Retour sur Pola X, l’opus controversé de Leos Carax. Entre l’éreintement abusif et l’apologie bienveillante, il y a une place possible pour une lecture du film au regard de sa source d’origine, condensée dans la formule alchimique de son titre, Pola X : Pierre ou les Ambiguïtés d’Herman Melville. Entretien avec Sandra Maletic, qui a consacré un mémoire de maîtrise au roman de Melville (Unrolling the Scroll. Artistic Initiation in Pierre or the Ambiguities, sous la direction d’André Bleikasten, Université de Strasbourg, 1998).


Chronic’art : Quelle est la place de Pierre ou les Ambiguïtés dans l’œuvre d’Herman Melville ?

Sandra Maletic : Après Moby Dick, qu’il considère comme son travail le plus accompli, Melville traverse une crise : le roman est un échec public et critique. Il entreprend alors Pierre ou les Ambiguïtés pour surmonter cette crise. Il veut prouver qu’il est capable d’écrire un livre qui plaira au public. Il promet à son éditeur un « roman normal » qui utilise les recettes narratives de la production littéraire commerciale. Dans l’esprit de Melville, Pierre est un roman à sensations qui doit accrocher les lecteurs. Dans une lettre écrite à Sophie Hawthorne, il oppose le « bol d’eau de mer »/Moby Dick au « bol de lait »/ Pierre.

Réussit-il son pari commercial ?

Non. Le public ne suit pas Melville. Quant aux critiques, ils sont d’une grande dureté. Tous stigmatisent l’intrigue incompréhensible, la construction trop compliquée… Certains le traitent de « pervers », de « fou ». En fait, Melville a sous-estimé la complexité de son travail. La présence très forte des symboles, la richesse et la diversité des personnages, la multiplicité des voix narratives et surtout le constant commentaire qui accompagne le déroulement du récit font de Pierre; ou, les Ambiguïtés un livre d’un accès difficile. Pour le lecteur contemporain de Melville et plus encore pour celui d’aujourd’hui !

Qu’est-ce qui a pu attirer Leos Carax dans ce roman de Melville ?

D’abord des « affinités électives ». A l’évidence, Carax reconnaît en Melville un double artistique possible. Comme l’écrivain américain qui a subi un véritable opprobre critique après le succès de ses premiers récits de voyage et au moment où il croyait le plus en son travail, Leos Carax a vu son statut d’auteur prometteur du cinéma français violemment remis en cause après l’expérience des Amants du Pont-neuf. Cette similitude de destins artistiques peut être une source inconsciente du projet. En outre, comme Melville, à travers le personnage de Pierre, rejoue cette part autobiographique cruciale qui l’a conduit d’un certain confort artistique à une forme de malédiction critique, Carax reprend dans Pola X le même raisonnement pour dire ses angoisses et ses doutes de cinéaste. La question du plagiat permet d’illustrer ce va et vient entre l’écrivain Melville et son personnage de Pierre d’une part, et entre ces deux-là et le cinéaste Carax d’autre part. Au moment où il invente un style et une écriture nouveaux dans la littérature américaine ; Melville est accusé de plagier les auteurs anglais comme Carlyle par exemple, d’emprunter à un corpus établi des éléments disparates qui donnent forme à ses récits. Pour moi, Carax se retrouve dans cette accusation, ce faux procès selon lequel son style n’est le résultat que d’un collage malin de citations. Son idée du cinéma est d’imposer une forme/synthèse qui fusionne les sources.

A partir de ce rapprochement entre l’écrivain et le cinéaste qui s’appuie aussi bien sur des éléments biographiques que sur des visées artistiques, qu’est-ce que Carax donne à voir du roman de Melville ?

