Née sur les cendres de Mr Bungle, Secret Chiefs 3 est une formation unique, big band à géométrie variable dont les disques autant que les (rares) concerts sont attendus comme le Messie par leurs adeptes, de plus en plus nombreux. Ca tombe bien, leur dernier album vient de sortir (lire notre chronique) et ils seront en concert pour la première fois à Paris à la Maroquinerie le samedi 20 septembre 2008, dans le cadre de l’alléchant festival Fiasco System (5 places à gagner ici). Nous nous sommes longuement entretenus avec leur leader, l’immense Trey Spruance, prophète révolutionnaire, leader spirituel aux accents chevaleresques, fin connaisseur d’ésoterisme et compositeur de génie dont l’érudition laisse pantois. En attendant l’entretien complet dans le numéro de novembre 2008 de Chro, nous vous offrons une mise en bouche exclusive.

Vous êtes seul dans votre salon, une fin de journée d’été, les stores inclinés striant le sol. Confortablement lové dans le défoncé du sofa, vous vous projetez un film dans votre tête. Vos yeux mis clos, la musique des Secret Chiefs 3 dicte l’action. The End times, Combat for the angel, Orbital room in the hall of resurrection, tous les genres y passent : science-fiction arabe, péplum gothique, splastick cyberpunk – entrecoupés de lents plans-séquences tarkovskiens extatiques qui se mêlent à d’étranges et déstabilisants passages visionnaires herzoguiens. Vous voyez des traversées d’océans à la vitesse de la lumière, des images beiges de peuples mutants en exil, des catastrophes écologiques déclenchées par des sectes néo-théosophistes, des apparitions fugitives du douzième Imam, une enquête infinie sur des actrices assassinées, un romancier de science-fiction bicaméral conduit par la Voix du prophète Élie et trente Oiseaux en quête de leur Seigneur Secret, caché au-delà de la Montagne de Qâf. Quand le disque arrive à sa conclusion, quelques instants avant le générique de fin, vous visualisez un cowboy sur son cheval, au milieu de la vallée de la mort. Il ne rejoint pas le soleil couchant : il s’en éloigne et part vers l’Orient. Cette fin de film marque le début d’une nouvelle époque. Trey Spruance apporte le Xvarnah.

Trey Spruance, c’est le fondateur de Secret Chiefs 3, une des formations musicales les plus profondes, les plus sincères et les plus justes de notre époque ; une de celles qui mettent du baume au cœur de tous les spirituels exilés. C’est aussi l’ancien guitariste et co-leader du mythique Mr. Bungle – avec Mike Patton. Spruance est une sorte de Vieux de la Montagne de la fin de l’ère hollywoodienne. On le voit très bien, en robe de bure pleine de graffitis kabbalistiques, un chapeau d’enchanteur sur la tête, gravant ses compositions complexes et baroques au milieu de sa bibliothèque remplie de grimoires arabes du XIVe siècle. Réfléchissant sur chaque note. Dosant méticuleusement les éléments traditionnels. Les gimmicks exotica. Les riffs de surf music. Les extases death metal. Enfin et surtout toutes ces musiques de film sans film qui en font l’incomparable saveur.

Avec son unique chanson au centre, Killing of kings (sur laquelle la voix d’un chanteur cobainien répétait Rock’n’roll is a thing that wants to die), le premier disque des Secret Chiefs 3, First grand constitution and bylaws, sonnait déjà comme une déclaration de guerre. Une guerre contre quoi ? Contre le monde de l’industrie musicale, loupe grossissante de notre époque toujours plus réactionnaire, grossière et dépressive. Ce sentiment de djihad authentique était redoublé par le dos du premier CD où, au-dessus d’un porte-clé kitsch de Pharaon trônait un énigmatique et effrayant « The Enemy of my enemy is my friend ». Etait-ce prématuré d’y voir la patte anticipatrice de l’après-2001 ? « C’est un proverbe perse, en réalité », nous répond Trey Spruance, « rappelez-vous que c’était sur un album de 1995, c’est-à-dire un temps considérable avant que les Américains contractent cette vaste xénophobie culturelle envers l’Islam. Mais de toutes façons, oui – n’y voyez-vous pas le miroir des néo-conservateurs ? Après 2001, j’ai entendu des Américains néo-conservateurs citer cette phrase exacte à de nombreuses reprises – et je vous promets que ce n’est pas moi qui le leur ait soufflée ! Egalement, par un étrange tour, « l’ennemi de mon ennemi est mon ami » est en fait une capture plutôt déplaisante de notre éthique « œcuménique » contemporaine en général, n’est-ce pas ? La force cohésive de notre époque n’est pas Dieu, mais qui sont nos ennemis… ».

