Ecrivain sacerdotal et exigeant, Richard Millet est également connu pour son travail d’éditeur (Jonathan Littell, c’était lui) et ses saillies contre le totalitarisme mou, la novlangue télévisuelle et le politiquement correct à tous les niveaux. A l’occasion de la parution de « Place des pensées » et de « L’Eloge d’un solitaire », rencontre avec l’anti-Beigbeder.

– version intégrale de notre entretien publié dans Chronic’art #32 (février 2007) –

Chronic’art : L’ancien monde rural qui est à la source de votre univers romanesque, n’est-ce pas, en définitive, ce qu’il y a de plus méprisé aujourd’hui ? Serait-ce, d’une certaine manière, l’ombre exacte de la mégapole contemporaine ?

Richard Millet : Méprisé, oui. Mais je pense que c’est très particulier à la France, à cause de ce centralisme parisien que nous connaissons tous, ce jeu entre la province et Paris qui dure depuis des siècles. Et le lieu dont je viens est encore plus méprisé que d’autres provinces. La Corrèze, personne ne sait ce que c’est, donc ça n’existe pas, au fond. La Provence, c’est tendance, la Bretagne aussi par exemple, mais alors la Corrèze, ou le Limousin même… Donc, d’une certaine façon je viens de nulle part. Et venant de nulle part, il faut un surcroît de travail, un surcroît de déploiement textuel pour oser une vision de ce monde rural. Que ce soit, maintenant, l’inverse de la mégapole contemporaine, cela coule de source. Le territoire dont je viens est aujourd’hui quasi désert.

Et cela devient, par conséquent, un défi littéraire ?

Non, pas pour moi, disons que je ne l’ai jamais vécu comme ça. J’ai fait ce que j’avais à faire par rapport à ce territoire d’enfance, mais je n’ai pas non plus écrit que sur ça. J’ai une autre enfance, libanaise, voyez-vous. Mais ce mépris est aussi lié à la perception que nous avons de Vichy. A savoir que Vichy a plombé tout discours littéraire sur ce genre de territoire. Mais si on transpose par exemple dans le domaine américain, sur quoi repose Faulkner, en majeure partie ? Exactement le même type de territoire. C’est-à-dire des ploucs, des pauvres types du Mississipi, voilà. Evidemment, il y a la geste de la guerre de sécession et l’esclavage chez Faulkner, qui paraissent plus universels, mais enfin, c’est tout de même le même genre de territoire. Regardez Giono aussi : le dernier Giono est très mal perçu. On voudrait au fond que Giono soit une sorte de « Marcel Pagnol bis », c’est-à-dire la pire des choses. Mais il ne réussit pas, dans l’imaginaire parisien, à être reconnu comme un écrivain de premier plan. C’est extrêmement intéressant.

Est-ce que l’isolement, la solitude, la possibilité du silence, produisent des passions plus violentes, plus profondes, plus romanesques, dans ces milieux ruraux, que dans la perpétuelle agitation des grandes villes ?

Je ne pense pas, dans les villes il y a le même genre des choses, mais là, c’est plus lié, me semble-t-il, à la verticalité du sang. C’est-à-dire que tout le monde sait –ou savait puisqu’il n’y a plus personne- qui était qui, donc les drames étaient plus repérables. Et comme il s’agissait de communautés restreintes, limitées à un village ou à une petite ville, tout cela était à la fois visible et extrêmement caché. D’autant plus caché que visible. Il y a dans ces lieux une « taisure » si je peux employer ce mot, une mise sous silence de ces drames. Moi, ce qui m’a intéressé, ce n’était pas tellement un devoir de mémoire envers qui que ce soit, c’était simplement d’essayer d’aller voir là où on ne va pas voir, c’est-à-dire dans la sexualité de ces ruraux. Et dès que vous commencez à gratter dans cet espace, vous avez des drames shakespeariens.

Il y a un aspect terriblement charnel dans votre langue. Sommes-nous dans un cas de figure où la langue justement, et la culture authentique, font « corps » contre l’abstraction généralisée du monde ?

Vaste question… Pour moi, la langue est un corps, un corps abstrait bien sûr, mais tout écrivain doit donner à incarner dans cette langue. Donc le mot « corps » me plaît infiniment dans la mesure où j’essaie de dire le corps tout entier, c’est-à-dire aussi l’esprit, et je veux passer des plus hautes aspirations, ou de la folie aussi, jusqu’aux déjections. Cela m’a été, entre autres choses, beaucoup reproché, les gens ne supportent pas qu’on montre de cadavres, le corps déféquant, pourrissant, et toutes ces choses-là, évacuées, bien sûr, par l’abstraction contemporaine, ainsi que les odeurs d’ailleurs. Or moi, je suis né dans un monde d’odeurs, d’odeurs puissantes, que je retrouve parfois au Liban. Et j’ai du mal avec l’absence d’odeur.

Et vous pourriez faire un lien entre ces deux territoires, la Corrèze et le Liban ?

Non, le Liban pour moi, si vous voulez, ça se résume à deux choses : soit Beyrouth qui est une petite ville mais puissamment chargée de symbolique et de mélanges raciaux, ethniques, linguistiques, religieux, si bien que quand j’ai débarqué là-bas, à l’âge de six ans, j’étais en plein dans une modernité absolue ; soit l’espace montagnard, qui ressemble un peu au haut plateau sur lequel je suis né, où existaient des structures claniques, très archaïques, violentes là, pour le coup : tout le monde est armé. Mais pour en revenir à la question la langue, on m’a souvent reproché de déployer une langue extrêmement baroque, ou classique -enfin… on peut en discuter- à propos de gens qui ne l’auraient pas mérité. Moi, je n’ai pas choisi le niveau de langue ou de style dans lequel les choses s’imposent, mais il me semble que c’est seulement rendre hommage, après coup, à ces gens qui sont finalement aussi dignes que les autres. Leur histoire peut se déployer dans une langue à la Bossuet. Si vous regardez Claude Simon par exemple, il s’agit d’une langue extrêmement travaillée pour exprimer des choses qui sont souvent extrêmement proches de la terre.

Dans L’Eloge d’un solitaire, vous revenez sur cette passion qui est la vôtre d’explorer les « liens du sang », liens qui ont quelque chose d’antithétique avec l’époque aussi, vouée à la transparence et à l’abstraction, alors qu’ils sont dans le concret comme dans l’obscur. Sont-ils refoulés aujourd’hui ? Et quel est leur intérêt particulier ?

