Avec L’Etat des lieux, Richard Ford réactive une troisième fois son héros fétiche Frank Bascombe et, avec le 11-Septembre en filigrane, signe son roman le plus clairement politique. Ecrivain classieux et élégant, il est aussi pour l’intervieweur un interlocuteur caustique et redoutable. Rencontre avec un classique.

Disons le d’emblée : Richard Ford est sans aucun doute l’un des plus grands écrivains américains contemporains. Depuis presque trente ans, inlassablement, il creuse le même sillon, sans jamais lasser, explorant livre après livre, romans comme nouvelles, le thème de l’infidélité aux autres ou à soi. Il affectionne en particulier les plongées dans les banlieues ordinaires de la côte Est, les silences qui en disent long entre parents et enfants ou entre mari et femme, les instants où l’amour déraille et bascule dans le dégoût ou l’indifférence. Son œuvre exprime aussi une certaine vision d’une Amérique qui se consume de son propre feu : de L’Etat des lieux, son nouveau roman, publié en 2006 aux Etats-Unis, il dit qu’il est le livre « le plus évidemment politique » qu’il ait écrit – il explique d’ailleurs pourquoi dans l’interview que vous allez lire. Une interview qui, avouons-le, n’a pas été des plus faciles à réaliser : conscient de son aura à l’égard des journalistes et grand amateur d’une ironie grinçante, il nous a demandé de nous y reprendre à plusieurs fois pour l’interroger, et ne s’est pas privé de nous renvoyer dans nos cordes à plusieurs reprises. Reste qu’il s’est finalement plié au jeu sur son ring fétiche, celui de sa propre écriture. Entretien-fleuve avec un classique d’aujourd’hui.

Chronic’art : Comment décririez-vous la « trilogie » que forment Un Week-end dans le Michigan, Indépendance et, aujourd’hui, L’Etat des lieux ? Pensiez-vous en commençant que le personnage de Frank Bascombe reviendrait dans deux romans ?

Richard Ford : Je ne saurais pas réellement définir en quelques mots ce dont parlent ces trois romans. Il m’a fallu tellement de temps pour parvenir à en faire ce qu’ils sont… En fait, chacun représente tous les mots qu’ils contiennent, rien de plus, rien de moins. Il est donc essentiel que le lecteur puisse s’investir dans la totalité des trois, et pas simplement dans ce que je pourrais en dire ici, et qui ne saurait constituer qu’une description sommaire. Par contre, il est vrai que quand j’ai écrit le premier, Un Week-end dans le Michigan, je ne m’attendais certainement pas – et je n’en avais absolument pas le désir spécifique – à en écrire deux de plus.

Qu’est-ce qui vous plaît dans le personnage de Bascombe ? Est-il représentatif de quelque chose ?

Non, Frank Bascombe n’est en aucun cas représentatif de quoi que ce soit. Je dirais plutôt qu’il « est », qu’il se « contente d’être ». Pour moi, il incarne un élément d’artifice particulièrement intéressant à mettre en scène parce que, au titre d’artifice justement, il me permet de mettre à l’œuvre autant de mes compétences de romancier qu’il est humainement possible d’en mettre. Les écrivains désirent tous – du moins, j’imagine – trouver des constructions littéraires qui leur permettent de donner le meilleur d’eux même ; à la limite, des constructions qui leur permettent même d’être meilleurs qu’ils ne le sont dans la vraie vie. Je veux dire par là qu’à travers leur œuvre, ils peuvent être plus aimables, plus spirituels, plus emplis d’empathie, plus intéressants, plus touche-à-tout qu’ils ne le sont dans la vie réelle. Pour moi, Frank Bascombe est celui qui permet ce résultat.

Tout comme Bascombe, vous vieillissez… Est-ce que les choses qui vous intéressent aujourd’hui sont les mêmes qu’à l’époque où vous l’avez imaginé ?

Oui, je pense être intéressé par des choses similaires. Même des années après avoir commencé à écrire, j’aime toujours me pencher sur les relations entre les hommes et les femmes ; entre les parents et les enfants ; sur la culture américaine, y compris dans sa dimension politique ; sur l’absurdité de l’échec à communiquer avec l’autre ; et sur le langage lui-même. En fait, vieillir a simplement élargi mon stock de matériau disponible. C’est ce qui explique que mes livres soient de plus en plus longs…

Indépendance commençait juste avant le 4 juillet, fête nationale aux Etats-Unis, et L’Etat des lieux se déroule à l’approche de Thanksgiving. Pourquoi avoir choisi de faire de ces moments des instants emblématiques de la vie de Bascombe ?

