Décidément, Richard Powers est un peu plus indispensable à chaque roman. Son nouveau petit bolide parle de bonheur, de génomique et de littérature, il s’appelle « Générosité » et il est à lire absolument. Rencontre.

C’est une question qui taraudait Saint Augustin et qui obsède les généticiens : sommes-nous prévisibles ? Nos humeurs et comportement sont-ils inscrits à l’intérieur de gènes assez déterminants pour dicter jusqu’à notre illusion de libre-arbitre ? De manière plus liée qu’il n’y parait, les écrivains submergés depuis quatre décennies dans le marasme postmoderne s’interrogent, eux aussi : la littérature assujettie par les mythes et les histoires humaines est-elle condamnée à suivre l’un des 24 canevas dont dériveraient toutes les histoires du monde, comme on le lit dans certains manuels de creative writing aux Etats-Unis ? Représentant flamboyant du roman à thèse (novel of ideas), le toujours épatant Richard Powers raconte dans Générosité la course à l’échalote pour le gène du bonheur et le retour à la littérature d’un écrivain pris au piège par la réalité. Plus joueur que jamais, l’Américain a surtout mis au point l’un des dispositifs romanesques les plus pertinents qu’on ait lus depuis des lustres. Résultat : un page-turner métafictionnel éblouissant et poignant qui en remontre aux faiseurs les plus roublards du business littéraire américain. Petite somme très ramassée de savoir, de questions et d’émotions sur l’humain à l’ère des blogs et sur ce que peut la fiction de notre temps, Générosité est à lire absolument, et on pèse nos mots.

Chronic’art : Comment les différentes idées de Générosité se sont-elles mises en place ?

Richard Powers : J’ai déjà écrit un livre sur la génétique il y a longtemps, The Gold bug variations (1991, toujours en attente d’une traduction, ndlr), quand cette révolution immense du savoir que fut le séquençage du génome humain (achevé en 2003, ndlr) n’en était qu’à ses balbutiements. C’était une fiction extravagante sur les codes musicaux, sociaux et génétiques, ivre de son ambition délirante de mélanger la science et la littérature, la musique et les idées. Malgré son enthousiasme, le roman passait complètement à côté d’un problème crucial : la conséquence que la carte du génome humain allait avoir sur la société, notamment dans son exploitation par le capitalisme. Je n’anticipais pas non plus les problèmes très complexes de la privatisation du savoir, de la propriété intellectuelle dans la science ou des relations entre le pouvoir et les nouveaux marchés introduits par les découvertes technologiques. L’achèvement du séquençage a radicalement modifié les tenants et aboutissants de la question soulevée par la compréhension de notre identité génétique et la naissance de la génomique. Quand j’ai terminé d’écrire La Chambre aux échos, j’avais toutes ces interrogations qui me taraudaient encore sur notre identité, notre moi privé et notre moi public, et j’ai réalisé à quel point ces questions sans réponses étaient rendues plus troubles, plus larges et plus complexes par la révolution génomique : jusqu’à quel point sommes-nous déterminés par des mécanismes enfouis en nous ? Comment allons-nous vivre avec ce savoir ? Quelles implications cela entraîne-t-il pour les individus, pour le Marché ? A l’époque où j’ai écrit The Gold bug variations, la plupart des scientifiques estimaient que nous avions 125 000 gènes, un par protéine codée. Le projet « Génome humain » a révélé que nous en avions cinq fois moins, c’est-à-dire à peine plus que les autres espèces animales et végétales, mais que ces 20 000 gènes codaient cinq à dix fois plus de protéines que les autres espèces : en lieu et place d’un schéma simple « un gène pour une protéine », on s’est retrouvé avec une cascade de processus compliqués, contingents, sensibles aux fluctuations environnementales. Ca chamboule totalement notre perception de nous-mêmes, notre définition de la transmission, de la succession, de l’hérédité. En préparant La Chambre aux échos, j’ai lu beaucoup d’ouvrages sur la stabilité et la continuité du moi, et je suis tombé sur un article relatif à la découverte par Avshalom Caspi du gène de la dépression. C’est la première preuve qu’il existe un lien physique entre des facteurs transmissibles spécifiques et identifiables et les comportements humains très complexes qui définissent nos individualités. De là à ce que des gens commencent à exploiter cette preuve et l’exploiter d’une manière commerciale, il n’y avait qu’un pas, qui fut vite franchi. Plus on se rend compte que le problème est complexe, plus on communique dessus de manière simpliste, et c’est ce paradoxe dérangeant qui m’a motivé.

Dans The Gold bug variations, vous établissiez un parallèle entre le code génétique, l’amour et la musique de Jean-Sébastien Bach ; dans Générosité, sous-titré « an enhancement », vous interrogez simultanément la génomique et l’essence de la fiction elle-même…

Je vous remercie de ce décryptage, que peu de journalistes ont souligné jusqu’à présent. C’est pourtant le sujet essentiel du livre : la compulsion éminemment humaine de raconter des histoires. La question du livre est moins de savoir si le gène du bonheur existe que l’origine des histoires que nous racontons, et jusqu’à quel point les histoires de nos vies sont écrites à l’avance. C’est la suite directe de La Chambre aux échos, dont le sujet était la formation du moi, la relation entre la conscience et la naissance de la fiction. A chaque fois que la science fait une découverte importante, la manière dont les hommes se racontent des histoires pour comprendre le monde se trouve modifiée en profondeur sans même qu’ils s’en rendent compte.