Je viens d’un lieu où les liens du sang étaient primordiaux, pour des gens qui ne savaient souvent qu’à peine lire et encore moins écrire, tout ce que j’entendais était question de filiation, de descendance ou d’ascendance, ça forge un esprit, ça forge du romanesque aussi. Et puis il y avait aussi un autre type de sang, à savoir les deux boucheries des guerres mondiales, surtout la première. Bien que la Corrèze soit un espace où la résistance a donné ses premiers signes. Mais la première guerre représentait vraiment la hantise, le background de toute mon enfance, j’ai vu des combattants qui me la racontaient. Mon grand-père maternel a mis vingt ans à mourir des gaz. Ça travaille. Cette image du sang était aussi constamment présente à travers les animaux : on allait tuer le cochon, des choses qui sont aujourd’hui incompréhensibles. Même le petit abattoir qu’il y avait dans le village de ma grand-mère montrait le rapport des bêtes à la mort, et donc au sang qui coulait… Tout cela forge un imaginaire à mille lieux bien sûr de tout ce qui domine aujourd’hui. Et j’ajouterai à cela les guerres du Liban qui m’ont mis en contact avec l’Histoire dans une vision immédiate. Aujourd’hui me semble-t-il, le discours politiquement correct, mais « politiquement correct » au sens américain du mot, c’est-à-dire racial, interdit de manière générale, et en France en tout cas, qu’on s’intéresse à ça. Notamment à travers sa transposition onomastique, c’est-à-dire, le nom propre. Je me suis souvent heurté à des gens à qui je demandais : mais d’où vient votre nom ? Immédiatement j’ai vu la pancarte s’allumer : mais vous êtes raciste ! Non, je suis fasciné, comme tout écrivain, comme Proust par exemple, par l’origine des noms, j’aime savoir d’où viennent les gens. Même les modifications des noms, leur francisation, m’intéressent. Y compris dans mon village où un étranger était étranger parce qu’il venait de cinquante kilomètres plus loin. Donc je suis fasciné par ça, la traçabilité de quelqu’un à travers son origine raciale, sociale, linguistique, me fascine, et c’est tout. Et ça c’est le Liban qui me l’a beaucoup appris aussi. Les Libanais ne sont pas racistes mais ils se mélangent fort peu. Ils savent que tel nom vient de tel endroit, que tel nom est chiite ou sunnite ou druze. Au Liban tous les pompistes sont égyptiens. Moi ça me fascine parce que c’est une manière de lire le monde sans aucun préjugé, simplement entendre l’histoire que véhicule chaque nom, chaque individu. Moi je m’intéresse aux individus, je ne m’intéresse pas beaucoup aux masses.

On risquerait d’abolir les histoires particulières à vouloir abolir les généalogies ?

Bien sûr, à force d’avoir la trouille de demander à quelqu’un d’où il vient, on est condamné à une espèce d’horizontalité insupportable. Moi ce qui m’intéresse c’est la verticalité, ou plutôt le croisement de la verticalité et de l’horizontalité. C’est là que gît le romanesque, à l’intersection des deux. Il me semble que beaucoup trop d’écrivains aujourd’hui évacuent ça allègrement. Par peur, la plupart du temps, par ignorance aussi.

Il y a une fébrilité vis-à-vis de ce genre de sujets ?

C’est le sujet explosif, avec sa dimension sexuelle, puisque des lois se multiplient pour interdire qu’on parle de ceci ou de cela, qu’on critique… C’est tout à fait étrange parce que cela pose la question de la « privatisation du monde » comme disait l’autre, mais pas seulement du monde, aussi de ce que peut dire un écrivain aujourd’hui. Souvenez-vous des critiques qu’ont recueillies Les Confessions de Nat Turner de Styron qui parlait d’un esclave noir. On lui a dit : vous n’avez pas le droit d’en parler parce que vous n’êtes pas noir. L’Amérique nous précédant sur bien des points…

Vous êtes d’un côté pour une appréhension aristocratique de la culture, et de l’autre, vous montrez dans vos romans une passion pour les humbles, les faibles, les « innocents ». Ceci n’est-il un paradoxe que pour les égalitaristes ?

Toute culture est aristocratique par définition, à savoir qu’elle ne concerne d’abord que quelques castes lettrés, cela a toujours été le cas. Je vous répondrais sans me dérober que j’aime autant le côté aristocratique de la chose que le moment où cela se répand. Ça c’est l’ancien prof que j’ai été qui peut vous parler. J’aime aussi les contradictions, du moins les tensions que ces contradictions peuvent susciter. Maintenant, nous vivons dans un fantasme égalitariste tel que, là aussi, ce genre de questions pose un problème. On peut le retrouver dans la façon dont j’utilise la langue par exemple. On m’a reproché d’être passéiste. Non, je ne pense pas. Je pense qu’au contraire quand vous avez affaire à une langue, autant l’employer dans tous ses états. En tout cas, pour moi, user de tous ses registres est quelque chose qui m’a depuis toujours fasciné. Si vous regardez Ulysse de Joyce, il utilise tous les états de la langue anglaise, depuis l’état médiéval jusqu’à ses aspects les plus contemporains. Les contradictions, dans Ulysse, sont à la fois posées et résolues. Maintenant, il y a toujours en France, plus qu’ailleurs, un fantasme linguistique dont on pourrait débattre très longtemps. La France s’est toujours vécue en tant que nation littéraire, l’Ecole a porté ce mythe jusque dans les années soixante, à l’état de quasi perfection : le modèle était littéraire, avant tout. Aujourd’hui on assiste effectivement à la débâcle de ce modèle et c’est une des raisons du malaise français, pour ne pas dire autre chose. Au fond, on a l’impression que ce pays ne croit plus dans sa langue, le modèle littéraire s’est effondré aussi bien dans l’enseignement que dans le langage de tous les jours.

Et cela serait plus grave pour la France que pour n’importe quel autre pays parce que la France s’était particulièrement définie à partir de sa langue ?

Le pouvoir français au XVIIIe siècle, c’est sa langue. Quand on dit que l’Europe parlait français, enfin l’élite parlait français, les romans de Tolstoï ou de Dostoïevski sont truffés de phrases françaises, la France se regardait dans ce miroir-là, constamment. Je reviens du Liban et j’ai pu constaté que c’était encore un peu le cas là-bas, même si ça devient plus critique aujourd’hui. En tout cas l’enseignement qui est au cœur de l’affaire ne reproduit plus ce modèle, le référent n’est plus la littérature, elle a été évacuée. En mai 68, il s’agissait de chercher des modèles textuels tant dans la réalité que dans les journaux et non plus dans les romans, donc ça suppose un désarroi, non seulement du corps enseignant, mais des élèves aussi. C’est-à-dire que la langue n’est plus quelque chose de quasiment mythique, voire mystique, mais quelque chose de purement technique qui relève de la communication. Et cela est aussi lié à l’enseignement des masses qu’on a voulu développer.

Enseignement des masses, qui serait néfaste dans son idéologie ?

Ecoutez… Ou bien vous pensez « phénomène de masse », et dans ce cas-là vous êtes obligé de recourir à quelque chose de communicationnel, ou bien vous pensez  » société stratifiée  » et là vous retombez dans le modèle précédent. Y a-t-il quelque chose de meilleur ? Aujourd’hui je n’en sais plus rien. Mais je crois que nous sommes en train de toucher le fond et que comme tout phénomène crépusculaire, il est intéressant en soi parce que l’on peut espérer qu’il surgisse autre chose. Je ne vous aurais pas dit ça il y a deux ans.
Pourquoi ?

Parce que j’étais encore attaché à ce modèle « républicain », à cette verticalité de l’histoire littéraire française qui était enseignée aussi bien aux têtes pensantes qu’aux ruraux, quand ils allaient à l’école dans leur village natal. C’était quand même, avouez, extrêmement émouvant de voir des paysans qui n’avaient même pas leur certificat d’études dire Hugo, Zola, Voltaire, Rousseau, Corneille… Au moins ils connaissaient ces noms, ils savaient à peu près où ils se situaient dans l’échelle temporelle et s’exprimaient dans un langage qui venait des hussards noirs de la République. C’est vrai que j’ai eu la nostalgie de cela assez longtemps, maintenant je ne l’ai plus, parce que je ne suis pas par définition un être complètement nostalgique. Mais ça se voit dans les manuscrits qu’on reçoit, il y a des fautes de français dans la publicité, on en entend à la radio, donc, que faire ? Comme disait Lénine ! (Rires).

Dans votre dernier roman, Dévorations, cette figure de l’écrivain revenu de l’écriture, « exilé » de l’écriture, paraît vous être un double étonnamment proche. Est-ce une tentation récurrente que vous avez tentée d’exorciser par ce personnage ?

