De passage à Paris, Greil Marcus s’est entretenu avec Robert Conrath sur les thèmes majeurs de Lipstick traces, ce qui l’a amené à écrire ce livre et l’espoir qu’il met dans de nouvelles formes de révolte.

Chronic’art : Qu’est-ce qui a déterminé l’écriture de Lipstick traces ?

Greil Marcus : Cette période, entre 1980 et 1988, fut pour moi un véritable exil. Ces années-là avaient un visage insupportable à mes yeux. De la même façon, je ne pouvais pas m’engager sur des sujets concernant les Etats-Unis. J’étais attiré par d’autres traditions de la colère. Elles étaient une matière neuve pour moi. C’est comme ça que la culture européenne du refus est devenue le sujet central du livre. Je suis donc venu en Europe pour y trouver de la documentation, mais surtout pour essayer de capturer l’esprit, le sens des aventures que j’évoque dans le livre. Les gens que j’ai rencontré (Michèle Bernstein par exemple) ont un sens de la révolte très spécifique. Ce n’est pas tant ce qu’ils me racontaient (qui est déjà inestimable) qui m’intéressait que de tenter de faire passer ce sens de la contestation, cette profondeur émotionnelle qui peut surgir à n’importe quel moment. J’ai pu comprendre à ce moment-là que toutes ces personnes -les situs notamment- avaient tous des traits communs.

Quelle était cette colère ?

Elle est difficile à définir, mais elle est toujours présente en eux. Ils peuvent encore exploser à une remarque que vous leur faites. Pas parce qu’ils vous sont hostiles, mais parce qu’il faut comprendre que, pour eux, les enjeux étaient réels et bien plus grands que ce qu’on peut imaginer.

Pourquoi être allé puiser dans la culture de la marge ?

Au début des années 60, on a assisté à l’émergence de mouvements où la joie et le bonheur étaient perceptibles à chaque instant. Je ne me suis jamais senti aussi vivant qu’à cette époque. En étant impliqué dans cette vie, j’ai trouvé un sens à mes actions. Et à la fois, ces événements étaient souvent confus, angoissants même, car ils devenaient de plus en plus politisés. Or, ce bonheur ne peut pas être institutionnalisé. C’est ça que je voulais analyser. Mais c’est avant tout une quête personnelle. J’ai écrit ce livre comme une mise en garde pour d’autres gens : les événements que l’on a vécu sont rares. Mais en raison de leur intensité, ils ne peuvent pas durer.

Existe-t-il des moyens politiques de préserver ou de maintenir un sens de la communauté ?

Pas avec la politisation des mouvements. Sous Reagan, il ne pouvait pas y avoir de sens communautaire. Les gens qui participaient, même à cette époque, à des mouvements de contestation, connaissaient les réponses. Ils se désintéressaient des intérêts spécifiques des autres. Tout cela devenait programmé, froid. La récupération politique devenait systématique, aberrante. Alors que ce qui me fascinait au moment des événements de 68, c’était la libre parole, les échanges qui se passaient entre les gens. Le mot-clé de ces discours, c’était : je vous demande de considérer l’autre, de réfléchir avec l’autre. Et n’importe qui peut prendre la parole. C’est une idée que l’on retrouve justement chez Dada, chez les situs. Je voulais donc montrer les antécédents historiques de cette pensée, le moment où elle se cristallise.
N’êtes-vous pas frustré de ne plus voir ce type de réalisations ? Et combien de temps faudra-t-il attendre la prochaine explosion ?

Ma réponse est en deux temps. Tout d’abord, tout reste profondément possible, tant que les personnes vivent pleinement. Cela peut vraisemblablement émerger des courants artistiques ou intellectuels. Ensuite, ma façon de combattre, notamment en écrivant ce livre, est de dire : la vie va bien au-delà de la politique. Prenez-en conscience. A cours des années 80, le discours sur Reagan était tellement unanime. C’était comme s’il avait sucé le potentiel de vie de chacun des américains dans son discours. Il en était de même dans les années 50. Tout le monde pensait de manière illusoire que le profit allait durer pour toujours. C’est toujours dans ces moments-là qu’il y a des voix qui s’élèvent pour dire que justement cela ne va pas. En ce sens, Lipstick traces est un acte politique, à mi-chemin entre la contemplation et l’action, une manière de dénoncer ce genre de conformisme.

Ne pensez-vous pas que vos lecteurs ont déjà été convaincus par ces arguments ?

Je ne pense pas. Surtout en discutant avec les jeunes gens que je vois. Ils me convainquent au contraire que c’est toujours possible.

Où se situent selon vous les poches de résistance ?

Dans les 25 années qui ont suivi la Seconde Guerre mondiale, l’Histoire a été embrasée par une énergie folle. Les choses ont bougé extrêmement vite, et puis, soudainement, il y a eu un arrêt brutal. Des expérimentions étaient faites, les gens travaillaient au-delà de leurs capacités. Godard est exemplaire pour cela : il veut tout faire, et aller au-delà de ce qu’il sait déjà faire. A partir de 1970, l’Histoire a donc commencé à ralentir. Par peur, mais aussi parce que les gens avaient le sentiment que tout avait été fait, que l’héroïsme des années qui avaient précédées était révolu. Or, le discours des années 60 était tout aussi nocif que celui de la décennie précédente. Maintenant, nous sommes définitivement dans une ère de compromis. Des compromis nés de ces peurs et de ces lâchetés. Et qui ont contaminé tout l’Ouest. Seul l’Est reste un immense chantier. Mais on ne sait pas ce qui va en sortir.

Quels sont vos centres d’intérêts en ce moment ? J’aimerais travailler sur un autre livre, mais je n’ai pas de sujet suffisamment conséquent. Tous les bouquins que j’ai écrit sont venus d’une obsession. Ce qui m’attire aujourd’hui ce sont des groupes de punk-lesbiennes du Nord-Ouest du pays, et que j’écoute avec une réelle excitation. Des groupes comme celui de Corinne Tucker, Sleater Kinny. Ils me semblent très vivants, très directs, et sans doute parmi les plus drôles et les moins peureux de la scène actuelle. Et d’un autre côté, les films. Il est possible que le cinéma soit le moins respectueux du « présent ». J’ai vu des réfutations de cette tyrannie du « présent » dans les films de David Lynch, Blue velvet et Lost highway. Bill Pullman est très intéressant comme acteur dans ce dernier : il essaye de percer la conspiration qui l’entoure. J’ai parlé avec Lynch de ce choix. Il m’a dit qu’il a vu chez cet acteur « le potentiel de la folie ». Lynch sait faire ça, faire sortir un potentiel insoupçonné chez un acteur. Voilà le type de drames qui sont présents dans Lipstick traces. Comme cet acteur, les figures qui traversent le livre possèdent cela : « voyez ces types. Ils semblent anodins, mais ce potentiel de folie existe en eux ». Tant qu’il y aura des foyers de détournements comme ceux-là, même s’ils sont isolés, quelque chose reste possible.

Propos recueillis par

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