A l’occasion de l’article paru dans Chronic’art #59 (en kiosque), à propos de l’anthologie « Retour sur l’horizon – Quinze grands récit de science-fiction » (Denoël – « Lunes d’Encre »), on avait posé quelques questions à Serge Lehman. Par manque de place, ce court entretien n’a hélas pu être publié. Le voici.

La science-fiction a cent ans, et la collection « Lunes d’encre » en a dix. Pour fêter ce double anniversaire, Denoël nous gratifie d’une anthologie de nouvelles qui balaie le spectre entier des sensibilités du genre en France. Quinze « grands récits de science-fiction », d’après le sous-titre, sélectionnés parmi 240 textes. Comme par magie, on retrouve Thomas Day et Catherine Dufour au sommaire, respectivement responsable de la collection et écrivain maison. On n’en voudra pas à Serge Lehman, auteur de l’anthologie, tant ces textes figurent, sans débat possible, parmi les meilleurs du recueil.

Ce recueil, justement, si discutable. Volumineux (près de 700 pages), donc cher, mais dont la valeur littéraire aurait pu doubler si on l’amputait de la moitié des textes. Certes, la « science-fiction », comme l’explique brillamment le préfacier, est moins un genre qui existe par ses thèmes ou ses procédés littéraires (par exemple, l’anticipation) que par une sensibilité au « merveilleux-scientifique », à l’étrangeté que nous découvrons au coeur même des sciences et de la logique. Ce qui justifie la présence de textes non strictement futuristes, et inclassables, qui invoquent la parenté de Borges ou Kafka. Mais comment justifier l’ennui qui se dégage de tels procédés lorsqu’ils tournent à vide ? Comment ne pas éprouver de la déception à la découverte de certaines nouvelles qui, loin de présenter un « grand texte de science-fiction », étalent un laborieux exercice de style ? André Ruellan, David Calvo, ou Xavier Mauméjean s’avèrent, à ce titre, particulièrement dispensables.

Heureusement, il y a trois sommets dans « Retour sur l’horizon » : « Les fleurs de Troie » de Jean-Claude Dunyach, tentative convaincante de hard-science (cette SF si rare en France, et un peu effrayante, qui s’appuie sur des descriptions scientifiques poussées), qui trouve le juste milieu entre hypertechnologie et émotion ; « Lumière Noire » de Thomas Day, donc, thriller futuriste et road-trip américain semi-contemplatif dans un monde régi par une intelligence artificielle omnipotente ; et « Les trois livres qu’Absalon Nathan n’écrira jamais » de Léo Henry, petit bijou à la croisée de L’Expérience interdite et de Borges, par un petit nouveau à la grande plume. On jettera aussi un oeil avisé à Trois singes de Laurent Kloetzer, qui ressemble à un mélange de Maurice Dantec et Max Brooks, ainsi qu’aux textes de Fabrice Colin, Catherine Dufour, et Eric Holstein. Enfin, on savourera la préface et les textes de présentation de Serge Lehman qui, s’il n’y est pas allé de sa propre nouvelle (il est lui-même écrivain), brille par ses talents de théoricien et sa capacité à mettre en perspective le travail des autres, donnant une valeur ajoutée au recueil qui en justifie à elle seule la lecture.

Chronic’art : Pourquoi le texte de Maurice Renard paru il y a cent ans est-il important ?

Serge Lehman : Il marque le moment où la science-fiction devient consciente d’elle-même. Il propose un nom et une définition qui anticipe de vingt ans celle de Hugo Gernsback, l’inventeur de la SF américaine. Il recense quelques précurseurs et classiques. Il désigne l’extrapolation logique comme principe et analyse ses effets sur la psyché du lecteur. Il fait pratiquement le tour de la question, dès 1909.

Dans votre préface, vous définissez la science-fiction par une sensibilité commune aux écrivains plutôt que par ses procédés littéraires (anticipation, etc.)

Il existe des histoires de science-fiction qui ne se sont situées ni dans l’espace, ni dans le futur et qui n’impliquent aucun contenu scientifique. Le Don, de Christopher Priest, par exemple. Ou Tlön Uqbar Urbis Tertius de Borges. En général, les définitions objectives les excluent. Le point commun n’est pas le dispositif mais l’expérience de lecture – ce qui fait qu’on désigne un texte comme étant « de la SF » et qui est une sorte d’éblouissement cognitif.

Toutes les nouvelles de ce recueil ne sont pas à proprement parler de la SF. N’y a-t-il pas tromperie dans le titre ?

Non. Le domaine s’est toujours montré hospitalier pour les textes limites, inclassables ou cinglés. En France, particulièrement, la frontière est poreuse avec le Surréalisme et l’Oulipo. Je prolonge la tradition.

Vous dites que « la SF résiste au nihilisme ». En quel sens ?

Je crois qu’il y a une intuition originelle. Les auteurs ont dès le début senti le potentiel métaphysique de la technique. On le voit à l’oeil nu dans Frankenstein et L’Eve future : si on pousse assez loin la logique du processus technique, si on le révèle comme promesse, la métaphysique réapparaît (voir Dick). Les grandes images de la SF, comme le monolithe noir de 2001, sont des figures de conciliation.

Quel bilan rapide établissez-vous des dix années qui se sont écoulées entre vos deux recueils Escales sur l’horizon et Retour sur l’horizon ?

La ligne de démarcation avec la littérature blanche est devenue plus facile à traverser mais on est encore loin de la phase hyperfluide.

Propos recueillis par

Retour sur l’horizon – Quinze grands récit de science-fiction
(Denoël – « Lunes d’Encre »)