Philippe van Leeuw s’inquiète : parviendra-t-il à conserver une spontanéité qu’il craint de voir s’émousser à mesure que s’enchaînent les entretiens ? Doutes vite dissipés, tant le réalisateur belge semble intarissable, avide de faire partager sa passionnante expérience. Dans Le Jour où Dieu est parti en voyage, il retrace le parcours désespéré d’une Tutsi dans un Rwanda ravagé par le génocide, que sa rencontre inopinée avec un homme blessé va peut-être sauver… Entretien.

Directeur de la photographie de son état, Van Leeuw a signé l’image des premiers longs métrages de Bruno ou Laurent Achard. Plus que quiconque, l’homme connaît le pouvoir d’une belle image, mais surtout ses limites. Il dit avoir privilégié le son pour donner corps à l’horreur du génocide rwandais. Il confie ne pas avoir d’autre projet que celui de défendre son premier long métrage qui a changé les cinq dernières années de son existence. Rencontre avec un chef opérateur devenu cinéaste, dont la reconversion semble loin d’être fortuite.

Chronic’art : Pourquoi avoir choisi cette histoire ?

Philippe van Leeuw : Je ne peux pas dire que j’ai choisi cette histoire. Je crois que c’est elle qui m’a choisi. En 1994, j’habitais Bruxelles. J’étais témoin, par télévisions interposées, des images de massacres qui avaient lieu au Rwanda. J’étais bien sûr choqué, dans un sentiment de désarroi par rapport à l’impuissance que je me découvrais, ce fait d’être un témoin passif. J’ai ensuite rencontré des gens, des coopérants belges qui revenaient de Kigali, sans rien, et qu’on a aidé comme on a pu… Ils nous ont tout raconté. Ils avaient quatre enfants. Ils avaient été témoins d’une violence beaucoup plus concrète que celle que nous avions pu avoir à la télévision. Cette différence est incommensurable. Ils avaient vu des monceaux de cadavres tout au long des routes. Avant de partir, ils avaient réussi à cacher la jeune femme qui s’occupait de leurs enfants, dans le plafond de leur maison. A partir de là, ils n’ont plus jamais eu de nouvelles. Après la guerre, ils ont essayé de la retrouver, sans suite. Elle a probablement été tuée. Ils étaient dévastés par cette culpabilité vis-à-vis d’elle. Tout ça a rejailli sur moi. Je n’arrivais pas à m’en débarrasser. Pendant des années, je suis resté avec l’image de cette femme qui avait été abandonnée, comme tous ces gens. Ça m’a pris des années avant de réaliser que je pouvais en faire quelque chose, imaginer son parcours de fuite. A partir de là, il était indispensable que ce film se fasse.

Le projet s’est monté facilement ?

J’étais investi d’une énergie que je n’avais jamais connue. Mais ça ne s’est pas fait sans mal non plus. L’Afrique n’intéresse pas beaucoup de monde a priori, il est difficile de lever des financements sur des récits aussi douloureux. Après une lutte relativement longue, j’ai finalement réussi à convaincre le CNC, la Fondation Gan, Canal + et d’autres organismes belges. On a reçu un financement honorable, même si cela reste un petit budget. En Belgique, la communauté flamande et la communauté francophone nous ont aidées, le Ministère des Affaires étrangères aussi. C’est comme si la Belgique entière participait au film. J’en suis très heureux. En dehors de ces périodes de recherche de financement, c’était extraordinaire, malgré quelques difficultés.

Et le tournage ?

Ce n’est jamais facile de tourner en pleine nature. J’avais été chef-opérateur pendant plusieurs années, j’avais pas mal de bagage de ce côté-là. J’ai fait les repérages sur place. J’ai concentré la plupart des lieux du film dans un périmètre très restreint, à 5 heures de route de Kigali. Je voulais respecter la chronologie du scénario pour permettre à l’actrice d’avancer sereinement dans le récit. Le Rwanda s’est stabilisé. Il est plus facile aujourd’hui d’y tourner des films. Le tournage a été grandement facilité par l’aide des autorités rwandaises et des associations de survivants. On a eu la chance de travailler avec une équipe technique qui avait fait plusieurs tournages là-bas, et qui a été d’une compétence folle.

Vous parlez de « parcours de fuite » pour votre personnage principal, Jacqueline, c’est-à-dire ?

Au début, l’espoir de retrouver ses enfants vivants lui procure l’énergie d’avancer. Quand elle découvre ses enfants morts, cette énergie s’évanouit. Le désespoir la gagne et ne lui laisse plus d’autre espace que la perspective de mourir. Sa souffrance est intolérable. C’est le genre de douleur lancinante qui part de la tête et qui gagne tout le corps. Sans avoir vécu ça moi-même, je voulais donner forme à cette sensation. La rencontre avec l’homme blessé n’y changera pas grand-chose. Même si elle le sauve de la mort, cela reste à son corps défendant. Son esprit voudrait mourir mais son instinct de survie lui donne à chaque fois le bon réflexe, l’impulsion qui va la maintenir en vie.