C’est vrai qu’en finir avec la littérature est une tentation. Toujours. Qu’est-ce que ça veut dire « en finir avec la littérature » ? Pas forcément cesser d’écrire, mais en finir avec ce qu’on est soi-même, avec ce que la quarantaine de livres que j’ai écrits ont fait de moi. Je veux essayer de ne pas me répéter, d’aller vers autre chose, maintenant. Je crois que toute crise est bonne.

Vous avez l’impression de vivre une crise ?

Oui. Non seulement par rapport à toutes les raisons que j’ai évoquées, par rapport à la France, à la langue française, mais aussi par rapport à moi-même, de façon beaucoup plus intime. J’ai toujours redouté le moment où un écrivain risque de se répéter, de s’enliser en lui-même. Mes modèles, je les ai toujours pris davantage chez les compositeurs que chez les écrivains. Et des compositeurs comme Beethoven, Fauré, ou Boulez aujourd’hui, parviennent à avoir une deuxième, voire une troisième manière. Et je trouve ça franchement extraordinaire, ce dépassement. Sur quoi cette crise va déboucher, je ne sais pas trop, peut-être sur le silence, c’est possible. Mais un écrivain qui ne risque pas le silence, pour moi, n’est pas un écrivain.

Il y a une tentation du silence ?

Toujours, oui, toujours. En tout cas, il y a un regard sur ce que j’ai fait qui me rend de plus en plus intransigeant. On croit que l’on peut s’appuyer sur une certaine masse de livres qu’on a faite, et en fait il n’en est rien. Ce n’est qu’un château de cartes.

Vos romans sont empreints des tensions créées par la confrontation des sexes, des classes et des races. La tentative idéologique de réduire ces écarts dans l’indifférenciation généralisée, n’est-ce pas aussi une tentative d’abolir l’Histoire ?

Oui, nous sommes arrivés dans une simple horizontalité, c’est le modèle américain. L’Amérique n’a pas de verticalité. C’est une espèce d’horizontalité vertigineuse, on voit ce que ça donne : une pullulation de mosaïques, des quotas raciaux, une impossibilité de penser le monde hors l’utopie américaine. L’Amérique est une utopie qui s’invente constamment et qui ne débouche sur rien. Les seuls écrivains américains qui soient intéressants, au fond, ce sont les écrivains qui restent maudits : Poe, James, Melville, Faulkner. Le reste n’est pas très intéressant. Le seul écrivain américain que j’ai lu récemment, c’est Rick Moody, A la recherche du voile noir, dans lequel il appréhende sa propre existence à travers l’histoire d’un de ses ancêtres qui s’était voilé d’un crêpe noir parce qu’il avait tué par mégarde, étant enfant, un camarade. Là on est face à quelqu’un d’intéressant, bien éloigné de ces petits écrivains américains qui d’ailleurs pourraient tout aussi bien être français ou allemands.

Cette horizontalité domine la littérature américaine, selon vous ?

Bien sûr. Plus qu’ailleurs. Mais enfin, l’Amérique étant le modèle fantasmatique de tous les écrivains mondiaux, maintenant… Mais on peut citer encore deux, trois types : Burroughs, Pound… Mais ce sont des types à l’écart. James qui a acquis la nationalité anglaise à la fin de sa vie, reste un écrivain américain. Et c’est extrêmement intéressant, parce qu’il est hanté par le modèle européen, a connu Flaubert et Tourgeniev, mais il reste américain. Quelque part, même si l’on s’exile, il y a quelque chose d’irréductible dans le fait d’être né quelque part. ça, j’y crois beaucoup. Chose qui est insupportable à notre époque, bien sûr. Mais j’essaie de plus en plus d’interroger ça dans mes romans, mais sous forme de quelque chose qui relèverait en fait autant du roman que de l’essai. Comme ce petit livre sur mon grand-père paternel qui est un simple récit.

Et cette horizontalité américaine, vous l’expliqueriez comment ?

L’Amérique est un pays très récent, mais c’est aussi un espace semblant infini et puis l’éradication des Indiens, « go west, go west », ça veut dire aller à l’infini mais seulement d’un point de vue horizontal. Cela est fondateur, avec aussi l’utopie de construire un pays nouveau perpétuellement. Mais c’est fascinant, cela m’intéresse aussi, je veux dire, je ne condamne pas l’Amérique en tant que telle, je ne suis pas affligé d’antiaméricanisme, bien au contraire, mais il se trouve que je suis européen et que l’Histoire européenne me parle et je dois l’interroger. Et interroger aussi ceux qui sont sur ce sol aujourd’hui et qui n’y sont pas nés. Cela m’intéresse de plus en plus.

Vous créez souvent de grands personnages féminins. Quelle est la principale difficulté, pour un homme, quant à incarner la parole d’une femme ?

Oh, pas de difficulté, au contraire, je trouve cela plutôt facile. Parce que les hommes en général ne m’intéressent pas. En dehors, bien entendu de nombreuses exceptions, mais enfin tout ce que j’affirme doit être compris comme enrobé d’exceptions. Les femmes m’intéressent en tant qu’elles sont l’Autre absolu. Il se trouve aussi que ce sont les femmes qui m’ont donné la plupart des récits que j’ai écrits. D’abord les vieilles femmes de Corrèze, ces vieilles veuves qui étaient parfois veuves depuis quarante ou cinquante ans et que j’écoutais parler, enfant, durant des heures et des heures, jusqu’au bout de l’ennui, aussi. Mais les femmes d’aujourd’hui m’intéressent aussi. Notamment les jeunes, car elles sont encore plus irréductibles par leur jeunesse, pour moi qui ai dépassé la cinquantaine. Qu’est-ce que ça veut dire, être une femme ? Pas femme en tant que telle, mais dans leurs relations avec les hommes. Tout se passe presque comme si aujourd’hui plus rien ne m’intéressait que le rapport que je peux avoir avec les femmes, et inversement. Là, le mystère reste entier. On peut décrypter l’Histoire, sa propre famille, des tragédies, mais décrypter ce qu’il en est de l’autre qui est devant vous, ce visage, ce corps, ces pensées inconnues, cela reste absolument fascinant.

N’y a t-il pas un rapport à la parole qui est spécifiquement féminin ?

On parle de langue « maternelle » déjà, c’est quelque chose auquel je crois beaucoup moi qui suis né dans deux langues : le patois limousin et le Français. En tout cas, il y a une manière de parler, de se donner linguistiquement, qui est tout à fait propre aux femmes. Qui ne relève pas du bavardage ou de ces clichés. Vous pouvez parler avec une femme immédiatement avec une liberté que vous ne trouverez pas dans un rapport d’homme à homme. En ce sens, oui, les femmes ont un pouvoir particulier de langage. Elles ont plus de pouvoir, de toutes manières, qu’il soit manifeste ou occulte, que les hommes.

Dans Ma vie parmi les ombres, le narrateur-écrivain semble dans une sorte d’impossibilité d’aimer, comme si ses mots et ses souvenirs créaient un voile entre lui et la vie. Dans Dévorations, on a l’impression au contraire que c’est l’abandon de l’écriture qui ouvre l’écrivain à la vie et à l’amour. La littérature empêche-t-elle de vivre ?

