Borges a 34 ans lorsqu’il prend la direction de la « Revista Multicolor de los Sábados », où sera publiée la première version de son « Histoire universelle de l’infamie » ; sous une myriade de pseudonymes, il en fera le laboratoire de toute l’oeuvre à venir. Première publication en France de ces inédits, longtemps restés enfouis dans les magasins de la Bibliothèque de Buenos Aires.

Son intense collaboration à la revue Crítica fait partie de ces pans de l’oeuvre que Jorge Luis Borges, toujours très critique vis-à-vis de lui-même et particulièrement prompt à envoyer sa production passée aux oubliettes, n’a jamais jugé dignes d’une reprise ultérieure. Seuls les textes constitutifs de l’Histoire universelle de l’infamie, publiée en épisode avant d’être compilée en volume en 1935, seront finalement sauvés ; et encore tint-il à préciser qu’il n’y voyait que les premiers pas d’un auteur timide et maladroit, peu sûr de son talent. Il prenait d’ailleurs soin de multiplier les pseudonymes, composant ses identités littéraires successives en piochant dans sa généalogie (Benjamín Beltrán, Bernardo Haedo) ou sa bibliothèque (Alex Ander, Jose Tuntar) -c’est d’ailleurs sous le nom de Francisco Bustos qu’il commencera sa carrière de conteur, avec « Homme des Faubourgs ». « Je n’ai jamais pensé faire un recueil de ces esquisses », écrira-t-il plus tard dans son Essai d’autobiographie. « Elles étaient destinées à la consommation courante des lecteurs de Crítica et c’est intentionnellement que je leur donnais du pittoresque. »

G.B. Shaw dans les banlieues

Le quotidien, alors dirigé par Natalio Botana, a pourtant tout d’un journal populaire ; c’est d’ailleurs pour contrer le très austère supplément culturel du concurrent La Nación, à la tête duquel venait de s’installer le romancier Eduardo Mallea, qu’est créée la Revue multicolore du samedi, encart hebdomadaire gratuit de huit pages destiné à égayer les week-ends du lectorat argentin. Botana en propose la direction à Ulyses Petit de Murat, qui décide aussitôt de partager son fauteuil avec Borges ; les deux compères lancent l’affaire dans une liberté complète, n’ayant pour seule consigne que d’y publier chaque quinzaine un article de leur cru. Illustrations humoristiques et critiques théâtrales ou cinématographiques y côtoyèrent ainsi, soixante et un numéros durant, des textes de fiction et d’innombrables traductions, explicitement vouées à la formation du goût littéraire de lecteurs peu rompus à la fréquentation des librairies. Chesterton, Kipling, Shaw, Lawrence, Heinrich Mann, Jack London, Novalis, Marcel Schwob, Swift, Wilde ou Wells se retrouvent ainsi au sommaire d’une revue ouverte au monde dans ses aspects les plus apparemment incompatibles, faisant une page sur les impayables aventures touristiques de Schopenhauer à Buenos Aires puis une autre sur les derniers échos de la barbarie naissante sur la terre de Goethe. « Il n’y avait pas de droits d’auteurs alors. Les auteurs étaient payés en gloire, rien de plus, et non pas en argent. On pouvait faire une excellente revue avec des coupures de presse » (Conversations avec Antonio Carrizo).

