi, je n’en étais pas tout à fait sûre. J’ai cherché un producteur, après j’ai cherché un co-scénariste, avec qui j’ai travaillé pendant quatre mois pour réécrire, pour retravailler la matière, pour faire de la fiction, pour faire du cinéma. Parce qu’il ne fallait pas rester trop collée à l’expérience réelle, sinon il n’y a pas de place pour le spectateur. Sinon, on ne fait le film que pour soi-même, comme une thérapie et ça ne m’intéressait pas. J’avais envie de travailler avec des acteurs.
On m’a proposé de faire un documentaire sur la même histoire mais j’ai refusé. Je crois que, dans la fiction, les spectateurs peuvent plus se projeter dans les personnages, oublier qu’ils regardent un film. Dans le documentaire, les gens sont passionnée par ce qu’ils regardent, mais ils se disent que c’est « l’histoire de quelqu’un d’autre ». Dans la fiction, on peut dire « cette histoire est mon histoire » et cette projection est très importante.
Dans vos films précédents (courts métrages, documentaires) vous avez toujours traité des sujets « difficiles » comme la guerre, la criminalité, la justice… Dans quel esprit vivez-vous cet engagement ?

J’ai l’impression qu’en France on a un peu peur des « grands sujets », on se dit « Oh la la, ça va être terrible »… Aux Etats-Unis, on en a moins peur, mais le problème c’est le traitement « à l’américaine ». Tout est fait pour manipuler l’émotion des gens, et ça, je me refuse à le faire. J’aimerais que les gens soient émus, rient et pleurent, mais qu’ils le fassent à cause des situations et des acteurs et non pas parce que je mets de la musique dans la bande-son.
Pourquoi ces sujets-là ? Ca m’intéresse, tout simplement. J’ai du mal à me dire « je vais passer quatre ans de ma vie à faire un film qui va évoquer une histoire qui ne raconte rien ». On peut faire des films magnifiques avec rien -c’est pas ça le problème- mais ça ne me correspond pas. Je pense qu’il y a d’autres personnes qui le font très bien. Je me demande toujours quel est le sens profond des choses, et je crois aussi que si j’ai mis longtemps à faire de la fiction c’est parce que je me disais : « mais à quoi bon faire un autre film de fiction, il y en a déjà tellement, et pour raconter quoi ? Ca coûte tellement d’argent, et ça sert à quoi ? ». Alors, bien sûr, quand on fait des comédies par exemple, on le sait tout de suite, parce que faire rire les gens, c’est magnifique. Si on les fait rire pendant deux heures on a déjà tout gagné. Mais pour les autres types d’histoire… J’avais besoin d’un sens supplémentaire que j’ai trouvé avec Haut les cœurs !. Je crois qu’il est important, de toute façon, que ce film existe, parce que ça concerne beaucoup de gens et qu’on n’en a jamais vraiment parlé au cinéma avant.
J’ai l’impression qu’après mon film les gens se parlent entre eux, évoquent des choses intimes qui leur sont arrivées. Pas forcement la maladie, mais d’autres épreuves. Je suis contente que mon film permette ça.

Comment êtes-vous arrivée à la réalisation ? Vous venez de la Femis, n’est-ce pas ?

Oui. En fait, je voulais faire des films, depuis toute petite. Mais j’ai eu du mal à trouver mon inspiration. Parce que faire un film… En gros tout le monde peut faire un film, c’est comme conduire une voiture : le problème c’est où on va avec cette voiture, ce qu’on dit avec le film qu’on fait. La technique cinématographique, ce n’est pas en soi quelque chose d’extrêmement compliqué : il suffit de s’entourer de gens doués, de bons techniciens et on peut faire Star wars, c’est pas insurmontable. Envisager le propos d’un film est une tâche plus ardue. Donc, avant de faire la Femis, j’ai fait des études qui n’ont rien à voir avec le cinéma : j’ai fait de la philo, de la psycho, j’ai travaillé avec des enfants autistes. je me suis dit « il faut que je me nourrisse du réel, il faut que je vive un peu avant de commencer à parler de la vie ». Mais j’aurais pu tout aussi bien choisir de faire le tour du monde pendant trois ans !
A la Femis, j’ai vu quelques documentaires, je ne connaissais rien de ce genre avant. J’ai vu des très beaux films comme Harlan County, USA de Barbara Kopple : l’histoire d’une grève de mineurs. C’est à ce moment là que j’ai pris la décision de faire du documentaire.

A propos d’humour : que ce soit dans Que personne ne bouge ! ou dans Haut les cœurs ! il y a toujours un regard ironique sur les événements et les personnages. Il me semble que ça rend le sujet moins lourd, sans chantage émotif.