Vous adoptez un point de vue très proche de vos personnages. On est davantage dans un récit intime plutôt qu’un traitement historique du génocide…

Absolument. Il s’agissait pour moi de situer les choses dans le génocide en le considérant comme un fait accompli. Lorsque le film commence, le génocide est là, les massacres ont déjà commencé. Le but du film n’est pas d’exposer ma vision de cette tragédie mais de montrer comment mon personnage, face à une situation aussi extrême, tente de trouver un ressort à sa propre survie. Ce principe m’a guidé pendant l’écriture du scénario. A la fin de chaque séquence, je me mettais à sa place et je me demandais : « quelle est la prochaine étape ? ». Je me suis mis au service de ce sujet et de cette femme.

Les scènes de tuerie restent hors champ…

Il y a un danger double quand on met en scène des massacres au cinéma. Soit le réalisateur n’est pas à la hauteur de la réalité et dessert le sujet en se montrant trop trivial ; soit il est à la hauteur mais il réalise un morceau de bravoure et on ne retient que cela. C’est ce que je voulais éviter. Il fallait que je disparaisse, pour le bien du film. Par respect pour les survivants et les victimes, je ne voulais pas ajouter de voyeurisme à cette souffrance. C’est pourquoi j’ai utilisé davantage le son pour suggérer ces instants de violence. Je connais l’image et me méfie de ses excès. J’ai eu beaucoup plus d’audace avec le son, car c’est un domaine que je ne maîtrise pas. Il offre un rapport plus immédiat et inconscient aux émotions. Lorsque mon personnage, caché dans le toit de la maison, entend les cris des gens qui se font massacrer dehors, il se produit un véritable déchirement. On a la capacité de générer pour l’imaginaire des émotions beaucoup plus saisissantes et authentiques que ce que peut offrir l’image.

Les personnages sont des proies. Ils adoptent des attitudes très animales pour survivre. Cette idée était présente dès l’écriture ?

Oui, dès le début. Les choses me sont parfois apparues a posteriori, mais j’étais dans un rapport très concret à ce que je faisais. Lorsque cette femme court d’une situation à la suivante, dans le seul but de survivre, elle n’a plus rien. Nécessité fait loi, surtout quand on repart de zéro. L’isolement et le désarroi encouragent mes personnages à tout reconstruire à partir de rien. L’homme coupe de la viande avec une pierre fendue, fabrique des javelots à partir de simples bouts de bois. C’est un retour à l’âge de pierre, en quelque sorte.
En réalité, si vous êtes pourchassé comme un animal, vos seuls recours sont ceux des animaux. Vous n’êtes pas un animal pour autant, bien entendu. Mais la négation de l’Humanité, à ce moment-là, est totale, ce qui vous précipite vers le désespoir.

La Nature a un rôle prépondérant, c’est un personnage à part entière. Vous filmez très peu les paysages du Rwanda en plan large. Tout se situe au cœur des arbres et des herbes hautes. Vous vouliez éviter une esthétique de carte postale ?

Il faut toujours se méfier des belles images. Je n’avais pas besoin de ces beaux paysages pour servir mon histoire, donc je ne les ai pas filmés. Cette forêt a sa propre existence. Elle est à la fois un refuge et un leurre : on ne sait jamais d’où peut venir le danger, à cause du manque de visibilité et de l’atténuation des sons. A certains moments, elle peut apparaître comme une prison. Mais en même temps, elle est là, belle, abondante. Par son microcosme, elle est l’image même de la vie. Même si elle reste complètement indifférente à la misère de ces gens et à la misère humaine en général. Il était important de souligner ce caractère immuable par la bande-son. Mon ingénieur du son a fait un travail remarquable. Il fallait que cette vitalité de la Nature vienne en contrepoint au désespoir de Jacqueline.

Le personnage masculin est assez ambivalent : il est à la fois dépeint comme une victime Tutsi mais il peut paraître très inquiétant dans ses rapports avec l’héroïne.