Donc la Guerre, mais une Guerre intérieure, sans ennemis, pour se transformer soi-même en miroir de la divinité. Car la musique de Secret Chiefs 3 est authentiquement spirituelle, entièrement constituée comme la bande originale d’un feuilleton intérieur dont l’auditeur est l’adepte, en quête de sa régénération intégrale. Le point de départ, les vieux admirateurs de la vieille Bungle peuvent le dater de Disco volante, CD de 1995 par lequel ce groupe d’amis d’enfance pouvait – sans rire – être considéré comme le meilleur pop band des années 90. C’était dans les deux morceaux extatiques, les inoubliables Chemical marriage et Desert search for techno Allah. On y découvrait l’inspiration conjuguée du mysticisme chi’ite, de l’alchimie, de la surf music, du free jazz et de la musique de film produire cette poussée d’adrénaline à envoyer bien des voitures se crasher contre des troènes.

Depuis, Secret Chiefs 3 n’a pas arrêté de changer. Fondé par trois membres de Mr. Bungle – Spruance, Trevor Dunn, Danny Heifetz, il a évolué de disque en disque – impliquant notamment le violoniste Eyvind Kang, le percussionniste William Winant, le saxophoniste Clinton « Bär » McKinnon, Timb Harris, Jason Schimmel et Tim Smolens (de Extradasphere)… Depuis Book of horizons, c’est un peu plus clair. En fait, Secret Chiefs 3 n’est pas un groupe. Secret Chiefs 3, c’est sept groupes, représentant chacun une des branches de cette science secrète dont Spruance est le seul membre permanent : UR (le groupe de surf rock) ; Ishraqiyun (le groupe de musique orientale) ; Traditionalists (le groupe de folklore occidental) ; Holy vehm (le groupe death metal) ; FORMS (le groupe spécialisé dans les marches funèbres) ; The Electromagnetic azoth (qui mélange les cinq genres précédents) et enfin le mystérieux septième groupe, toujours pas entendu à ce jour, aussi caché que l’Imâm Caché : NT fan. Leurs albums passent donc ainsi d’un style à l’autre, avec courage, humour et amour, comme si le maître d’œuvre voulait être à la fois Brian Wilson, Pig Destroyer et Nino Rota.
La part d’improvisation dans la musique des Secret Chiefs 3 ? Presque nulle. Tout y est minutieusement composé, même lorsque le résultat est d’une multi-dimensionnalité à vous donner le vertige : « Les albums sont très structurés : 100% Appoliniens ! », nous dit Spruance : « Il y a des procédés harmoniques très complexes dans certains de nos morceaux mais ils ne sont pas le produit du hasard. Ils sont simplement un peu trop géométriques pour être perçus par une sensibilité directement linéaire. Dans des écoutes subséquentes, leur logique arrive parfois à l’oreille. Avec les Ishraqiyun, on utilise des modes tempérés non-occidentaux, dès lors le contenu harmonique est radicalement différent : à la manière du centre de l’être dont il émane, et vers où il est dirigé ».

Une des spécificités de Trey Spruance, c’est qu’il n’hésite pas à s’exprimer sur ses influences. C’est un trait qui marque sa générosité. D’ordinaire, les Américains détestent citer des noms, ils ont toujours peur qu’on les accuse de copier ! Le MySpace de Secret Chiefs 3, au contraire, c’est la data-base ultime de la métaphysique universelle. Et le Web of Mimicry – avec ses chroniques de livres de Borges, de Corbin et de Sohravardî – dévoile dans la personne de Trey Spruance un des meilleurs commentateurs littéraires et philosophiques actuels (« à l’aise », comme dirait Chronic’art). Une telle boulimie de lectures est relativement rare dans le monde de la pop music : « Nietzsche a coloré ma jeunesse. Comme il était prévisible, j’ai ensuite autorisé les idéalistes bohèmes enamourés par l’Est à salir provisoirement mon âme avec leur connerie de « libération des désirs » projetée dans l’ « Orient ». Comme si l’Orient tolérait les fantasmes licencieux du post-Chrétien prisonnier de ses passions ! Tout de même, je finis par atteindre l’Hermétisme, très vaguement d’abord, par Jung (Evola me déniaisa plus tard sur le sujet). Le mérite de toutes ces recherches c’est qu’elles me menèrent à Henry Corbin vers l’âge de 23 ans. Et dans Corbin, bien sûr, je bus une très profonde gorgée, une gorgée dépassant toute description. Puis le Zohar, le Sepher Yetzirah. Rétrospectivement, les néo-platoniciens sauvèrent ma santé à plusieurs reprises. Quand je plongeais vraiment dans Sohravardî, quelque chose de fondamental se déclencha (et plus tard Mollah Sadrah et Mir Damad). À travers Sohravardî, je commençai à apprécier substantiellement la dimension directement activante des choses. J’ai découvert René Guénon à cette période, au bon moment je crois (j’avais à peu près 28 ans). Leurs mots clairs et précis aidèrent ma tête alors que celle-ci désirait redescendre vers le Coeur ».