C’est la raison pour laquelle vous avez choisi la fiction pour soulever ces problématiques ?

Je pense que la fiction est la seule manière de les évoquer. Dans la mesure où chaque fait scientifique est modifié par le besoin de raconter, seule la fiction peut les incarner, et le faire comprendre au lecteur de manière intellectuelle et viscérale. La beauté de la fiction tient dans le fait qu’elle ne se contente pas d’évoquer les idées : elle permet de les sublimer en instances vivantes.

Le personnage de Russell Stone, le prof de littérature qu’on découvre au début du livre, semble d’ailleurs tourmenté par cet étrange paradoxe littéraire : l’essai créatif (« creative non-fiction »)…

Bien que le terme soit presque comique, c’est un paradoxe qui mine les lettres américaines actuelles. Russell est déchiré entre son propre rapport problématique et presque traumatisé à l’écriture, et le contenu contractuel de l’atelier d’écriture qu’il anime : quel droit avons-nous de nous inspirer du réel pour inventer ? Jusqu’à quel point avons-nous le droit de le modifier ? Entre la fiction et les livres-documents, on retrouve la tension au cœur de la recherche en génomique : jusqu’à quel point avons-nous le droit de modifier le texte dont on a hérité de nos ancêtres ?

A en croire le manuel de creative writing que Russell utilise pour animer son atelier, toutes les histoires de la littérature mondiale dériveraient de 24 intrigues essentielles. Tout au long du récit, qui est formellement l’un des plus ludiques que vous ayez écrits, vous n’évoquez pas seulement la nécessité de raconter des histoires, vous questionnez aussi la manière de les raconter…

La question que se pose Russell est la suivante : si la littérature est, à l’instar de nos caractères, à ce point prévisible, si le nombre d’intrigues possible est à ce point limité et régi par les lois aristotéliciennes du récit, quels sont les détails des histoires qui nous donnent l’impression de les lire pour la première fois ? Qu’est-ce qui les rend si neuves et si vivantes à notre cœur et notre entendement ? Il s’agit bien plus que de tons, d’humeurs et de nuances, puisqu’il faut arriver à accoucher d’instances narratives absolument neuves malgré tout. Je dois avouer que l’écriture de Générosité a été comme une libération, car pour la première fois j’ai laissé la comédie jouer un rôle essentiel – même si pour le coup la comédie s’apparenterait plus à du burlesque noir. Ce n’est pas par hasard si le roman est plus bref que d’habitude. Quant au narrateur à la première personne, dont l’identité reste ambiguë jusqu’à la dernière page, j’ai eu beaucoup de plaisir à en faire un de ces personnages métafictionnels qui s’immiscent sans état d’âme dans ce récit qui hésite sans cesse entre le réalisme et l’allégorie. Et puis au centre invisible de l’histoire, il y a Thassa, qui est presque un personnage mythologique : Générosité est à la fois un conte de fées et une satire sociale à l’ère des blogs, et tout ça est très nouveau pour moi.

Pourquoi avoir choisi une Berbère algérienne pour incarner Miss Générosité, cette détentrice du gène du bonheur ? Vous allez contre le stéréotype de l’Algérien fataliste et résigné face au malheur…

D’abord, je cherchais un lieu ayant traversé des périodes de troubles et de tragédie pour éluder toute ambiguïté quant au genre de vie qui permettrait la félicité humaine ; ensuite, l’Algérie est inconnue de la plupart des Américains et Thassa était idéale pour la deuxième des « deux genres d’histoire » que présente Russell à ses élèves : celle où un(e) inconnu(e) arrive en ville (la première étant : « le héros entreprend un voyage »), parce qu’il est devenu difficile de trouver « un(e) inconnu(e) » à faire débarquer à Chicago. Aller contre les clichés culturels dont souffrent apparemment les Algériens en France et au Maghreb est une manière dynamique d’évoquer les idées toute faites. En termes plus pratiques et prosaïques, je dois dire que le fait d’être marié à une francophone qui a passé 17 ans de sa vie en Afrique du Nord m’a pas mal aidé dans ma recherche de sources.

Presque tout dans le récit porte le lecteur à conclure que le bonheur dont jouit Thassa, en tous cas le bonheur qu’elle communique à ceux qui l’entourent, est impossible à synthétiser chimiquement. Qu’en est-il de son évocation par la littérature ?