Ces moments ne sont pas « emblématiques », ni rien de ce genre. En fait, si j’ai choisi ces dates, c’est surtout parce que je sais que mon audience principale, le public américain, a toujours un souvenir particulièrement vivace de ces jours-là. Si mes romans parviennent à capter les souvenirs des lecteurs, y compris en les sublimant, alors j’ai de grandes chances de faire de l’arrière-plan de chacun de mes récits un moment plausible ; tout simplement parce que si le lecteur parvient à croire, grâce à sa propre expérience, que ces moments (Pâques, le 4 juillet, Thanksgiving, etc.) ont pu exister réellement, avec les caractéristiques que je leur attribue, alors il est plus susceptible de croire à mon roman, à ce dont il se nourrit. Il y a sans doute d’autres avantages à utiliser des jours de fête pour camper l’action d’un roman, mais pour moi, celui-ci est le plus important. Dans toute sa simplicité.

Dans les trois romans, vous exprimer également votre perception de la société américaine depuis les années 1980. Quels sont les grands changements que vous avez pu observer ?

Je préfère ne pas répondre aux questions qui concernent la société américaine en général. Je ne suis pas un homme à faire ce genre de généralités. Je suis avant tout romancier : je m’engage entièrement dans le singulier.

Mais répondriez-vous si on tournait la question autrement, en vous demandant par exemple de décrire votre pays à un étranger ?

Pas plus… Sinon pour dire que d’abord, en tant que romancier, je ne parle pas toujours d’Américains en Amérique : j’ai écrit des histoires, des romans qui se passent ailleurs ; ensuite, je n’ai pas l’intention, et je refuse de prendre la responsabilité, de présenter mon pays à qui que ce soit. Ce n’est pas du tout le rôle d’un roman.

Considérez-vous l’écriture comme un don, ou comme le résultat d’un long travail ?

Enfant, je n’étais doué pour rien de particulier, à part peut-être quand il s’agissait d’avoir des problèmes. Je lisais très peu, et mes études ne m’ont pas particulièrement intéressé. Mes parents ne m’ont pas spécialement poussé, mais il faut dire qu’eux-mêmes n’avaient pas reçu beaucoup d’éducation. J’ai donc eu pas mal d’hésitations. Que je sois devenu un écrivain à temps plein et que je fasse ce métier depuis presque quarante ans, c’est quelque chose de difficilement explicable ; mais c’est arrivé. J’ai eu de bons enseignants une fois que j’ai été assez vieux pour avoir survécu à ma jeunesse ; à ce moment là, je pouvais vraiment accepter un enseignement, et surtout comprendre ce qu’il signifiait. Donald Hall, qui a été récemment « American Poet Laureate », a été l’un d’eux. Il m’a fait découvrir Yeats, notamment. Il m’a appris que la littérature et l’écriture étaient fondamentales. E.L. Doctorow a également fait partie de mes professeurs : lui m’a appris à faire attention à ces petites voix dans votre tête, qui vous conduisent à trouver ce qu’il y a de meilleur en vous.
Finalement, j’ai été assez influençable, très soumis à l’enseignement que j’ai reçu.

Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ? Considériez-vous l’écriture comme « naturelle » ?

Je ne suis pas sûr de savoir ce que devrait être un « écrivain naturel », ni même si l’être pourrait faire une différence. A 24 ans, j’ai décidé qu’écrire des histoires était la seule chose que je pouvais faire, la seule qui avait pour moi le sens d’une vocation, et la seule, également, que j’aimais faire. J’ai donc décidé de me consacrer entièrement à l’écriture, mais sans aucune garantie, à l’époque, que cela puisse fonctionner. Et le fait que j’ai pu le faire pendant quatre décennies me semble parfois quelque chose d’hautement improbable.

Dans un entretien récent, T.C. Boyle déclarait que s’il aimait écrire, c’est aussi parce que cela lui permettait de devenir une sorte de Dieu dans le monde qu’il inventait. Est-ce quelque chose que vous ressentez ?

Bien sûr. Je suppose que j’aime cette expérience d’écrire, le fait d’être un auteur, d’être responsable du devenir de ce que je mets en scène. Je ne me considère pas moi-même comme une sorte de Dieu, cela dit ; mais j’imagine que Tom était un peu expansif en disant cela ?

Vous avez étudié au sein du Creative Writing Department dirigé par le romancier Oakley Hall, décédé en mai dernier. Quel regard portez-vous sur ces programmes d’étude, très peu familier des lecteurs français ?