Oui, sinon les gens peuvent non pas aimer le film, mais se dire « ça c’est un sujet important, donc… ». Je pense que le cinéma doit pouvoir traiter des sujets importants : on n’est pas toujours obligé de raconter un film qui serait « Juliette aime Romain mais Romain aime Caroline, mais elle ne l’aime pas car elle aime Hugues… ». On peut raconter autre chose que ça.
Comment avez-vous choisi vos collaborateurs ?

Entre les deux films, j’ai pris exactement la même équipe. Pendant huit ans j’ai fait des documentaires avec des gens qui avaient fait la Fémis avec moi. La chef-op, Isabelle Razavet, et la monteuse, Anne Riegel, qui ont travaillé sur mes documentaires, m’ont suivi dans l’aventure de Haut les cœurs !. Pour beaucoup de gens c’était un premier film de cinéma. A cette équipe, se sont rajoutés des techniciens de Robert Guédiguian, qui avaient beaucoup plus d’expérience (le film est coproduit par la société du cinéaste Agat films & Cie, ndlr). Mon premier assistant réalisateur est l’assistant de tous ses films.

Tous vos films ont des femmes comme protagonistes. Dans Haut les cœurs ! deux protagonistes masculins font leur apparition…

Oui, c’est plutôt des portraits de femmes, mais en même temps, j’ai vraiment essayé de sortir de cette logique dans Haut les cœurs !. J’ai fait appel à un co-scénariste masculin pour qu’on puisse travailler aussi le frère, l’amoureux, le médecin, qui me semblent avoir une personnalité aussi riche et complexe que l’héroïne. Même chose pour le personnage de Gilbert dans Que personne ne bouge !. Selon moi, c’est le plus lucide et le plus conscient des protagonistes. Il a compris la folie de l’histoire et le danger démesuré : tous ces braquages avec le risque de faire de la prison, pour si peu d’argent. Et donc, quelque part, il était loin d’être con, c’est simplement qu’il avait plus de recul, contrairement à ses amies trop prises dans leur délire.

Dans Haut les cœurs ! le personnage du frère ne semble pas trop intégré dans la structure du film…

On a voulu faire un personnage qui soit « en courant d’air » : quelqu’un qui n’est pas souvent là et qui repart aussi vite qu’il est arrivé. On a inventé ce personnage pour symboliser les gens qui n’ont pas le courage de rester à vos côtés dans l’adversité parce qu’il n’ont pas la force de vous voir dépérir. On peut aussi dire qu’ils sont suffisamment intelligents pour s’éloigner, pour ne pas renvoyer leur angoisse, rajouter du malaise. Olivier s’en va parce qu’il n’a pas la force de rester. Je pense qu’à la fin du film on comprend qu’il va rester auprès de sa sœur. D’un autre côté, Emma est quelqu’un qui existe très fort, qui occupe beaucoup d’espace, qui peut même être un petit peu énervante avec son énergie… Donc, c’est très difficile pour son frère de trouver sa place.

Et comment voyez-vous le rapport entre ces rôles qu’on joue dans la vie quotidienne et le rôle que vous faites jouer aux comédiens. Comment travaillez-vous le jeu d’acteur ?

On a travaillé, au départ, au niveau du scénario, ensuite avec les acteurs. C’est-à-dire qu’avec chaque acteur on a fait des lectures de chaque séquence, à la suite desquelles nous discutions. Les acteurs m’ont beaucoup apporté. Et puis, on a fait des essais filmés avec une petite caméra, et il y a des choses qui se sont créées à ce moment dans les relations entre les personnages.

Est-ce que vous avez aussi utilisé cette caméra pour un travail de pré-visualisation des plans à tourner dans le film ?

Non, on a utilisé la caméra seulement avec les acteurs. Avec Isabelle Razavet, la chef-op, nous avions chacune un appareil photo et on a pris des photos des décors et des lieux du tournage. Ensuite, on faisait le point et ça me permettait de lui préciser ce que je voulais : « tu vois, ce cadre là j’aime pas trop, je préfère ça »… On a fait la même chose sur les couleurs. Leur choix et leur utilisation résultent d’une vraie réflexion. Il y a beaucoup de couleurs au début du film qui, petit à petit, se dirige vers le noir et blanc.
On a tourné sur deux saisons exprès, l’été et l’hiver, pour qu’on sente le passage du temps. Je tenais à ça parce que je crois que ce qui est difficile avec la maladie, c’est de garder son énergie sur des mois et des mois. Donc, j’ai demandé à la production de pouvoir tourner en deux fois, ce qui n’est pas évident. Il ont accepté mais ça n’a pas été simple, parce que ça coûte plus cher, il faut mobiliser l’équipe sur deux périodes. Mais ça vaut le coup, et puis ce qui est bien quand on tourne en deux fois, c’est qu’on peut regarder ce qu’on a fait dans la première partie, les rushes, et réfléchir…

Combien de temps a duré le tournage ?

