Katerine, TV On The Radio, Liars, Cat Power et j’en passe, belle affiche pour une Route du Rock sous quelques nuages et le signe de la moule. Reportage gonzo par nos deux chroniqueurs Wilfried Paris et Jérôme Laperruque.

Jour 1, par Jérôme Laperruque

Scène unique, programmation unique, site unique et K-way à perte de vue : bienvenue à la Route du Rock. Si les bretons n’avaient pas tout compris à la musique et aux moules, on pourrait presque leur en vouloir d’être nuls en météo. Pleuvra, pleuvra pas ? J’arrive sur le site en scrutant le ciel, et m’aperçois qu’il tranche nettement avec le bronzage raffiné de mon collègue Wilfried Paris, tout juste arrivé de Cavaillon, là où il ne pleut jamais et où les melons sont appétissants. Son hâle lumineux sera un peu le soleil qui me manquait, et nous nous mettons en route pour le festival. Au bord du chemin, quelques gendarmes et quelques punks à chiens reluquent sagement nos copines pour les uns, notre bouteille de pastis pour les autres (ou l’inverse ?). Les douves du Fort, soi-disant dangereuses, sont désormais vides de tout campeur, et l’herbe y est d’un vert qu’on ne lui avait jamais connu, une sorte de vert « herbe », mais sans les canettes. Nous arrivons devant la scène pour voir s’achever le premier concert, celui d’Howling Bells : les compositions un peu Velvet, un peu noisy, sont correctes ; mais la chanteuse, une braillarde qui se la joue diva, est proprement insupportable. Nous filons donc au bar pour attendre le concert de Why ? (à noter qu’à la Route du Rock, la durée des changements de plateau est toujours PRECISEMENT de 3 mojitos, un mystère d’exactitude que nous n’avons toujours pas élucidé). L’ingéniosité de Why ? sur disque est telle qu’elle est difficile à restituer sur scène, mais la formule claviers-batterie-percussions soutient à merveille le charisme anti-héros de Yoni Wolf. Arrivent ensuite (3 mojitos plus tard EXACTEMENT, on n’en revient pas) les canadiens de Islands, tous de blanc vêtus, pour un concert hors norme et prodigieux. Un set pop, dansant, fragile, symphonique, qui m’a donné envie de m’habiller en blanc pour entrer dans leur secte (une sensation à rapprocher de l’effet produit par les Polyphonic Spree l’année précédente, et qui fait réfléchir sur la puissance du dress-code). 3 mojitos, la jolie Claire Bondu (que je m’apprête à pourchasser pendant quelques années) me dissuade de rejoindre Raël, et les Calexico commencent à jouer devant un public mitigé. Il faut dire que beaucoup de popeux ne cautionnent guère la touche « mariachi » (quoiqu’aujourd’hui agrémentée d’une reprise irréprochable de Love en hommage à feu Arthur Lee), celle qui pourtant donne aux chansons de Joey Burns cette mélancolie désertique que je trouve déchirante. A noter pour ceux qui s’en foutent que John Convertino est toujours le meilleur batteur du monde avec Jim White. 3 mojitos, les moules commencent à s’ébrouer joyeusement dans mon estomac, et je titube jusqu’à Mogwaï. Post-rock, post-moules, je ferme les yeux et me laisse transporter par les montées électriques et les coups de boutoir jusqu’au moment où une fille au foulard rouge commence à me parler gentiment d’un panorama intéressant qu’elle serait ravie de me faire partager. Bras dessus, bras dessous (ou l’inverse ?), nous traversons une forêt, escaladons un grillage pour nous retrouver finalement tout au-dessus du fort, surplombant scène et public. De là-haut, je profite de Mogwaï et de la fille, montées électriques, coups de boutoir, vive la vie.
Il me faudra néanmoins redescendre précipitamment, ma main ayant malencontreusement plongé dans des orties féroces au moment le plus intense de nos transports. Un badigeonnage à l’infirmerie, deux mojitos, et c’est l’heure de Liars, tout le monde est saoul. La folie furieuse des Brooklynois ne fait pourtant pas l’unanimité (trop déstructuré ?) et le site se vide peu à peu. Angus Andrew harangue les derniers festivaliers avec une rage que je ne lui avais jamais connu. Et puis c’est terminé pour ce soir. Sur le site seulement : la nuit blanche ne fait que commencer pour les campeurs. Une bande de types passe entre les tentes avec un ghetto-blaster à plein volume. Une autre, armé d’une bombe de peinture rouge, tague soigneusement les tentes d’une inscription unique (« PD »). Je rigole deux minutes, puis m’écroule lourdement. Je suis un peu heureux. Parce que demain, c’est la moule à la plage. Et parce qu’aujourd’hui, il n’aura finalement pas plu.