Les programmes de création littéraire ne sont utiles que si les étudiants les trouvent – je dirais même, surtout, « les rendent » – utiles. S’ils n’y participent pas franchement, s’ils ne s’impliquent pas, alors il y a peu de résultats à espérer sur le plan individuel. Les programmes en eux-mêmes sont en réalités assez neutres : ce qu’ils offrent, c’est du temps pour travailler, et un auditoire disponible pour des écrivains qui se lancent. On n’y trouve pas grand-chose de plus. Par exemple, il n’y a rien qu’on puisse qualifier d’« enseignement », d’« apprentissage ». Le diplôme académique est sans valeur. Mais je considère que ce n’est pas plus mal…

Quel souvenir gardez-vous d’Oakley Hall, auteur mal connu en France ?

Oakley était un fantastique écrivain de l’Ouest américain. Il a raconté aussi bien l’Ouest historique, l’Ouest mythique des cow-boys, des bandits de grand chemin, des propriétaires terriens, des indiens (cet Ouest qui correspond à une vision traditionnelle et romantique), que l’Ouest contemporain. On parle alors bien sûr de la Californie, de ses dilemmes aussi bien politiques que culturels. C’est son œuvre qui a ouvert la voie à un auteur comme Larry McMurtry, par exemple.

McMurtry, comme Annie Proulx, est aujourd’hui célèbre grâce au cinéma. Que pensez-vous de la reconnaissance qu’Hollywood apporte à certains romanciers ?

Je ne sais pas répondre à cette question.

Pour revenir à votre pratique d’écrivain, accumulez-vous beaucoup de matériau pour écrire ? Considérez-vous la documentation comme essentielle pour l’élaboration d’un récit ?

Oui : je prends des notes en permanence, que j’utilise ensuite pour tout ce que j’écris. Il peut s’agir aussi bien de notes à propos de conversation que j’ai pu surprendre que de petites choses auxquelles j’ai pensé, que j’ai pu faire ou dire à des gens. Je prends également des notes à partir de ce que je lis dans les journaux, de ce que je vois à la télévision, ou à l’occasion de mes voyages. Le mois dernier, par exemple, j’étais à Barcelone ; j’ai remarqué qu’une nouvelle rue commerçante, à côté de l’aéroport, avait été baptisée Calle September 11, 2001. Je l’ai noté et, maintenant, c’est un détail qui va vraisemblablement apparaître dans un de mes futurs récits : on peut parier dessus. Mais est-ce que ce genre de chose constitue une véritable documentation ? J’imagine qu’on peut considérer que oui. Sur le moment, je l’ai noté simplement parce que c’est un détail que j’ai trouvé intéressant, remarquable, véridique, bizarre ; tout ça à la fois. Ce qui fait qu’ensuite, je trouve tout naturel de réutiliser ce genre de chose.

A propos du 11-Septembre, justement, n’avez-vous pas été tenté d’écrire sur le sujet, ce que beaucoup de vos compatriotes ont fait ?

Je n’ai pas lu beaucoup de ces livres sur le 11-Septembre. Sans autre raison, en fait, que celle qui fait que je ne suis pas très intéressé par ce que la fiction a à offrir concernant des événements réels, lesquels me semblent toujours aujourd’hui exister plutôt dans le domaine du journalisme. Je considère, à titre tout à fait personnel, qu’avant d’écrire sur le 11-Septembre, il faut être en mesure d’avoir pris un minimum de distance avec les événements. Il faut dépasser le temps du traitement journalistique pour entrer dans ce qui relève de la seule fiction. Or nous n’avons pas encore atteint ce point.

Dans vos romans et nouvelles, vous traitez souvent des rapports père / fils. Pourquoi est-ce si important pour vous ?

Comment dire… Je vais vous faire une fausse réponse, en forme de tautologie : les pères et les fils sont importants parce que les pères et les fils sont importants. Ce que je veux dire, c’est que c’est une relation primordiale, vous voyez ? En choisissant de m’y intéresser, je confronte le lecteur à un sujet qui lui est familier, à des situations qu’il est immédiatement capable de reconnaître comme significatives. Celles-ci peuvent générer un tas de choses : des drames, du pathos, de l’empathie, un sens nouveau de la compréhension d’autrui. C’est une sorte de choix totalement irréfléchi, mais un choix qu’il faut faire. Et puis j’ai été un fils, j’ai eu un père, j’ai donc toutes les cartes en main pour comprendre ce type de relation.

Vos histoires se déroulent souvent au milieu de banlieues résidentielles, avec les clichés que ces lieux peuvent véhiculer. Est-ce conscient ?