Le squelette narratif : Pierre sans les ambiguïtés. C’est le défaut premier de la plupart des adaptations littéraires au cinéma -surtout quand elles se veulent fidèles- que d’opérer une mise à plat des données narratives. C’est l’éternelle question de la lettre et de l’esprit. Réduisez Voyage au bout de la nuit à son intrigue, vous obtenez une épopée banale et vous formulez le jugement du comité de lecture de la N.R.F quand il rejette le manuscrit de Céline en 1932 : « Roman communiste contenant des épisodes de guerre très bien racontés ». Dans le cas du roman de Melville, l' »aplatissement » pose un problème particulier. Pour les raisons commerciales qu’on a dites, Herman Melville construit le récit de Pierre ou les Ambiguïtés à partir d’une architecture de roman à sensation et il nourrit son intrigue d’un grand nombre de thèmes et de schèmes narratifs familiers au lectorat américain : l’absence du père, le meurtre, l’inceste, l’adultère, le suicide, etc. Ce qui donne sens à ce bric-à-brac de thèmes clichés, c’est l’écriture de Melville qui consiste à creuser les figures métaphoriques impliquées par ces thèmes populaires, à leur tendre un miroir critique. La distanciation ironique, à travers la voix d’un narrateur qui se place toujours dans l’ombre de Pierre, est constante dans le récit de Melville qui traite ces clichés comme autant de révélateurs des contradictions du modèle culturel américain. Il ne reste rien de cette distance dans le film de Carax qui se contente de mettre en images le fond narratif à partir duquel Melville a construit son œuvre. Il perd ainsi la modernité du roman américain, les Ambiguïtés qui sont au cœur du roman.

Selon vous, où le film rate-t-il le plus la modernité du livre ?

En fait, Pola X, s’il est comme le roman de Melville un récit d’initiation, fait l’impasse sur l’importance des symboles dans le cheminement de Pierre. En dépit de quelques séquences oniriques et notamment du monologue nocturne d’Isabelle, le film fait la part trop belle au réalisme. Or, l’initiation du Pierre melvillien passe par les symboles, une multitude de signes interprétés par Pierre comme des signes du destin. Le prénom même de Pierre relève de cette symbolique cruciale dans le roman. Si Melville appelle son personnage Pierre et non Peter, ce n’est pas un hasard. C’est pour souligner l’importance de la pierre/ « stone » comme symbole. C’est, entre autres, la scène de la roche de Memnon, symbole des ambiguïtés melvilliennes. Certes, une séquence du film essaie de montrer ce lien très fort et très sensible qui unit Pierre à ce monument de la nature sous lequel il se couche ; mais ce plan, assez réussi par ailleurs, montre aussi toute la faiblesse du film, incapable de donner sens à la symbolique qui n’est que figurée.

De quoi s’agit-il dans le livre ? Premièrement, par sa forme -habilement reconstituée dans le film- qui associe une base très étroite et une masse imposante qui s’élève au ciel, la roche de Memnon symbolise tout le tragique de l’existence de Pierre : vulnérabilité et désir d’élévation, paradoxe de la fragilité de la masse rocheuse qui n’a qu’un seul point de contact avec la terre. Là est, au sens fort, l’Ambiguïté. Deuxièmement, Pierre est le seul qui, dans ce cadre naturel, a remarqué l’originalité de cette roche qui symbolise donc sa sensibilité artistique. Enfin, le geste de se coucher dessous a une signification dans le roman : c’est précisément dans l’instant du doute -la révélation d’Isabelle, le doute sur le père idéalisé jusque-là- que Pierre va s’étendre sous la roche dans un geste de défi. « Que cette pierre tombe sur moi si le monde ne sait plus distinguer le bien du mal » dit-il en substance à ce moment-là. Quand Pierre se relève, une nouvelle vie s’ouvre à lui comme s’il sortait d’un premier tombeau. C’est sa re-naissance. Le plan de Carax, non seulement n’épuise pas ces significations -comment le pourrait-il ?- mais arrive comme une étrangeté qui parle peu, tellement elle est coupée de toute structure signifiante.