Jour 2, par Wilfried Paris

Pas dormi de la nuit, malgré les cache-yeux d’aéroport fourni par un partenaire cinématographique (La Science des rêves, de Michel Gondry) et les boules quiès de l’organisation. Les gros lourds de la tente d’à côté ont poussé le bouchon et le ghetto blaster à fond toute la nuit, répondant à nos suppliques d’interrompre le boucan par des « Ok, je coupe le son… Et je remets le son !!! », avec de grands rires de tordus maniaques. Je me dis que je hais définitivement les moins de 25 ans, je me prends à rêver d’une batte de base-ball, ou d’un fusil à pompes, ou d’une bombe nucléaire, puis me réveille. Direction la crêperie au sommet des remparts de St-Malo, où je goutte une complète-champignons en compagnie de trois filles charmantes, puis la plage, où Héléna Noguerra et Federico Pellegrini, aka Dillinger Girl And Baby « Face » Nelson, font leur show, sorte de Bonnie & Clyde tucsonien que les festivaliers découvrent face à la mer immense et sous des parasols blancs, venus là moins pour la musique que pour se rincer l’oeil sur les hanches de la pauvre Héléna, chair à indie-popeux à son corps défendant, qui fournit de jolies chansons pourtant, sorte d’easy listening countrysant, partant en vrille façon chants gospel bizarroïdes. On ne suit pas trop, parce que d’autres balourds malouins défoncés à la Heineken draguent les copines de plage à grands renforts de subtilités (« Montre tes seins un peu ? », « Quand on n’est pas jolie, on reste polie »), qui me font rêver d’une batte de base-ball, ou d’un fusil à pompes, ou d’une bombe nucléaire. A la Caroline qui nous les a présenté, le toujours impeccablement maboul Matthieu dira le soir même : « Je te conchie, je te pisse à la raie, si je te revois je te claque la gueule » et autres gentillesses du même acabit, la rendant pour la fin du festival complètement et irrémédiablement parano (elle viendra s’excuser au moins dix fois). Bref, retour sur le site, le fort de St-Père, pour arriver au début du set des Pipettes (lire notre chronique de l’album ainsi que notre interview), ce trio féminin, mix de Shangri-La’s, Supremes et Ronettes propulsé en plein XXIe siècle, accompagné d’un groupe anodin (The Cassettes), qui séduit avec ses chorégraphies vintage et ses adresses au public (« Do you wanna dance ? »), sans parvenir pourtant à le remuer plus que ça (programmées un peu trop tôt, il fait encore jour, tout le monde n’est pas encore saoul).
On claque dans ses mains 15 minutes puis on va au stand presse boire un coca black, partenaire dégueu (du coca avec du café), dire bonjour aux copains de Newcomer (Mathieu Zazzo, photographe toujours très classe, mais marié, Jean-Vic Chapus, à la sincérité désarmante – lire son édito dans le nouveau Newcomer -, et Samuel Kirszenbaum, photographe émérite revenu de Tucson, qui me promet un CDR de son groupe Convertible (anciennement My Old Sofa (sic)) et au cocos de Discobabel, l’asso rock qu’on adore (Minimum Rock’n’roll, etc). Mojitos, puis Belle And Sébastian sur scène, dont je laisse Jérôme Laperruque dire le plus grand bien (moi j’étais au bar VIP, parce que je les avais vu à Paris, et que ça m’avait saoulé) : « Les petits génies de Belle And Sebastian nous avaient tellement déçus lors de leur dernier passage à Paris (son médiocre, sans aucune