En fait, les banlieues résidentielles sont simplement le lieu où vivent le plus d’américains. De là découle le fait qu’elles sont un des lieux où se jouent le plus de drames humains. Par ailleurs, un grand nombre d’idées reçues concernant les banlieues me semblent totalement erronées : c’est ce qui fait que les livres que j’écris, et qui développent un mode d’existence propre aux banlieues, acquièrent une valeur nouvelle aux yeux des lecteurs. Ils permettent de remettre en question les clichés que vous évoquez. Ceci étant posé, les banlieues ne signifient rien de particulier pour moi ; elles sont un lieu comme un autre, qui présente un aspect plutôt intéressant pour camper un roman.

Etes-vous influencé par les endroits où vous vivez ?

On peut dire que je suis « influencé » dans la mesure ou je veux être là où je vis, et où je peux écrire en étant tranquille. C’est la raison pour laquelle j’ai quitté Bourbon Street, à la Nouvelle-Orléans, pour venir m’installer sur la côte du Maine. A partir de là, on peut probablement trouver certaines influences exercées par le lieu où je vis sur ce que j’écris, mais je pense qu’elles sont difficiles à identifier clairement.
Par exemple, je vivais dans le Montana quand j’ai écrit la majeure partie de Un Week-end dans le Michigan, qui se déroule dans le New Jersey… En même temps, si je n’avais pas vécu dans le Montana à ce moment-là, je n’aurais sans doute jamais eu l’idée d’y situer ensuite les nouvelles de Rock Springs. J’ai bien peur que tout ceci ne soit pas très clair… La plupart des choses que j’écris sont en réalité liées à ce qui se passe dans ma tête, et pas du tout à l’endroit où je les écris.

Les nouvelles adultérines de Péchés innombrables commencent toujours par un voyage, puis traversent une infinité de villes. Est-ce une forme d’« experience in motion » qui vous permet de donner l’impulsion première à vos récits ?

C’est une idée audacieuse… Elle revient à imaginer que le mouvement et les lieux peuvent permettre de créer des sortes d’influx, c’est cela ? Peut-être que c’est le cas. Mais derrière cela, l’idée qui m’anime surtout, c’est le fait que les gens sont toujours en train de se diriger vers quelque part ou vers quelque chose, leurs voyages pouvant être figurés d’un point de vue spatial autant qu’émotionnel. Ils le font probablement par pur instinct. Ce genre de comportement est un terreau propice aux attentes et aux espoirs, dont mes récits tirent parti et peuvent subvertir la portée. En théâtraliser les conséquences, voilà mon terrain de fiction.

La plupart de ces voyages se font en voiture. Pour un Français, il est même surprenant de croiser autant de situations-clefs campées à l’arrière d’un volant. Cette position de conducteur ou de passager est-elle en soi une bonne assise pour une fiction ?

Oui, c’est ce que je pense. Ou en tous cas, je devrais, pas vrai ? Fondamentalement, je considère l’espace de la voiture comme un endroit basique, où les gens dans la vie vont s’installer tout naturellement. Sans compter qu’être à l’intérieur d’un véhicule en mouvement permet à la fois d’obtenir les effets théâtraux que j’évoquais précédemment et d’investir l’intimité de l’espace clos par un biais qui permet immédiatement d’intensifier l’action.

Vous écrivez généralement à la première personne. Pourquoi pas la troisième ?

En effet… mais je peux aussi écrire à la troisième personne, si je le souhaite. Ce sont deux modes de narration différents, qui demandent bien entendu des compétences différentes, des stratégies différentes, pour imaginer les vies vécues de celui qui raconte. Je ne peux pas vraiment dire qu’une de ces manières d’écrire me soit plus accessible que l’autre.

Vos nouvelles sont presque aussi connues que vos romans. Les deux genres vous requièrent-ils une approche différente des choses ?

Non : pour moi, écrire des nouvelles ou écrire des romans relèvent de la même démarche. Les unes sont courtes, les autres plus longs, c’est tout. Quant à tenter d’aller plus loin dans la distinction entre les deux… J’ai essayé plusieurs fois, mais sans succès. Je pense que trop y réfléchir conduit seulement à rendre l’un comme l’autre plus difficile. Pour moi, un écrivain écrit, point ; parfois ce qu’il écrit est long, parfois ce qu’il écrit est court. Finalement, je crois que je me refuse à rendre ce principe plus compliqué qu’il ne l’est. C’est le rôle des universitaires, de faire ce genre de choses…

Que pensez-vous des commentaires des lecteurs sur vos romans ? Arrive-t-il que certains vous aident à aller plus loin ?

