La littérature allemande est-elle plus rebelle qu’on ne le dit ? Derrière des maîtres austères, elle fourmille de pépites inventives et insoumises, particulièrement dans son versant sixties. La preuve avec Rome, regards de Rolf Dieter Brinkmann, L’Ombre du corps du cocher de Peter Weiss et, bien sûr, les machines d’Arno Schmidt, textes qui rappellent de quel bois se chauffait l’avant-garde de ces années-là. Galerie de portraits en trois temps.

I. Le doyen : Arno Schmidt

Dans les années 1960, l’auteur de Coeur de pierre (Tristram, 2002) n’en est plus à son premier coup de boutoir. Né en 1914, il s’est fait la main sur d’interminables « exercices d’écriture » personnels et, en guise de premier livre, ose présenter à un éditeur une… table de logarithmes, exercice dont il raffole. En 1951, il reçoit des mains d’Alfred Döblin un prix littéraire accompagné d’un chèque qui le sauve de la misère. Son Léviathan à lui, Brand’s Haide, et Scènes de la vie d’un faune, un violent réquisitoire contre l’Allemagne nazie, marquent la critique. « Dans cette littérature des années 50 qui nous tombe des mains aujourd’hui, avec ses jérémiades, ses romans pleins de bonnes intentions et son réalisme fantastique éventé, l’effort de Schmidt pour rendre la réalité dans toute sa complexité reste unique », expliquait Claude Riehl, regretté traducteur de ce formidable rénovateur de la langue allemande d’après-guerre, qu’il comparait parfois à Queneau. Toujours à contre-courant, l’ermite de la lande du Lunebourg aura une aura croissante auprès des jeunes auteurs qui fourbissent leurs armes dans les sixties. Admiratifs de ses saillies verbales et de ses jeux formels, certains d’entre eux s’associent même pour entamer un travail de décryptage de son œuvre. Pas inutile, car elle donne le vertige et prendra d’ailleurs encore de l’ampleur jusqu’au décès du maestro, en 1979. A lire en archives : notre portrait d’ Arno Schmidt et notre entretien avec son traducteur français, Claude Riehl.

II. L’expérimentateur : Peter Weiss

Lancé avec la complicité d’Alfred Andersch, le cercle littéraire « Groupe 47 » a soutenu et motivé toute une génération d’auteurs de l’après-guerre parmi lesquels Peter Handke, Heinrich Böll, Günter Grass et, aussi, Peter Weiss, qui en fut membre. Surtout connu en France pour son théâtre documentaire et ses deux pièces phares, Marat/Sade et L’Instruction (traduites par Jean Baudrillard, au Seuil), Weiss fut aussi peintre, cinéaste et romancier. Son œuvre romanesque est dominée par L’Esthétique de la résistance, une imposante trilogie qui sonde les élans et la conscience des avant-gardes politiques et artistiques durant la deuxième guerre mondiale. Mais dès les années 1960, il s’était déjà fait connaître avec des « micro-romans » aussi troublants et délicieux que L’Ombre du corps du cocher, aujourd’hui traduit en français (enfin !) par les soins d’Alban Lefranc (romancier et traducteur d’un autre roman de Weiss, Le Duel, chez Léo Scheer), chez Perturbations. Narré du seul point de vue de la perception qu’un homme a des gestes et des bruits à l’oeuvre dans une peu ragoûtante pension rurale pour réfugiés, L’Ombre du corps du cocher carbure au malaise et à la surcharge de détails, en se passant de dialogues directs et de plages de respiration. Le récit expire ainsi continuellement et en vient à faire suffoquer, en dégageant une atmosphère lourde et spectrale, une tension palpable et jusqu’au bout maîtrisée. Bien qu’expérimental, cet exercice de style n’a pas pris trop de rides et illustre bien la vigueur que conserve une certaine forme d’avant-garde littéraire européenne, pourtant vieille d’un demi-siècle aujourd’hui.

III. Le beat allemand : Rolf Dieter Brinkmann

A coup de romans pop, de pièces de théâtre enragées et de montages musicaux ou radiophoniques, deux trublions touche-à-tout, Rainald Goetz et Thomas Meinecke, agitent depuis une dizaine d’années le bocal culturel allemand. De qui se revendiquent-ils ? D’une génération d’écrivains maudits, tous tragiquement décédés, et qui ont tenté dans les sixties d’injecter un peu de Beat Generation dans un paysage asphyxiant et trop conventionnel à leur goût : Hubert Fichte (le « Jean Genet allemand »), Jörg Fauser ou Bernward Verper, auteur du célèbre Voyage. L’un des plus importants représentants de cette génération est Rolf Dieter Brinkmann, auteur d’un ouvrage culte et inclassable : Rome, regards. Publié de manière posthume en 1979, il a sans cesse été réédité Outre-Rhin, mais n’était pas encore disponible en français : c’est désormais chose faite (chez Quidam). Pour faire court (le texte résiste au résumé), disons que Rome, regards se présente en premier lieu comme le journal du voyage en train qu’entreprend Brinkmann de Cologne à Rome, et en second lieu comme la chronique de son séjour dans une résidence d’artistes. En exergue, une citation d’Arno Schmidt : on retrouve dans cet improbable assemblage de bouts de correspondance, d’impressions, de récits et d’images (cartes postales, images porno, plans de sites) la même folle énergie en fragments et discontinuités à l’œuvre chez Schmidt. La même propension, aussi, à tout noter, la même fureur dans le propos, le même individualisme forcené. Féroce à l’égard de la « vieille gent-à-cliques des années 50 » (parmi laquelle il inclut des membres du « Groupe 47 »), Brinkmann a surtout une dent contre « la médiocrité, la moyenne : voilà l’idéologie du temps, le léopard, qui n’est qu’un empaillé, de la bouillie ». Mieux vaut selon lui « apprendre à devenir son propre interlocuteur, à l’être ».

Arno Schmidt : Alexandre ou Qu’est-ce que la vérité (Tristram)
Rolf-Dieter Brinkmann : Rome, regards (Quidam)
Peter Weiss : L’Ombre du corps du cocher (Perturbations)