Ça, je pense que c’est la question à laquelle je me serai heurté toute ma vie. C’est quelque chose qui traîne chez Proust, chez Flaubert, à savoir : quelle est la vraie vie ? Est-ce que c’est l’écriture ? Est-ce que c’est le rapport entre l’écriture et l’existence ? Est-ce que cela n’est qu’une non-vie ? Je n’ai pas de réponse. Tout ce que je peux vous dire, c’est que la crise à laquelle je faisais allusion tout à l’heure, justement, est en grande partie née de ce sentiment d’avoir peu vécu, en dehors des livres et de l’écriture. Pour vous donner un exemple très précis, pour écrire Ma Vie parmi les ombres, je me suis enfermé pendant deux ans, mais véritablement enfermé : je ne travaillais plus (socialement), j’écrivais toute la journée, toute la nuit, j’ai vécu dans un solipsisme absolu. J’en suis sorti à moitié dingue. Je crois profondément que certains livres influent sur l’écrivain et ne le laissent pas indemne. Je savais que j’avais envie d’écrire ce livre depuis trente ans, et après ce livre, je n’ai pas été le même. Mais comment un amour pourrait-il avoir une place pendant une telle expérience d’écriture ? Cela me semble tout simplement impossible. Là, effectivement, ce sont deux ordres d’intensité complètement antithétiques. Je veux croire aujourd’hui que c’est possible. Je veux croire qu’on peut « harmoniser » ces deux ordres d’intensité. C’est une question extrêmement difficile. Stendhal, lui, abandonnait un livre dès qu’il tombait amoureux. D’où l’état d’inachèvement de beaucoup de ses livres. Hélas, pour nous… mais tant mieux pour lui ! C’est peut-être une contradiction. Bien sûr on peut fabriquer des livres, mais j’ai la prétention de ne pas être un « fabriqueur ». Ce qui se passe au cours du livre n’a pas lieu qu’entre cinq heures et midi pour moi, cela a lieu tout le temps.

Vous parlez des femmes comme de « victimes complaisantes », d’un autre côté, l’homme apparaît souvent comme « bourreau de soi-même » dans vos oeuvres.

Il est évident que les rapports entre soi et soi et entre soi et autrui sont beaucoup plus complexes qu’on ne pourra jamais le dire. Les femmes, « victimes complaisantes » ? Disons qu’elles n’ont souvent pas les moyens de faire autrement, du moins dans certaines sociétés. Les hommes, « bourreau d’eux-mêmes » ? Je ne peux parler que de moi en fait. Je suis issu d’une famille du haut plateau limousin où les gens sont puissamment mélancoliques. La mort rôde constamment en eux-mêmes. Il y a un sentiment très profond du déclin, de la déchéance, de la mort. Je suis effectivement habité par ça, mais comment s’en sortir ? Disons que la  » pulsion de mort  » est extrêmement présente en moi.

N’est-elle pas essentiellement masculine, cette pulsion ?

Oui, je pense. Les suicides chez les femmes sont beaucoup plus rares. Il y a en outre, chez les hommes, des formes de suicides beaucoup plus lentes qui n’en sont pas moins des suicides : l’alcool, par exemple, ou même le refus de se soigner. C’est extrêmement intéressant ça, mais on ne peut pas vraiment en faire une théorie non plus, pas plus que de la « complaisance victimaire » des femmes. La position des femmes est très ambiguë par rapport à ça. Je pense qu’elles ont le pouvoir. Pas le pouvoir politique, d’ailleurs une femme qui a le pouvoir politique est un homme pour moi. Je veux dire, les conditions sociales sont telles qu’elles ne peuvent que se transformer en homme. Mais enfin, pour le reste, elles gouvernent le monde. De façon occulte.

Il y aurait un complot féminin ?

Ah, je laisse ça à Sollers… (Rires)

L’organique, la pulsion, l’obscur, sont des thèmes aussi essentiels pour vous que l’Esprit, la langue, la culture, la sophistication. Quels rapports percevez-vous entre ces extrêmes ?

Ça fait partie de cette tension contradictoire qui m’anime, mais cela tient aussi de ma volonté de tout dire. Dès que vous vous fixez cet objectif, que ce soit de façon romanesque ou autobiographique, on se trouve, comme disait Leiris dans De la littérature considérée comme une tauromachie, devant la corne du taureau. Ou dans L’Expérience intérieure de Bataille : vous vous situez d’emblée sur un terrain où ça déborde, ça grince, où aucune harmonie ne peut régner. Sans faire aucune théorie de l’excès, je ne vais pas suivre Bataille aveuglément. Tout dire, y compris là où ça blesse, en particulier là où ça blesse dans le champ contemporain. Mais vous savez on peut aussi dire la pureté. Dans tout ce qu’on me reproche (et on me reproche à peu près tout), on me reproche notamment la pureté, qui est intolérable aujourd’hui. Notamment par cette notion de « purification ethnique » qui n’a strictement rien à voir avec ce que je fais. Mais on peut faire une lecture très malveillante de ce que j’ai fait ou déclaré. Je disais que ce qui m’intéresse aujourd’hui c’est le rapport entre hommes et femmes, on pourrait dire que ce que je cherche dans l’homme, c’est l’Homme. Tout ce que j’ai écrit jusqu’à aujourd’hui n’était qu’un essai, un peu longuet je suis d’accord, pour arriver à cette question là. Il me semble que c’est à l’âge que j’ai que je commence à m’intéresser à cela qui me paraît essentiel.
Vous êtes chrétien et avez par ailleurs été fortement marqué par Bataille et Blanchot. Ces « mystiques athées », avec des hérésiarques comme Artaud, peuvent-ils dialoguer, d’une certaine manière, avec la mystique chrétienne ?

Bataille, oui, puisqu’il a été séminariste, il a toujours été hanté par les mystiques, grand lecteur d’Angèle de Foligno, ami de Simone Weil. Pour Blanchot c’est un peu plus compliqué, effectivement, mais quand on lit certains passages des textes de Blanchot, on a vraiment l’impression d’être dans le mysticisme le plus absolu. Dans le mysticisme d’un saint Jean de la Croix, ou dans le mysticisme rhénan, la théologie négative. C’est une question extrêmement complexe… Déjà, se dire chrétien aujourd’hui, en plus catholique, ce que je suis, c’est scandaleux en soi. C’est un héritage d’abord, culturellement, que je ne peux pas renier. Si je renie ça, ça veut dire que je ne peux plus écouter la messe en si, je ne peux plus jouer Bach de la même façon. Je peux écouter ça de façon purement esthétique, pourquoi pas, on peut le faire. Après, je suis un chrétien particulier, je ne suis pas tellement dans le dogme, ce qui m’intéresse c’est, je crois, le rapport entre l’homme et son créateur. A partir du moment où je crois en quelque chose de cet ordre, je ne vais pas le renier, pour faire plaisir à l’establishment. Il se trouve que j’ai été élevé sur une terre, au Liban, où le Christ a marché. Il me semble que dans la culture européenne -enfin mettons qu’on y soit encore car je crois qu’on n’y est déjà plus, qu’on est dans un post-humanisme, post-christianisme en tout cas- il me semble que la majeure partie de notre culture est en train de basculer dans une illisibilité de plus en plus grande. Sans même se référer au catholicisme, ce qu’on a appelé le « désenchantement du monde », a tout conquis. C’est à la fois dramatique pour des gens comme moi, mais en même temps, c’est intéressant. Tout corps mort est intéressant, toute mort est intéressante par ce qu’elle propose, d’autre, ou d’aurore. Mais je suis aussi un grand lecteur de Nietzsche. Nietzsche m’intéresse pour le biais qu’il propose pour penser la post-chrétienté. Ce n’est pas aussi simple que ça, bien sûr. Je m’intéresse aussi à René Girard, qui a une lecture du christianisme en tant que ferment mythique du monde. Et ça c’est toujours valable, me semble-t-il. Maintenant quant à savoir ce que je pense de l’Eglise, du pape, etc., ça ne regarde que moi. Même si je peux être admiratif -je vais faire hurler- pour quelqu’un comme Jean-Paul II qui a quand même eu un rôle historique considérable. Et pas seulement historique. Mais bon, ça nous entraînerait très loin, et puis je vais me faire encore plus d’ennemis que je n’en ai.