dynamique, à tel point que leur entrain scénique devenait hors de propos), que c’est à peine si nous désirions assister à leur concert malouin. Dès les premières notes, nous avons pu mesurer l’ampleur de notre erreur : le groupe avait retrouvé ce son pur, chaud, riche, et néanmoins assez sobre pour mettre en valeur leurs chansons bouleversantes de simplicité et d’équilibre. En alternant la soul orchestrée de The Life pursuit et la pop dénudée de morceaux plus anciens, les écossais ont gratifié le public d’un concert inoubliable. J’ai failli pleurer ». Voilà, il est comme ça Jérôme, un vrai rock-critic. J’enchaîne sur Cat Power et son Memphis Band, la crème des musiciens de la soul américaine (ayant accompagné Al Green ou Booker T. & The MG’s), qui commencent par jouer sans la minette, à tel point qu’on se demande si elle va venir ou si elle fait un de ses nombreux caprices de divas paranoïaques dont elle nous a habitué en 15 ans de carrière. Et puis non, après deux blues balourds de son band, la voilà qui arrive, méconnaissable, les cheveux tirés en arrière, des grosses Adidas aux pieds et une veste un peu militaire sur le dos, un look de Texane un peu plouc ou de Fiona Apple, on ne sait trop et on s’interroge. Elle se met à danser un peu vulgairement, on a l’impression qu’elle est sous Prozac ou qu’elle ne sait pas quoi faire de ses dix doigts et du reste de son corps quand elle n’a pas une guitare dans les mains. Et puis elle se met à chanter. Et bien sûr, là, le miracle opère, on se sent secoués de partout de frissons chauds : sa voix un peu rocailleuse mais légère dans un souffle, trouvant la parfaite intonation et le timing divin pour chaque syllabe, nous laisse bouche-bée et on oublie tout préjugé dès qu’un son sort de ses lèvres de déesse. Tout le reste est à chier, le groupe, les choristes, les chorégraphies schizo, tout ça est bien trop mécanique pour ce petit roseau, qui s’applique à jouer quelques accords dans le click, puis chante comme les planètes tournent. Plus tard, elle laissera son big-band soupe au lait derrière, et se mettra seule au piano et à la guitare, interprétant Hit the road Jack de Ray Charles, énorme classique, mais tout doucement, ralenti, comme si c’était une chanson toute neuve, un bébé dans ses langes ; et là, tout le monde se met à pleurer, même Yann Chateigné et Guillaume Leroyer, comme si c’était la reine mère de toute la fourmilière qui lui chantait une berceuse. La classe, la grâce, un petit miracle on vous dit. Fin du concert, bar VIP, on va chercher des vodkas-tonic pour nos amis dehors qui n’ont pas le pass réglementaire, et on se retrouve tous devant TV On The Radio, le groupe de Brooklyn dirigé par le bouillonnant David Sitek. Les cinq musiciens, dont un bassiste jouant obstinément dos tourné au public, assènent guitares rugueuses, chant psalmodié et rythmes déstructurés, en une petite merveille de non-pop, toujours frustrante, désamorçant chaque début de mélodie en un magma volcanique, survolté, déroutant. On s’émerveille de voir un groupe aussi audacieux et peu commercial faire la tête d’affiche d’un festival titrant « Pop is not dead » et on se laisse prendre par les constructions baroques, les échappées larvées et le lyrisme du chanteur. Jusqu’à en avoir marre et à aller se coucher.
Jour 3, par Wilfried Paris