On a tourné en juillet, et puis on s’est arrêté en août, septembre, octobre 1998 pour reprendre en novembre. Le montage a eu lieu de janvier à avril 1999. C’est mon producteur qui m’a poussée à ce rythme, pour que le film soit prêt pour Cannes en mai. Je n’aurais jamais pensé, ni même espéré aller à Cannes. Heureusement, il ne m’en a pas touché un seul mot, sinon j’aurais été très angoissée. Ma chance fut aussi d’avoir un distributeur magnifique de Diaphana, qui s’occupe aussi de films anglais, comme ceux de Ken Loach.
Mon producteur lui a envoyé le scénario avant le tournage. Il a lu le scénario et il était bouleversé : il est rentré tout de suite dans le film, ce qui voulait dire qu’il soutenait le film et que la sortie en salles était assurée, ce dont les cinéastes ne sont jamais sûrs au moment du tournage. C’est de lui qu’est venue l’idée d’aller à Cannes. Je pense que Cannes est un endroit où les films peuvent mourir, mais où ils peuvent naître aussi, parce qu’il y a beaucoup de journalistes. Ca c’est très bien passé pour moi. Haut les cœurs ! était présenté à la Quinzaine, mais on en a parlé comme s’il figurait en Compétition officielle. Le Monde et Libération ont consacré des articles au film, ils ont mis des photos, c’était le délire…
Ensuite, on devait sortir le film une semaine après Rosetta à Paris. Quand j’ai vu le film des Dardenne à la Rochelle, j’ai eu très peur. Je me suis dit que les gens n’iraient jamais voir deux films aussi durs en l’espace de deux semaines. On a alors repoussé la sortie. Et heureusement qu’on a fait ça : le nombre d’entrées a dépassé nos prévisions. On espérait huit cents entrées à Paris dans neuf salles, et on en a fait deux milles, plus six milles en France !

Le film a été déjà acheté par la télé ?

Seul Canal + a participé au pré-achat du film. Les autres chaînes n’en ont pas voulu à cause du sujet. Après Cannes, ils ont tous voulu l’acheter, et mon producteur leur a alors dit : « écoutez, comme vous n’étiez pas là au départ, c’est celui qui paiera le plus ». Ca s’est alors joué entre France 2 et M6…

Quand même, c’est un choix qui peut sembler bizarre de la part de M6…

Je crois que M6 veut changer son image. Je pense qu’ils aiment beaucoup Karin Viard et moi, et je suis contente de ce choix parce que je voulais aussi dire avec le film que la maladie peut concerner des jeunes gens. Avant ma maladie, je croyais que le cancer appartenait au monde des personnes âgées. Mais j’ai vu dans les hôpitaux des bébés qui ont trois mois, des enfants, plein d’adolescents, de jeunes femmes… Ca m’a beaucoup étonnée.

Un membre du jury du Festival France Cinéma a opposé votre genre de cinéma à un cinéma « typique » français un peu répétitif, obsédé par la représentation sentimentale des problèmes de couple…

Oui, et aussi en dehors de la réalité… Je pense qu’il est important d’oser aborder des sujets en rapport avec l’actualité sociale : les gens qui n’ont pas assez à manger, qui n’ont pas de travail, les jeunes qui arrivent sur le marché et qui savent déjà qu’ils vont être au chômage… Evidemment, le cinéma ne doit pas parler que de ça, mais c’est important qu’il s’y intéresse, que les gens puissent continuer à tout voir. Le problème, c’est quand les gens n’ont plus le choix. C’est pour ça qu’il faut faire attention. Sinon, un jour il n’y aura plus que des Mac Donald’s, TF1, et Star wars… L’Italie est un exemple frappant : il y avait un cinéma qui était magnifique, avec tellement de réalisateurs… Maintenant, on voit de moins en moins de films italiens et la télévision italienne a l’air catastrophique… Je pense que la France résiste, notamment grâce à l’aide de l’Etat. On peut critiquer cette aide : il y a peut-être beaucoup de films français mauvais qui se font avec l’argent de l’Etat. Mais c’est pas grave : pour faire trois bon films, il faut en faire vingt… Sinon on n’a pas ces trois-là.

Sur quoi allez-vous vous consacrer à l’avenir, la fiction ou le documentaire ?

Les deux. Mais le documentaire peut être aussi une sorte de repérage sur les sujets ou les gens qui vous intéressent…

Propos recueillis par au Festival France Cinéma de Florence

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