Cependant, dans votre œuvre, il n’y a jamais de rapport frontal à la question de Dieu.

Parce que le rapport à Dieu n’est pas quelque chose d’aussi évident qu’on peut le penser, même chez un croyant. Le doute anime aussi cette croyance. Toute foi est faite d’absence, de sentiment d’abandon, ça c’est une position augustinienne, et je ne veux pas non plus asséner des vérités. Il ne s’agit pas de moi dans mes livres, il s’agit de personnages. Je suis beaucoup plus sensible à la misère humaine et à la déréliction, donc au problème du mal. Et je ne veux pas asséner la vérité de ma foi, et donner une dimension idéologique ou religieuse à ce que j’écris. Comme la plupart de mes personnages je suis habité par des doutes, des questions parfois extrêmement douloureuses. Après un personnage comme Simone Weil m’intéresse au plus haut point, elle a fait l’expérience charnelle de tout cela, elle s’est laissée mourir (elle n’a pas pu se soigner sous l’Occupation), et cette empathie, cette compassion absolue, chez une intellectuelle de premier plan, est pour moi une position extrêmement moderne, extrêmement bouleversante. Mon rapport à tout cela se fait sous l’angle du questionnement perpétuel. Evidemment si on se place sous l’auspice de Pascal avec des phrases irréfutables du genre : « Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais déjà trouvé », bon, c’est sûr, mais vous voyez dans quelles tensions je suis. Les personnages de Bernanos sont complètement déchirés, c’est beaucoup plus intéressant qu’un roman lénifiant, dans lequel un personnage serait le porte-parole d’une religion…

Oui, bien sûr, mais je vous parlais d’un rapport à Dieu à la manière d’un Bernanos…

Je le fais dans un livre que je suis en train de terminer qui est un récit de voyage de Beyrouth à Alep, vers les monastères qui sont autour d’Alep et qui sont les premières basiliques chrétiennes. Mais c’est un récit autobiographique, ce n’est pas un roman. Dans un roman ça me paraît difficile, ou alors il faut que ce soit un roman à la Dostoïevski, dans lequel les personnages discutent, mais ça je le laisse à Fiodor… (Rires) Mais si vous prenez cette fameuse phrase de Dostoïevski : « Si j’avais à choisir entre la Vérité et le Christ, je choisirais le Christ », vous êtes devant un abîme vertigineux. Ce genre de phrases reviennent régulièrement en moi me tétaniser et me donner à réfléchir.

On sent une très forte influence de la musique dans votre écriture où prédominent le rythme, les sons, des mouvements d’ensemble et des voix. Quels compositeurs, particulièrement, inspirent votre travail littéraire ?

Je vais vous répondre à partir d’un exemple très précis : Ma Vie parmi les ombres est bâti en trois parties, et le modèle c’est la neuvième symphonie de Bruckner. Inachevée. Peut-être heureusement inachevée parce que ça se termine sur un immense adagio de trente minutes dans lequel vous avez vraiment l’impression de voir le ciel s’ouvrir. Il n’y a pas d’autre mot que  » génial  » pour l’évoquer, pardonnez-moi la banalité de l’épithète, mais c’est cela. Je voulais faire une sorte d’immense adagio en trois parties, avec des phrases extrêmement longues, tout cela était volontaire. Mais il m’est arrivé aussi dans des textes plus anciens, plus brefs, peut-être plus percutants, comme je travaille toujours en musique, d’être extraordinairement influencé par le martèlement de Bartok, par exemple. Bon, il n’y a pas d’équivalence non plus, ce ne sont pas des arts comparables, même si tous les deux sont des arts du temps.

Des arts du temps ?

Contrairement à la peinture qui est un art de l’image, la musique comme le roman impliquent un déroulement, donc, du temps. Comme le cinéma d’ailleurs, qui m’a aussi influencé. Mais d’une certaine façon j’écris dans le deuil du compositeur que je n’ai pas été. J’ai hésité à une époque de ma vie, mais j’étais trop âgé pour entreprendre des études sérieuses. La musique m’intéresse, parce que je pense qu’elle a un pouvoir beaucoup plus grand que la littérature. Elle n’est pas soumise au sens, et puis elle est internationale, elle se passe des langues.

Est-elle vraiment internationale ? La musique chinoise ou indienne, ne sont pas du tout évidentes pour nos oreilles d’occidentaux…

Moi, la musique indienne, je peux écouter ça pendant des heures. Je ne dirais pas que c’est ce que j’écoute tous les jours mais… Je me souviens d’un ami qui m’a fait faire le tour de Montréal, en plein hiver, toutes vitres fermées, après boire, avec un raga d’une pureté extraordinaire… Je ne savais plus où j’étais, c’était fascinant.

Et il n’est pas possible de retrouver cette puissance dans la littérature ?

Chez certains écrivains on la retrouve. Si vous lisez Proust, par exemple, vous n’en sortez pas. J’en suis à ma troisième lecture de la Recherche, et la troisième fois je ne pouvais plus lire quoi que ce soit pendant des mois. Je recherchais cette rythmique proustienne, ce phrasé. Certaines œuvres littéraires très hautes, en effet, ont un pouvoir comparable à celui de la musique. Mais bon, c’est peut-être un fantasme chez moi.

Qu’est-ce que cela signifie, pour vous, « écrire avec l’oreille interne » ?

Ça veut dire que chez moi un livre commence par un rythme. Bien sûr, il y a un ensemble d’images, je sais de quoi je vais parler, mais je ne peux pas écrire tant que je n’ai pas ma première phrase, tant que je n’ai pas cette cellule rythmique initiale qui va donner le ton du livre entier. Je ne lis pas mes textes à haute voix comme le faisait Flaubert, mais j’ai cette oreille interne. Vous savez j’ai composé une ou deux pièces quand j’avais dix-huit ans et j’ai très vite compris qu’on pouvait ne pas composer au piano. On entend en soi. Comme j’ai l’oreille quasi absolue, entendre, c’est quelque chose qui peut avoir lieu à l’intérieur de moi. Mes phrases je les entends en moi, et je travaille à l’oreille. Rythmer ne veut pas dire donner un rythme très repérable, mais cela veut dire que je sais à quel moment la virgule doit arriver, ou le point, ou quand une relative doit surgir et en entraîner une autre.

Vous avez été professeur et êtes plutôt acerbe quant à l’état de l’enseignement dans ce pays. Quels sont les facteurs responsables, selon vous ? Structure, idéologie ?