Hier, on a loupé Radio 4, mais on s’en fout, c’est des has-been. A 4h du matin, on a entendu notre copain GTM dire gentiment « Non, ce n’est pas ta tente. Sors de là s’il te plait » à un type complètement bourré qu’on a retrouvé le matin au milieu du camping couché en chien de fusil au milieu des bouteilles de bière vides. Justine se plaint à Jérôme de « toutes ces capotes usagées dans la tente, c’est dégueulasse, quoi » et on va tous manger des moules-frites à St-Servan, l’occasion pour Laperruque d’organiser un concours de jeu de mots autour d’un pichet de vin blanc et du mot « moule » décliné à toutes les sauces (« La moule du risque », « C’est la moule à la plage », « Les feux de la moule », « La moule dure trois ans », « Peindre ou faire la moule » et j’en passe et des meilleures). Bref, petite sieste puis retour à St-Père pour voir Grizzli Bear, qui remplace avantageusement les éternellement défaillants TV Personalities. Tout le monde avait dit le plus grand bien de leur passage vendredi au Palais du Grand Large (Yann Chateigné : « C’était héroïque »), on est donc curieux de voir sur scène ces défricheurs, activistes de l’underground new-yorkais nouvellement signés chez Warp. Quatre types sur scène, dont le songwriter en chef Edward Droste, et un blondinet qui joue accroupi d’un peu de tout (basse, flûtes, électroniques). Le set est tout en nuances colorées et chausse-trappes délicatement frustrantes, délitant drones acoustiques sur montées acides de chorales lointaines, un peu Beach Boys, un peu Van Dyke Parks, un peu Jim O’Rourke, avec la complexité cérébrale de gens sans doute autistes, nerds, obsédés par le son, le sens, la structure de tout ça. C’est très joli, mais on serait mieux assis. On choppe donc une chaise en plastique dans le bar VIP, à côté de Johanna Seban des Zinrocks, qu’un vieux type titubant colle comme une marée noire. Trop gentille, elle fait l’assistante sociale deux minutes, puis se trouve sauvée par le chanteur des Da Brasilian (le début d’une romance ?). Et avec tout ça, j’ai tout raté de Spinto Band. Pas grave, je prends un ouiski et me retrouve devant le meilleur concert du festival (de l’avis unanime), Katerine et sa « secte machine ». Petit garçon, Katerine demande au public : « Tu veux jouer avec moi ? » (hymne Daft Punk), et commence par le premier titre de son dernier album : six milliard d’êtres humains respirent en synchro à côté de moi et Charles, aussi, saoul comme jamais, qui me dit « Il a tout compris » et se met à crier « Je t’aime ! » et essaie de m’embrasser sur la bouche. K. a une peinture sur le corps représentant une sorte de Jésus-Christ, avec une croix dessinée dans le dos, et dit : « Avec ça, je peux multiplier les bières ! Avec ça, je peux multiplier les frites-kebab ! » et tout le monde hurle et fait comme lui : tend un doigt vers le ciel comme Saint-Jean sur une toile de De Vinci ou dans l’attente d’un coup de foudre divin. Puis, il enchaîne les tubes, avec les ex- petits lapins au taquet, et tout le monde saute et danse dans tous les coins. K. est très fort pour haranguer la foule et lui faire dire n’importe quoi (« On est tous des imbéciles ! » dans un grand moment d’autodérision collective), faisant son one-man show quasi comme un humoriste, désinhibé, décomplexé, heureux comme un gamin, secoué de partout. C’est donc le bonheur intégral jusqu’au final Louxor avec le groupe en costume Beecroftien, perruques blondes, slip et sous pull mauve, comme pas mal de spectateurs costumés également, déjà membres de la secte dont Katerine sera, en 2015, le grand gourou. Après ça, les Franz Ferdinand sont des robots après tout (boum boum boum), Band Of Horses casse l’ambiance un bon coup avec sa folk névrosée, Chloé me donne envie de me tirer une balle (boum boum boum) et on se finit au whisky et au poppers (parce qu’il n’y a rien d’autre) pour la fête VIP jusqu’au matin. On va se coucher et des mecs parlent très fort au milieu des tentes en buvant des coups toute la nuit, juste pour faire chier les balourds avec le ghetto-blaster, qui, cette nuit, n’auront pas tenu le coup. Les nouveaux lourds se congratulent à 10 heures en disant : « On a tenu ! On les a fait chié jusqu’au bout ! »… Bravo les gars. C’est ça les festivals rock, et moi j’ai 30 ans et je me demande encore une fois ce que je fous là. A l’année prochaine.

et Jérôme

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