Son tempérament est impossible à décrire en termes matériels, il n’existe aucune preuve de cette euphorie permanente dont elle ferait l’expérience. En quelque sorte, il n’existe que dans les yeux des autres protagonistes. Thassa devrait être une incarnation extrême de l’impossibilité du bonheur, et tout le monde veut la rencontrer, l’aimer, passer du temps avec elle. Etrangement, les droits du roman ont été vendus au cinéma… et je n’ai aucune idée de la manière dont on pourrait représenter Thassa à l’écran. Je ne suis même pas certain que ce soit faisable, dans la mesure où la littéralité de l’objectif complique infiniment la tâche du réalisateur qui souhaite échapper à l’effet de réel. Bien sûr, des techniques existent pour évoquer l’hallucination et l’incertitude, mais la possibilité de corrompre l’attente réaliste et de repousser l’échéance de la description physique n’appartient qu’à l’écrivain. Mes romans ne sont pas réalistes, ils emploient des moyens réalistes pour créer un monde crédible où placer des personnages et des événements empathiques. Tout le fatras de la littérature ne fait que corrompre ce faux réalisme, et le déplace ailleurs.

A cause de son expérience traumatisante, Russell ne fait plus confiance à la fiction et se montre méfiant vis à vis des auteurs contemporains. De votre côté, faites-vous encore confiance à certains d’entre eux ?

Je trouve que ces vingt dernières années ont été fabuleuses pour la fiction, grâce aux œuvres de quelques auteurs, américains notamment, qui ont étendu notre conception de la manière dont la fiction fonctionne. Je pense à Don DeLillo, par exemple. A l’inverse, la littérature commerciale est de plus en plus soumise aux exigences du marché, et de plus en plus conservatrice. Générosité évoque bien sûr satiriquement la marchandisation de la littérature, et l’avènement des livres « vrais » et de l’idée que la littérature devrait communiquer une matérialité inéluctable. La littérature la plus intéressante fait exactement le contraire : elle rappelle sans cesse au lecteur qu’il est un participant essentiel dans le processus créatif de cette projection hallucinatoire qu’est la fiction. Cette littérature est indispensable en ce qu’elle sonde la barrière entre intériorité et extériorité qui est, selon moi, essentielle dans un monde dominé par le matérialisme tardif. Plus on pense avoir la main sur notre destin, plus on pense pouvoir le manager, plus on a besoin de la littérature pour nous montrer à quel point ce besoin est illusoire.

Il semble ainsi qu’une morale perle à la surface de vos derniers livres… Presque une critique de la science et de la culture à notre époque, de leur arrogance démente…

Russell le dit clairement à ses élèves : « Quand vous pensez y voir clair, regardez mieux ». A chaque fois que des scientifiques annoncent une découverte importante dans la connaissance de la nature humaine, je sais qu’une autre va bientôt venir la compliquer. De même pour la littérature : à chaque fois qu’une nouvelle école littéraire proclame la mort d’un style d’écriture et l’apothéose d’une autre, la complication est déjà au coin de la rue. Le temps qui passe et les découvertes scientifiques qui s’empilent n’annulent pas The Gold bug variations, ils modifient juste la manière dont le livre converse avec le monde. De même pour Générosité : ses sous-textes évolueront avec le temps. Dans une conception écologique de la vie, selon les moments et les individus, toutes les solutions ont une valeur. Beaucoup de textes rédigés au Moyen-Age et à la Renaissance, longtemps relégués au rang d’antiquités intellectuelles, sont incroyablement éclairants sur des sujets éthiques, philosophiques ou scientifiques tout neufs.

Ce que vous professez entre les lignes à travers ce parallèle entre la génomique et la littérature, c’est l’indépendance face à tous les déterminismes, à toutes les règles, au marché et aux idéologies ?

Générosité est effectivement un conte moral, qui nous met en garde contre toutes les conceptions trop stéréotypées d’écriture et de lecture, et contre certaines affirmations des scientifiques quant aux interprétations trop mécanistes de nos humeurs. Mais plutôt que de critiquer, je tiens surtout à insérer des addendum de doute, de mystère. L’histoire de l’existence et de la nature transcendantale de l’art demeure perpétuellement incomplète, et l’indicible est toujours tapi quelque part. Ce qui ne veut pas dire que je sois partisan des spiritualités new-age ou même de l’élan vital cher à Bergson : je pense que les limites sont en nous. Les manières dont la complexité ondule ici-bas et dont l’art nous traverse et nous transporte sont si nombreuses, et nos manières de les comprendre sont si systématiques et limitées, que le miracle saute aux yeux sans même avoir besoin de songer à un début d’intervention divine.

Savez-vous déjà quel sera le sujet de votre prochain livre ?

Je suis parti de la première exécution du Quatuor pour la fin du temps d’Olivier Messiaen au camp de travail Stalag VIII-B où il était emprisonné : d’après le témoignage de Messiaen lui-même, il n’écouta plus jamais un morceau de musique avec la même attention. Je travaille sur cette vertu qui est peut-être la plus puissante à notre disposition pour nous tenir, ne serait-ce qu’un instant, hors du temps.

C’est une qualité très menacée à notre époque…

Presque en voie de disparition. Nous sommes assaillis par une épidémie terrible de distraction.

Propos recueillis par

Générosité, de Richard Powers
(Le Cherche-Midi)