Premiers pas de conteur

Borges a alors trente-quatre ans et soigne l’auréole toute fraîche que lui a conféré un récent numéro de la revue Mégáfono, entièrement consacré à son œuvre. Il fréquente assidûment Drieu la Rochelle, venu donner une série de conférences dans la capitale argentine et qui, dès son retour en France, commencera à travailler à sa gloire (« Borges vaut le voyage », écrira-t-il ; il rédige sur lui un article entier pour l’Intransigeant, repris par la suite dans le recueil posthume Sur les écrivains). La co-direction de la Revue multicolore du samedi l’occupe à temps plein et le passionne au point que, passés les délais du bouclage, il trouve encore le moyen d’aller suggérer des rajouts et corrections de dernière minute chez l’imprimeur, dans les ateliers de la rue Salta. Outre les traductions et les notices bibliographiques, dont le présent ouvrage propose une sélection, Borges y publiera en tout vingt-neuf textes originaux, à commencer, dès le premier numéro en août 1933, par « Le Rédempteur effroyable Lazarus Morell », que l’on retrouvera deux ans plus tard dans l’Histoire universelle de l’infamie.
Ces Feuilletons du samedi sont donc la compilation de ses autres articles, restés inédits par la suite, que seuls les fanatiques et une poignée de chercheurs avaient eu l’idée ou le courage d’aller débusquer dans les vieux numéros de Crítica, au fin fond du fichier des microfilms de la Bibliothèque Nationale argentine. Irma Zangara, l’éditrice de ce recueil, ne s’est pas contentée d’y reprendre les rares articles signés du nom de Borges ; un subtil travail de décryptage a été nécessaire pour démasquer l’écrivain sous sa palette de pseudonymes. Qu’il s’appelle Alex Ander, Andrés Corthis, Pascal Güida ou Bernardo Hadeo, c’est donc ce Borges trentenaire et journaliste que l’on y découvre : anecdotes et curiosités scientifiques, paradoxes mathématiques, mythes fantastiques (sorcières, gnomes et elfes, que l’on retrouvera quelques années plus tard dans le Manuel de Zoologie fantastique et le Livre des êtres imaginaires), contes et brefs essais biographiques, de nombreux thèmes transversaux de son œuvre s’y retrouvent déjà, qu’il n’aura de cesse de reprendre, perfectionner et compléter ensuite.

Le Laboratoire éphémère

L’aventure prendra fin sans qu’un soixante-deuxième numéro ne paraisse : en 1934, Natalio Botana supprime la Revista Multicolor de los Sábados et lui substitue une page de bande-dessinées, sans doute jugée plus proche des désirs d’un lectorat populaire auprès duquel Borges avait cependant réussi à faire passer quelques-uns des plus grands auteurs de l’époque. Il ménagera d’ailleurs lui-même la transition en traduisant, à partir du cinquante-deuxième numéro, des contes pour enfants de Kipling accompagnés d’illustrations du romancier anglais : c’est sur cette dernière contribution, infatigablement -et peut-être ironiquement- pédagogique, qu’il reprendra sa collaborations aux revues Sur et La Prensa, nettement plus élitaires. Autant d’articles qui, eux, auront les honneurs de figurer au sommaire rigoureusement étudié et préparé de ses Oeuvres Complètes ; les douze mois de son passage à Crítica, support de ses premiers contes et laboratoire de l’œuvre à venir, n’en méritaient assurément pas moins l’exhumation.

N.B. : L’éditeur publie également Conversations à Buenos Aires, transcription d’une série d’entretiens avec l’écrivain Ernesto Sabata, « l’autre lion de la littérature argentine », enregistrés et animés par Orlando Barone en 1974. Un contrepoint désordonné et passionnant à la série des Dialogues autour des thèmes du rêve et de la réalité, de l’amour, de Dieu, du tango ou du cinéma ; Borges y évoque parfois la tristesse provoquée par le lent déclin de sa mère, qui mourra quelques mois plus tard. Nonobstant les commentaires un rien « littéraires et sentimentaux » de Barone (il le reconnaît lui-même dans une préface à la réédition du livre : « Ils se sont éloignés dans le couloir. Un instant, je reste seul dans la pièce. Seul, non. Dans ma main, la bande enregistrée est un symbole »…), ces discussions informelles et spontanées restent passionnantes. Quatre autres volumes de Borges nous sont promis enfin par l’éditeur : Borgeseries, Art poétique, Lettres de la ferveur et Textes retrouvés.

Jorge Luis Borges, Feuilletons du Samedi ; Jorge Luis Borges et Ernesto Sabato, Conversations à Buenos Aires, traduits de l’espagnol par Michel Bibard, Anatolia / Le Rocher