J’adore les commentaires qui tentent de me démontrer que je suis un écrivain brillant. J’aime moins, et même beaucoup moins, ceux qui expliquent que je suis un auteur surestimé, pas véritablement bon, maladroit, voire mauvais… Et une fois de temps en temps, un commentaire vient éclairer vraiment quelque chose que j’ai écrit. Mais très honnêtement, ça n’arrive pas souvent. Et d’ailleurs, ça ne doit pas arriver très souvent : c’est moi l’auteur, non ? Si les lecteurs se mettaient à en savoir plus que moi sur mes livres, il y aurait quelque chose qui ne tourne pas rond quelque part.

Le fait d’être récompensé la même année par le Pulitzer et le Pen Faulkner, pour Indépendance, a-t-il changé votre façon d’appréhender l’écriture ?

Non, ces deux prix n’ont rien changé. Ce qui a changé, c’est simplement le fait que je me suis senti encouragé à continuer sur ma lancée. A part ça… Non, ces récompenses nous ont juste donné, à ma femme Kristina et à moi, quelques jours heureux supplémentaires à partager.

Vous envisagez L’Etat des lieux comme un de vos romans les plus politiques. Pourquoi ?

Je considérais déjà Indépendance, par exemple, comme un roman politique. Mais L’Etat des lieux apparaît comme le plus évidement politique du fait de la période durant laquelle il se déroule : tout se passe pendant l’après-période électorale de 2000 aux Etats-Unis et on est également, même si on ne le sait pas, à moins d’un an du 11-Septembre. L’état d’esprit de la population américaine, le climat en place dans le pays, aussi bien culturel que spirituel, sont des éléments centraux dans le roman, et ce d’autant plus que c’est cette situation, cette atmosphère qui ont ensuite permis que l’Amérique soit si vulnérable, psychologiquement, aux attaques du 11-Septembre.

Qu’est-ce qui vous fait dire que cette atmosphère a affaibli l’Amérique ?

Je pense que le roman décrit tout cela mieux que je ne pourrais le faire ici, mais en quelques mots, je dirais que le climat culturel et spirituel en Amérique, avant le 11-Septembre, était un climat d’autosatisfaction, de complaisance envers des préoccupations purement américaines et totalement narcissiques. Celles-ci pouvaient aussi bien relever du domaine du mercantilisme qu’être liées à un sentiment d’invulnérabilité nationale, d’isolement, ou à celui des responsabilités civiques (élire un bon dirigeant par exemple). Pendant des années, un tas de preuves – culturelles j’entends – se sont accumulées, témoignant de ce que les Américains ne pouvaient pas considérer ce bien-être qui était le leur comme acquis. Je n’insinue en aucune manière que l’Amérique a causé son propre désastre : nous ne l’avons pas fait. Mais nous avons contribué à nous rendre vulnérables à celui-ci. Ce n’est pas une opinion très en vogue dans l’Amérique post-11-Septembre, qui a surtout mis l’accent sur la victimisation, sur l’Américain comme victime – ce que nous avons été, sans nul doute, mais qui ne permet pas d’oublier que nous l’avons été également par nous-mêmes. L’Etat des lieux rend tout cela très visuel.

Une nouvelle traduction de Marc Twain paraît en France à la rentrée. C’est un auteur dont on peine à mesurer, ici, l’influence réelle sur la littérature américaine. Quel a été son impact, selon vous ?

A vrai dire, je ne sais pas s’il existe vraiment un impact fort, ou même déterminant de Twain. On a tous lu Huckleberry Finn au lycée ou à la fac. Mais on a tous lu également The Scarlet Letter de Nathaniel Hawthorne, Animal Farm d’Orwell, et un tas d’autres livres considérés comme « importants ». Il est difficile de dire si ces textes influencent qui que ce soit. Hemingway a dit que Twain était influent, ce qui veut seulement dire que Twain a influencé Hemingway… Cette question s’adresse plutôt à un prof de littérature. Moi, ça ne m’intéresse pas vraiment.

Que conseillez-vous à un lecteur français, parmi ce que vous avez lu récemment ?

Je viens juste de lire un livre glaçant, mais qui n’est pas de la fiction, de Kevin Myers : Watching The Door. Il parle des troubles en Irlande du Nord, au début des années 1970. J’ai également lu Netherlands, de Joseph O’Neill, que j’aime vraiment beaucoup. Mais je lis tout le temps. C’est mon boulot, et j’aime ça.

Une dernière question : Contre-jour, de Thomas Pynchon, sort également en France ces jours-ci. L’avez-vous lu ?

Je ne répondrai pas à cette question. Mes préférences littéraires sont les miennes.

Propos recueillis par (avec )

Lire notre chronique de L’Etat des lieux, de Richard Ford (L’Olivier)