Depuis sa révélation en 1999 avec Xiao Wu artisan pickpocket, il fut beaucoup écrit, beaucoup disserté à propos de Jia Zhang-ke, 37 ans, six longs métrages à son actif, le plus important cinéaste de Chine. Le plus important parce que Jia Zhang-ke a saisi comme nul autre les bouleversements du monde chinois, dont il a restitué, via le cinéma, une image inédite et d’une profondeur insondable. Le plus important, aussi, parce que ses films, de Platform à The World, de Plaisirs Inconnus à Still life, ont glissé de la peinture chinoise au programme esthétique de notre temps. L’usage qu’il fait, par exemple, du numérique : Still life, comme The World avant lui, est tourné en numérique haute définition, et s’y éprouve encore ce frisson qu’encouragent, à d’autres endroits de la planète, Pedro Costa et Michael Mann, Abbas Kiarostami et Hou Hsiao-hsien. Quel est-il ? La certitude, au moins, que se joue, si ce n’est l’avenir du cinéma, au moins sa lente métamorphose, sa décomposition cadavérique et la nouvelle chair qui y prend vie.

Trop beau, alors, le lieu où se déroule la double action de Still life ? Presque : le barrage des Trois-Gorges qui est, dans le genre hydroélectrique, le plus grand du monde et doit être mis en service en 2009. Chantier gigantesque entamé voici treize ans, ruines par milliers, milliers de personnes déplacées, millions de mètres cube d’eau qui recouvrent des maisons, des rues, des villes entières, toutes englouties. Creuser, recouvrir, faire un trou ici, puis là : chantier aussi que le cinéma de Jia qui entremêle ici deux histoires. Celle de San Ming, venu de loin après seize ans d’absence pour voir cette fille qu’il n’a pas connue. Celle de Shen Hong, venue de loin elle aussi chercher son mari, disparu depuis deux ans.

Still life est, d’un certain point de vue, un tout petit peu décevant de la part de Jia Zhang-ke. Relativement, bien sûr. L’usage d’une musique coquette, coquette comme ces quelques scènes incongrues (la valse des époux retrouvés, le funambule), la saturation de la lumière (signée Yu Li-kwai) et les errements d’une narration assez peu importante au final, font par moments ressembler le film à un autre film chinois. Menus défauts, tant ce qui se joue dans le cinéma de Jia dépasse de loin pareilles contingences. Ce qui se joue, se rejoue infiniment ici, est une élégie de la matière dont le cinéaste révèle la texture poudreuse comme personne. Poudre du temps qui passe et qui transforme, métamorphose fantastique et dérisoire, à l’image de cet immeuble qu’un gentil effet spécial change en soucoupe volante. Jia a dit et compris depuis longtemps que le monde, et la Chine en particulier, était chantier (cf. Platform), était terra incognita aussi absolument réel qu’absolument irréel (cf. The World). Il appartient décidément aux Chinois (à Jia, ainsi qu’à Wang Bing) de dire par l’image par quelle esthétique de la ruine, de la démolition et du chantier le cinéma doit passer, par quelle contamination de l’image par la matière qu’il prélève, pour être plus que jamais une fenêtre sur le monde. Pendant les travaux, la maison Jia reste ouverte, au moins jusqu’à la semaine prochaine et la sortie de Dong, documentaire sur le barrage réalisé pendant le tournage de Still life.