Quand j’ai commencé à enseigner il y avait encore des classes qu’on disait « de niveaux ». Sous Giscard, on a prétendu abolir cela, suivant une politique égalitariste, en donnant à la gauche des cautions, et j’ai vu peu à peu se mettre en place le collège unique. Et j’ai vu donc le désastre s’installer. Quand j’ai commencé, nous avions en général quatre classes : une bonne, une moins bonne, une médiocre et ce qu’on appelait une « mauvaise classe ». J’ai toujours tenu à faire exactement les mêmes textes, mais en adaptant le niveau à chaque fois. Et je sais que les élèves étaient extrêmement reconnaissants de ne pas être ghettoïsés. Ils faisaient la même chose que les autres, avec leurs moyens, et moi j’adaptais mon discours. Si vous avez des classes indifférenciées, vous êtes obligés de travailler pour un petit noyau, et tout le monde finit par s’ennuyer : les bons s’ennuient parce que le discours est adapté aux plus faibles, et les plus faibles nourrissent ce fantasme anti-intello, et on voit aujourd’hui qu' »intello » est devenu une injure dans les banlieues. Pour moi c’est une tragédie parce que quand le système éducatif est malade, c’est le pays tout entier qui est malade. S’est ajouté à ça une interrogation extrêmement difficile : l’immigration. A partir du moment où en tant que professeur on ne peut plus dire « nous », « nous autres Français » en tant que nous appartenons à une Histoire, d’où parlez-vous ? comme on disait dans les années 70. De quel lieu, à partir de quelle légitimité ? Cette question se posant perpétuellement, on finit par ne considérer que cette question, et en faisant attention de ne pas blesser ni les uns ni les autres. Moi j’en étais arrivé, comme je venais du Liban et que j’avais beaucoup de Maghrébins, à traduire certaines pièces de Molière en Arabe. On finit fatalement par considérer la langue comme un outil, et non comme quelque chose d’autre qui véhiculerait une histoire par le biais de la littérature. On s’est aperçu aussi que, immigré ou pas, tous les repères temporels avaient volé en éclats. Et puis tout ceci étant bardé de directives tendant à ne défavoriser ni les uns ni les autres à travers une langue de bois, un refus de considérer la ghéttoïsation qui s’instaurait, a fait des dégâts considérables. Décourageant beaucoup d’enfants d’immigrés et décourageant aussi les autres. D’où le succès de l’école privée. L’évacuation de la littérature comme modèle, la dévalorisation de l’orthographe en tant que tel, qui n’est plus noté au bac. Là aussi, c’est difficile de parler sans avoir l’air d’un réactionnaire, mais je constate simplement.

Il semble difficile aujourd’hui, de toutes manières, de dire quoi que ce soit sans être taxé de réactionnaire…

Oui, mais il se trouve que j’en ai fait les frais. Quand j’ai publié Le Sentiment de la langue, le Hesbollah local m’a envoyé un certain nombre de missiles (rires).

Vous vous êtes vraiment senti agressé par un certain milieu ?

Oui, oui, que vous dire ? Je n’ai jamais pensé que la langue devait être préservée en tant que telle, je parlais pour moi, je parlais du modèle classique qui m’intéressait au sens esthétique, je parlais aussi de choses qui me semblaient relever du bon sens, et ça suffit pour en faire une lecture idéologique. Lauve le pur a été pris comme une défense de la campagne contre la banlieue… Vous savez quand on veut démolir quelqu’un en France, c’est assez facile. Mais pour revenir à notre propos, on a aussi constaté l’exacerbation des discours ethniques, ça a été de plus en plus violent, mais dire ça… Il y a une scène que j’ai décrite dans Lauve le pur et qui m’a été violemment reprochée, une scène que j’ai vécue personnellement : une jeune antillaise de mes élèves à qui je demande : « pourquoi ne viens-tu pas t’asseoir à côté de moi dans le bus ? » et qui me répond, alors que j’étais entouré d’autres élèves maghrébins : « Je ne veux pas m’asseoir avec la racaille ». Mais ouh la la… On n’a pas le droit de dire ça. Même décrire uniquement en tant que témoin une tension raciale non-blanche est passible presque de la loi Gayssot. Ce qui est quand même terrifiant !

Cela fait penser au « réalisme socialiste » des soviétiques, l’écrivain étant chargé de décrire le monde tel qu’il est censé être et non pas tel qu’il est.

Exactement. Or moi, ce qui m’intéresse c’est ce qu’il est, le monde. Les Maghrébins, dans l’endroit où j’enseignais, méprisaient souverainement les Gitans. Qu’est-ce que vous voulez que j’y fasse ? Mais le dire… Un journaliste de France Inter vous expliquera que vous êtes raciste. Encore une fois je ne suis qu’un témoin, je n’ai aucun discours derrière. J’aime la chair du monde, j’aime le détail, c’est à partir des détails qu’on fait du roman, et voilà !

La littérature va-t-elle inexorablement mourir, comme les mondes que vous décrivez ?

Bon, là aussi on m’a accusé de bien des choses… C’est une question complexe. Disons que, si je vous réponds en tant qu’écrivain, je ne peux que vous dire qu’aujourd’hui, dans la littérature française, je ne trouve presque rien. Je n’ai pas dit rien, mais presque rien. Mais disons que c’est plutôt le problème du roman qui s’écrit en français aujourd’hui. Ce n’est pas à vous que j’apprendrai qu’il y a une inflation romanesque, une façon de publier les choses en deux rentrées avec une espèce de course aux prix, qui en soi est néfaste puisqu’il ne s’agit plus de littérature dans ce cas-là. Mais tout cela manque d’ambition, de construction, d’une langue qui ait conscience d’elle-même. Je ne vais pas non plus aller dans le cliché au sujet du nombrilisme, etc. A force de répéter que le nombrilisme et la littérature expérimentale sont insupportables on oublie qu’il y a eu des chefs d’œuvre de littérature très intimiste et que le Nouveau Roman a été extraordinairement fécond, et qu’en tout cas, pour ma génération, il nous a déniaisé. Je pense que la plupart des écrivains aujourd’hui sont extrêmement consensuels, très politiquement corrects, avec ces « charmants » petits romans de 220 pages. Mais je ne trouve rien de mieux aux Etats-Unis. Qu’on me montre des choses intéressantes !
Et le fait de travailler pour Gallimard ne vous a pas réconcilié avec la littérature contemporaine ?

Certains auteurs dont je suis l’éditeur m’intéressent, bien sûr. Mais ne me parlez pas de Littell, s’il vous plaît, j’en ai par dessus la tête ! Sauf si vous avez une question dessus…

C’est-à-dire que… forcément, oui, il aurait été intéressant de l’évoquer…

Bon… Non mais j’en ai tellement parlé que… Littell, d’une certaine façon nous montre qu’il peut s’écrire en français quelque chose qui soit extrêmement ambitieux et son succès n’est pas un succès de malentendu. Je crois que tout se passe comme si les gens attendaient un livre vraiment construit qui remue mille choses, quelque chose qui donne l’impression d’être face à un objet littéraire qui corresponde à peu près à ce qu’on a pu lire nous du côté de Thomas Mann ou de Balzac, Tolstoï… Maintenant les attaques, ça ne concerne que le milieu littéraire parisien donc… Mais d’un point de vue sociologique, si un jour on fait l’histoire de la réception de ce livre, je pense que ce sera extrêmement intéressant. Jusqu’à ce fouille-merde qui a écrit Les Malveillantes* … Donc… Qu’est-ce que vous voulez dire d’autre ? Nabokov a violé, avec Lolita, le puritanisme américain. D’une certaine façon, Littell a fait cela avec la littérature française. Sauf qu’il n’a pas cherché à le faire, mais on a l’impression que c’est un peu l’effet qui s’est produit.

Qu’est-ce qu’il a violé, lui ?

Il a violé le ronronnement de cet espèce de système plus ou moins mafieux. On attendait une rentrée comme toutes les autres et arrive cet aérolithe qui rend les dinosaures caduques. En tout cas qui oblige beaucoup d’écrivains et d’éditeurs à se poser la question de ce qu’est la littérature. Me semble-t-il. Et les réactions, les accusations selon lesquelles ce serait moi qui aurait réécrit ce livre… C’est bien la preuve qu’il s’est passé quelque chose.

Les Inrocks ont qualifié le livre de « stylistiquement réactionnaire »…

Ecoutez, c’est un Américain qui écrit en français, ensuite son style n’est pas monolithique, il y a des variations : la « Toccata » du début n’est pas écrite de la même façon que la suite du livre, la section qui s’appelle « Air », ne ressemble pas non plus au reste, et la clé qui est au cœur du livre est plus du côté de Bataille ou de Genet que d’autre chose. Alors Genet est peut-être un grand réactionnaire… Il faut lire les choses. Il y a un côté américain et un côté très européen chez Littell et tout ça se trouve dans ce livre. Mais comment faudrait-il écrire ? A quoi ça reviendrait, « écrire moderne » ? Moderne n’a pas de sens pour moi. On est contemporain, perpétuellement, ou on ne l’est pas. Si Dante continue à nous parler c’est qu’il est contemporain, Sade aussi. Alors est-ce que ce que défendent Les Inrockuptibles est la modernité absolue ?…

La mort de la civilisation européenne vous paraît-elle aussi inéluctable ?