Dans cette étrangeté du plan, n’y a t-il pas justement l’expression d’une connaissance intime de l’œuvre par Carax ?

Sans doute. A plusieurs reprises, à travers des signes malheureusement trop rares, on sent les tentatives de Carax pour « coller » au roman, pour en retrouver le sens profond ; mais les efforts échouent à définir une forme cinématographique harmonieuse. Encore une fois, cette impuissance à trouver une forme pour représenter le roman de Melville relève, pour une large part, d’une incapacité à rendre compte de la symbolique contenue dans le livre. Si l’on prend comme exemple la séquence cruciale du monologue d’Isabelle, on peut relever d’abord les éléments d’une juste correspondance entre le livre et le film : le choix de la nuit est judicieux puisque le récit d’Isabelle est la contrepartie symbolique du monde de Pierre. A la stabilité et à la luminosité de Pierre s’opposent ici le chaos et le monde flottant d’Isabelle. De même, le mouvement de caméra donne une impression de durée et de force à ce monologue qui se déroule sur plusieurs chapitres dans le roman. Pourtant, cette séquence ne convainc pas dans son rapport au livre. Du monologue de Katerina Golubeva, on ne retient qu’une énonciation hésitante, son histoire pleine de souffrances qui n’émerge que par bribes.

Carax donne à voir et entendre une confusion, des mots inarticulés. Or, c’est faire l’impasse et sur le caractère construit de son récit dans le roman, et sur la symbolique à l’œuvre. Pour Melville, ce qu’incarne Isabelle c’est le discours de la féminitude, c’est l’Altérité pour Pierre, celle qui, sans être jamais définie, va dévier le cours trop régulier de son destin. Or, Carax adapte ce discours symbolique en en faisant le discours douloureux d’une réfugiée des pays de l’est. Il psychologise Isabelle. C’est toujours l' »aplatissement ». Dans le roman, elle est un Visage de l’Autre, au sens où l’entend Lévinas. La question n’est pas tant : « Est-elle ou non la demi-sœur de Pierre? » que « Qu’ouvre-t-elle comme possible pour Pierre? ».

La suite du film ne prolonge-t-elle pas ces deux hypothèses ?

Il les prolonge sur le fond, mais la forme manque pour donner à voir un ensemble. Pola X souffre fondamentalement d’un problème d’enchaînements narratifs. Trop souvent, on reconnaît un élément du roman mais qui ne fait écho à aucune chaîne signifiante. Comme si Carax ne pouvait qu’instrumentaliser le récit de Melville. Ce qui s’écroule pour Pierre au moment où il entend Isabelle n’a de sens qu’au regard d’un élément que Carax a éliminé du film : l’absence du père. A travers Isabelle, c’est moins un mensonge de famille qui se révèle -c’est la version du film- que le retour violent du réel dans le monde du père idéalisé par Pierre. Excepté un bref et obscur échange entre Pierre et sa mère, le père de Pierre se réduit dans le film à la moto qu’il lui a offert. C’est plus qu’un fâcheux raccourci. Une courte scène est encore plus symptomatique de cette instrumentalisation du roman à l’œuvre dans le film. Dans le livre de Melville, Isabelle est française et a dû traverser la mer pour retrouver Pierre. Ce qui explique la mélancolie qui lui fait dire, alors qu’ils se trouvent sur un quai dans le port de New York : « Je le sens ! Je le sens ! C’est cela ! C’est cela !… Le mouvement ! Le mouvement ! ». Elle se rappelle sa traversée de l’Atlantique lorsqu’elle était enfant et ressent le mouvement des vagues. Dans le film, on retrouve des répliques semblables sur le mouvement des vagues, mais elle n’ont plus aucun sens : d’abord, Isabelle et Pierre sont tous deux sur un bateau-mouche sur la Seine ; ensuite, Isabelle vient d’Europe de l’Est, et n’a du traverser, que je sache, aucune mer pour venir à Paris !

Propos recueillis par

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