L’Occident, c’est la mort. C’est pourquoi il n’existe pas de spiritualité occidentale, contrairement à ce que prétendent les faux malins. Tout événement théophanique est oriental. Mêmes le judaïsme et le christianisme, dans leur forme initiale, épiphanique et visionnaire, étaient orientaux. L’Occident, c’est la reconduction de l’événement spirituel en église temporelle, c’est-à-dire son application politique, et son déclin. La disparition du centre de la spiritualité chrétienne, Spruance ne le date pas comme Guénon de la destruction de l’Ordre du Temple, mais du Schisme de Rome avec les quatre églises d’Antioche, de Jérusalem, d’Alexandrie et de Constantinople en 1054. Ainsi, il se retrouve spontanément en convergence avec l’Islam ésotérique, la Kabbale hébraïque (dans laquelle on peut lire « Et le Saint, béni soit-il, enverra l’Ange Exterminateur qui détruira la coupable ville de Rome pour toujours ») et enfin le Christianisme Orthodoxe – contre tout le reste : du catholicisme romain aux temps modernes.

Etrange ? Non. Car la gnose, c’est l’autre côté de la pop. Seuls quelques bozos croient encore que le rock est une musique d’incultes et de primitifs, faite pour danser, se bastonner et s’identifier. Depuis Sgt. Pepper’s lonely hearts club band en 1967, la pop music est un instrument de connaissance vivifiante. Avec Led Zeppelin en 1968, elle s’inscrit tel un Islam moderne dans la deuxième partie du cycle de la révélation divine : l’ère des Guides qui interprètent le sens des prophéties. Avec le Hot rats de Frank Zappa en 1969, elle invente son second souffle comme musique de film sans film ou bande originale pour film dans la tête. Et, des années 70 à nos jours, deux tendances presque inconciliables occupent cet univers : un rock sunnite (pour lequel le rock doit s’exprimer en trois accords et sur quatre temps) et une pop chi’ite qui se doit de désenvelopper tous les mystères contenus dans son apparition et ne cesser de remonter à ses sources antérieures, qu’elles soient celtes, africaines, arabes ou indiennes. Selon les impératifs de cette dernière, les groupes contemporains les plus consistants sont probablement The Fiery Furnaces (dans la chanson) et Secret Chiefs 3 (dans la non-chanson).

La pop chi’ite est donc un exil d’Occident, vers le Temple de notre cœur oriental. Et le cœur de l’Orient, c’est l’Iran – l’Iran avestique, mazdéen, zervanien, zoroastrien… Le lieu de naissance des Fravashis, nos « Anges Gardiens » que l’on rejoint par le voyage astral… Impossible de ne pas penser au zoroastrisme quand on écoute la musique de Secret Chiefs 3. Mais il faut fermer à nouveau nos paupières gercées pour voir le film. En plissant les yeux, on se voit passer le Pont Chinvat où nous attend la Daena, cette jeune fille qui incarne l’image céleste de notre existence sur la Terre. C’est une Daena purement sonore et elle ressemble à l’air de Book T : Waves of blood. A travers elle, nous ne faisons plus qu’un avec notre Xvarnah, notre corps de gloire. Elle nous murmure la phrase que nous cherchions depuis le début : Trey Spruance n’est pas un génie ; c’est un ange. Et voilà bien ce dont nous avons besoin plus que tout au monde ; des anges pour soutenir nos pas, et tenir la torche flambante pendant que nous éprouvons notre humaine condition dans la dimension ascensionnelle de l’Eternel Présent : « Il n’y a qu’un « temps » à partir duquel la cohésion sociale peut être auto-organisée. Et ce « temps » est la dimension verticale du Présent Eternel. PAS la prédisposition naïve à un futur socialement parfait une fois que les squelettes du passé obtus auront suffisamment pourri dans le sol pour être oublié (Marxisme, Américanisme) et PAS le réenchantement romantique d’un passé ethnique ou national par la résurrection héroïque des dieux païens morts depuis longtemps (Impérialisme Néo-Païen), mais au contraire le face-à-face humain, apophatique et cataphatique, des « faits de vie », à la fois accessibles et inaccessibles. Ce qui veut simplement dire la supplication vers la divinité au-delà de toute conception, qui est la créatrice constante du Présent ; et également un respect complet pour l’humanité nécessaire de cette approche – par le Coeur. Le Nous humain a été, est et sera toujours mystérieusement touché par la main de l’Incréé. Que notre propre main créée ait un rôle dans le polissage de notre propre côté du miroir ! ».

Lire notre chronique de Xaphan (Book of angels volume 9)