La civilisation européenne est en train de finir parce que c’est une civilisation chrétienne et qu’on est en train de sortir du christianisme. Ce qui est intéressant c’est la question du nihilisme à partir du moment où on a admis, hélas pour moi, que le christianisme est plus qu’en déclin en Occident. La lisibilité des œuvres musicales, littéraires, picturales, architecturales, n’est plus possible. Peut-on voir les autoportraits de Rembrandt, par exemple, en faisant abstraction du religieux ? Est-ce qu’on peut voir son « Boeuf écorché » en l’isolant de son contexte religieux ? Quel sens cela a-t-il ? J’ai récusé la question du Sens durant des années, comme appartenant au monde bourgeois, j’ai posé la question de la valeur, mais la question du Sens m’apparaissait comme un reliquat bourgeois et classique au mauvais sens du terme. Aujourd’hui la question se pose tout à fait autrement. Je ne vais pas faire référence encore à Debord, ni à Heidegger, mais pourtant on est bien obligé de se poser la question avec eux et avec Nietzsche. Comment vivre les choses sereinement aujourd’hui, à part entrer dans une sorte d’hédonisme de bazar ? Moi j’ai toujours été frappé par un livre que je faisais étudier à mes élèves lorsque j’étais prof, qu’on relit très peu aujourd’hui : Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley. Ça date des années 30 et tout de notre monde actuel y est décrit : langue unique, satisfaction obligatoire des pulsions sexuelles… tout y est. A partir du moment où la satisfaction des pulsions sexuelles devient un mot d’ordre, on est dans le nihilisme absolu. C’est-à-dire qu’il ne s’agit plus d’une aventure personnelle, mais de l’obéissance à un mot d’ordre. Nous sommes bardés d’interdictions et de droits, et c’est à partir de ça qu’il faut essayer de décrypter la question du nihilisme.

Dans le même ordre vous dites que l' »Europe déchristianisée est entrée dans un délétère processus expiatoire qui est une forme éthique exacerbée (et perverse) de la décadence occidentale ». A partir de quel moment, selon vous ? Et pourquoi ?

A partir du moment où l’Europe, politiquement, a commencé à décliner sur la scène internationale, en tout cas les puissances européennes au profit de l’Amérique, plus la question de la Shoah, il est évident que l’examen de son déclin allait se poser non pas en tant que tel, Spengler l’avait théorisé avant, mais sous cette forme de l’expiation. Comme si l’autoflagellation européenne était l’ultime avatar du christianisme. On trouve tout à fait ça dans un certain discours protestant aujourd’hui. Pour vous donner un exemple précis : j’étais en voyage dans un pays d’Europe du nord où l’on m’a présenté un pasteur français qui exerçait là-bas. Cela m’intéressait beaucoup parce que c’est la religion de mon père et qu’en tant que catholique, j’ai très peu de contact avec les protestants. J’ai voulu parler spiritualité avec ce pasteur. Je n’ai eu que des réponses « droits de l’homme ».

Vous voulez dire qu’une part du religieux elle-même aurait été phagocytée par le « droit-de-l’hommisme » ?

Mais bien sûr, le « droit-de-l’hommisme » est aujourd’hui la vulgate absolue, c’est une nouvelle religion. Comme l’homme ne peut pas tout à fait se défaire ce que d’un point de vue athée on appellerait des « pulsions religieuses », il invente cette religion des Droits de l’homme ou alors des dérives sectaires comme le New Age et toutes ces horreurs. L’étoile de Soljenitsyne a commencé à basculer lorsqu’il est rentré en Russie et qu’il s’est mis à faire l’apologie de l’Orthodoxie. A partir de ce moment-là il n’a plus intéressé personne. C’est quand même faire bon marché d’une interrogation spirituelle qui est présente chez Dostoïevski, aussi bien que chez Tolstoï, même si ce dernier était athée. On ne peut pas faire que les choses soient aussi simples que ça. La religion des Droits de l’homme est extrêmement pernicieuse parce que ce n’est pas vraiment une religion, mais qu’elle fonctionne comme telle. Le mot « droit » suppose tout un arsenal juridique, qui, tout particulièrement en France avec la loi Gayssot, la loi Taubira ou la loi sur le génocide arménien est une des choses les plus dangereuses qui soit pour un pays qui se prétend démocratique et avec une liberté de parole. Moi je pense qu’on peut tout dire à condition de pouvoir être contredit. Ce qui se met en place est une sorte de « totalitarisme mou » bien plus pernicieux que les anciens. Si vous combattez frontalement le politiquement correct, vous êtes puni. Alors comment le faire, je n’en sais rien.

Vous avez beaucoup dénoncé la dictature du politiquement correct, comment jugez-vous son évolution ces dernières années, où ce système a semble-t-il à la fois durci ses rétorsions et subi des attaques multiples ?

L’arsenal juridique s’est renforcé, et les pressions médiatiques aussi, tout en faisant croire qu’on pouvait parler plus librement. Quand je dis « parler plus librement«  je ne dis pas que je nie qu’il y ait eu six millions de Juifs exterminés, ou que je pense que les Noirs sont inférieurs aux Blancs, etc., ça c’est juste de la débilité mentale… Non, ça veut dire, avoir le droit de mettre en scène un certain nombre de choses. Je me suis fait attaquer pour l’expression de « pureté de la langue ». Je n’ai jamais parlé de « pureté de la langue » ! Au XVIIIe siècle on parlait d’une langue très « pure », je peux faire référence à ça sans renvoyer à la Serbie ! Je veux parler du « sens » sans qu’on m’accuse, je veux pouvoir dire « romanichel » dans mes textes. Est-ce que je dois, en tant qu’écrivain, me surveiller constamment, de peur de tomber sous la loi Gayssot ?

Quel est votre avis sur les dernières « affaires » et cabales médiatiques qui se sont multipliées ces dernières années contre certains écrivains ?

Oui, mais ce sont des « affaires », enfin, ce n’est pas l’Affaire Dreyfus, quoi. Ce n’est rien, ça se passe à Paris. Pour tout vous dire, la seule affaire que j’ai vraiment suivie c’était l’affaire Camus. Mais je ne me suis pas préoccupé des autres. Je ne lis pas la presse et le seul droit que je revendique est celui de ne pas être informé. Tout comme disait Baudelaire, je revendique aussi « le droit de m’en aller ». J’ai de moins en moins de positions sur quoi que ce soit. Je me considère de plus en plus comme un individu solitaire, en marge. Je ne vais pas faire de moi un personnage maudit, nous sommes chez Gallimard… Mais, enfin, c’est aussi en référence à la crise dont je vous parlais tout à l’heure, plus je vais, plus je me sens un individu qui recherche quelque chose qui ne compte que pour moi. Je n’ai aucune leçon à donner, simplement, effectivement, en tant qu’individu, je peux aussi mordre. Je revendique le droit de dire que je n’aime pas Echenoz, je ne dis pas qu’il est un mauvais écrivain, je dis que je n’aime pas ça. Or on m’a voué aux gémonies à cause de ce que je disais d’Echenoz dans Harcèlement littéraire. Tout se passe comme si là aussi, il y avait une vulgate. Echenoz est un écrivain qui est accueilli de façon très consensuelle, je n’ai jamais lu une critique négative sur un roman d’Echenoz. Le simple fait de le dire vous met mal à l’aise avec l’establishement. Je ne cherche pas à me défiler à votre question mais… Je ne veux pas susciter une « affaire Millet » si vous voulez. Depuis vingt ans, j’ai subi des attaques, pour récapituler : quand j’ai écrit Le Sentiment de la langue, j’avais une position réactionnaire sur la langue, quand j’ai écrit Le Chant des adolescentes, c’est tout juste si je n’étais pas pédophile, quand j’ai parlé des banlieues dans Lauve le pur, c’est tout juste si je n’étais pas raciste, quand j’ai réfléchi sur la France, j’étais quasiment lepeniste. Ça m’intéressait de réfléchir sur ce qu’était une nation à une époque où la nation se dilue. Pour moi d’ailleurs c’est très étrange parce que cet entretien n’aurait sans doute pas été possible avec quelqu’un de ma génération. Il n’y a pas eu d' »affaire Millet » à proprement parlé, mais de violentes attaques en pointillés et ce fut très pernicieux, mais je pense que, n’ayant jamais plié, ni fait de mea culpa (que je n’avais tout simplement pas à faire), mes livres ont fini par imposer quelque chose d’un peu différent. Il se trouve que je me sens de moins en moins français. Par désespoir. J’ai véritablement le sentiment que c’est un pays qui renonce à ce qu’il a été. Je suis né dans un pays où la littérature était incantée en tant que telle, il y avait de grands modèles : Malraux, Sartre, Camus, Blanchot, Bataille… Nous avions l’impression que tout ceci était quasiment éternel. Tout mon travail a été aussi une très longue prise de conscience par rapport à tout ça, d’où aussi le sentiment d’une solitude absolue. Mais je ne suis pas le seul dans ce cas, la plupart des écrivains de ma génération le sont. Le problème en France aussi, c’est qu’il n’y a plus aucun dialogue entre écrivains, ni entre écrivains de même génération parce que tout le monde se surveille, hélas, ni entre écrivains de générations différentes. Il n’y a plus de revue, celles qui subsistent sont des dinosaures, il n’y a plus de véritable débat : dès que vous élevez un peu la voix, vous vous retrouvez comme moi ou comme Jourde, cloué au pilori. Vous touchez à des icônes médiatiques ou littéraires auxquelles il ne faut pas toucher. Avec quelques trublions institutionnels dont on acceptera tout, genre Houellebecq, dont par ailleurs j’aime assez le travail en tant que « révélateur ». Au fond, je pense que presque personne ne lit, plus personne ne se lit, aujourd’hui. Et ça fait partie du nihilisme, cette isolation perpétuelle.

Le Grand meaulnes, Les Hauts de hurlevent, semblent les œuvres tutélaires de Dévorations, on reçoit aujourd’hui ces livres comme des œuvres mythiques mais très « adolescentes ». Sont-elles sous-estimées littérairement ?

Le Grand meaulnes est quelque chose d’un peu à part, ça participe du mythe français, mais oui, c’est quelque chose qu’on lit souvent à l’âge de 15 ans. On pourrait essayer de faire une lecture plus contemporaine de ce livre qui recèle des thèmes extrêmement intéressants : l’abandon, la paternité, toutes choses annexes au récit. Et puis il y a des filiations, notamment Nerval, qu’on peut relever. C’est un livre qui, disons, est un peu erratique, dans la perception qu’on en a. Moi il m’intéresse à cause de la campagne et de ce sentiment de merveilleux qui essaie de persister dans l’âge adulte. Même chose, d’une façon plus violente, pour Les Hauts de hurlevent, si vous lisez la lecture qu’en a donné Bataille dans La Littérature et le mal, là on comprend à quel point c’est un livre tout à fait moderne et toujours agissant, avec cette question du mal et de l’innocence.

Vous avez dirigé les rééditions de Jouhandeau en « Quarto » chez Gallimard et vous publiez un récit-essai sur Blanchot. Quels sont les autres écrivains qui mériteraient aujourd’hui d’être redécouverts ?

Là je suis sur un choix de rééditions de Joubert, c’est un écrivain qui n’a jamais publié de son vivant mais qui a écrit des carnets. Une notation absolument prodigieuse, Blanchot a écrit sur Joubert, cet écrivain sans livre. Quant à Jouhandeau, il m’a intéressé parce qu’il est mal perçu. Ses œuvres sont accessibles, mais il s’agissait surtout de le donner à relire, vraiment. C’est un écrivain complètement inclassable.

Vous trouvez, a contrario, qu’il reste des écrivains surévalués ?
Oui, Romain Gary, pour moi, est tout à fait surévalué. Il fait partie de ces écrivains dont la vie a un tel panache, une telle trajectoire, qu’elle est plus importante que l’oeuvre.

Vous dénoncez autant les dégâts du libéralisme que ceux des bien-pensances de gauche. D’une certaine manière ces deux idéologies censément opposées ne concourent-elles pas au même aplanissement du monde ?

Bien sûr. Aplanissement, ou aplatissement, ou encore falsification. La figure de la falsification est la figure triomphante du nihilisme. Vous connaissez la phrase de Debord : « Dans un monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux ». Phrase très hegelienne, mais extrêmement intéressante. Partout où je vais à l’étranger, je regarde CNN : c’est absolument effrayant. C’est une langue à l’intérieur de la langue, avec ses figures, notamment ces femmes, elles sont carnassières quand elles assènent des informations et vous sentez que si vous n’écoutez plus ou voulez dire autre chose, vous êtes tout de suite à Guantanamo. Le rôle de la télévision est terrifiant, je crois que ni Staline ni Hitler n’auraient osé rêver ça. Penser qu’au même instant des millions d’individus regardent la même chose, est terrifiant. J’ai l’air d’enfoncer des portes ouvertes en disant ça, mais réellement, j’en ai vu les ravages. On les voit tous les jours. Quelle position peut avoir l’écrivain par rapport à ça ? Rien. Je ne sais pas si même la littérature, historiquement, n’est pas close.

La littérature mondiale ?

Oui, à cause de ce totalitarisme mou, de ce consensus, de ce mensonge généralisé. Il suffit de regarder ce que les journalistes filment mais qu’ils ne diffusent pas. Ce qui n’est pas politiquement montrable. On ne peut pas sentir l’odeur des cadavres dans la banlieue sud de Beyrouth, on ne filme pas un camp palestinien de l’intérieur, on ne filme pas la chair sanglante du monde, on ne filme pas les mécanismes de la prostitution et ce n’est pas parce qu’il y a un documentaire là-dessus qu’on en parle. On ne parle pas non plus de la façon dont sont traités les chrétiens d’Orient, ailleurs qu’au Liban. Cette absence de parole, de lisibilité entretient le mensonge généralisé. Est-ce que l’écrivain aura encore le pouvoir de montrer et de dire le monde ? Je ne sais pas. Sans Zola par exemple, qui est loin d’être l’écrivain que je préfère, mais sans lui, est-ce qu’on connaîtrait un peu la chair du Second Empire ? Je ne pense pas. Est-ce que sans Tolstoï ou Dostoïevski on connaîtrait la chair de la Russie ? On aurait cent livres d’Histoire mais qui ne donneraient pas ni la chair, ni le bruissement du monde qui sont captés par la langue. Et aujourd’hui j’ai l’impression que la plupart des langages d’écrivains ne captent pas ça. Tout ce que je vous dis reste sous forme de question. Est-ce que le roman ne doit pas comporter aujourd’hui, comme chez Musil, une partie d’essai ? Je ne sais pas, au fond, je ne sais plus.

Propos recueillis par

Place des pensées & L’Eloge d’un solitaire, de Richard Millet
(Gallimard)