Quand Jacqueline le découvre, elle le voit comme un fardeau. Tandis que lui, dès son rétablissement, se met à reconstruire un espace et une vie quotidienne pour survivre, elle s’enferme dans un désespoir sans idée de retour. Lorsqu’il revient au campement avec une machette, il récupère sa capacité d’Homme, avec sa force, ses doutes mais aussi la violence potentielle qui s’y rattache. C’est un outil selon lui mais, pour Jacqueline, cela reste une arme qui a servi à tuer ses enfants. Le quotidien lui devient donc insupportable, par peur de voir cette violence se retourner contre elle. Alors, oui, elle se laisse conquérir par lui, à un moment. Pour moi, c’est un geste d’abandon. Ce n’est pas une scène d’amour. On reste, toute proportion gardée encore une fois, dans un régime animal. Parce qu’on sait qu’on va mourir, on veut garder quelque chose de vivant en soi. L’acte sexuel est encore une des meilleures façons d’y parvenir. Lui a un désir qu’elle ne partage pas, mais elle consent à cet acte, elle n’est pas violée. Même si le rapport entre les deux peut paraître archaïque, je ne pense pas avoir fait un film antiféministe, au contraire. Mais je pense qu’il y a, dans nos archaïsmes masculins et féminins, des choses que l’on reproduit malgré nous, et qui sont en conflit permanent. Dans le film, je situe l’homme dans l’action, dans la construction, dans le combat. Je situe bien plus volontiers la femme dans l’acceptation et dans la sédentarité.

Vous réalisez ici votre premier long métrage, après avoir été chef opérateur avec plusieurs cinéastes. Comment s’est passée la transition ?

Ce n’était pas évident pour Marc Koninckx, le chef opérateur, de travailler avec quelqu’un qui a exercé ce métier. Mais je l’ai laissé tranquille. Sans être complètement inattentif à ce qu’il faisait, j’ai déchargé toute la responsabilité de l’image sur lui. Mais j’avais réfléchi en amont à certains aspects visuels du film, que j’avais prédécoupé sommairement. Même si j’écris mes scénarios de manière très littéraire, il m’arrive de concevoir des valeurs de plan pour certaines séquences. Je compte sur la chorégraphie des plans plutôt que sur leur nombre. Un plan juste l’emporte sur trois plans qui s’additionnent et parfois s’annulent. Je dirais que la différence entre les deux postes se situe au niveau de l’énergie mise au service du projet. Être chef opérateur, c’est comme être comédien : on est sollicité, on fait sa part avec conviction sur le moment, et puis ça s’arrête. En revanche, pour moi, ça fait cinq ans que ça ne s’arrête pas. Chaque jour il y a du nouveau. Du coup, je suis investi d’une énergie comme je n’en ai jamais connu. Elle n’est pas seulement dans la maîtrise que j’ai sur les choses en tant que chef opérateur, mais dans l’exploration perpétuelle de nouvelles possibilités.

Comment avez-vous choisi vos acteurs ?

J’ai cherché mon actrice sur place. Je voulais une comédienne qui soit rwandaise et qui ait survécu au génocide. La recherche s’est fait dans un temps raisonnablement long. Il fallait qu’elle puisse transmettre sa culture et sa souffrance. C’est un personnage qui parle peu, donc il fallait que Ruth (Nirere, ndlr) puisse s’appuyer sur son propre vécu. Elle a dû puiser beaucoup en elle-même pour le faire. Je ne voulais pas qu’elle soit polluée par une quelconque influence occidentale. Pour Afazali Dewaele, l’interprète masculin, j’ai dû passer par des castings, en Belgique. Il fallait quelqu’un qui puisse jouer la souffrance physique de façon convaincante. J’avais essayé avec des non-professionnels, sans résultats. Lui me l’a exprimé de façon remarquable. Pour le coup, on revient à ce besoin de l’authenticité de l’image pour donner corps à cette sensation universelle. La qualité du film en dépendait.

Vous les dirigiez beaucoup sur le tournage ?

Lui, peut-être un peu plus. Avec Ruth, ce n’était pas nécessaire. On tournait dans la chronologie du récit. Elle n’avait pas lu le scénario auparavant, elle découvrait à chaque fois le texte la veille. Nous nous sommes parfaitement entendus, toujours dans la simplicité.

Vous pouvez nous parler du titre ?

Il résonne de plusieurs manières. Il était important de citer Dieu, qui constitue un soutien possible dans une situation de détresse aussi forte. Et en même temps, Il perd sa propre valeur : la foi n’a plus raison d’être. Je ne sais pas si mon personnage perd la foi ; en tout cas, elle n’y trouve plus de raison, plus de soutien. Ça lui donne même prétexte à mettre fin à ses jours, ce qu’elle n’aurait pas pu faire en tant que croyante. Au Rwanda, l’impact de la religion est énorme. Durant le génocide, les gens disaient que Dieu était parti en voyage. Ils ajoutaient que même Satan était parti, parce qu’il ne voulait rien avoir à faire avec ça…

Vous avez travaillé sur des films de Bruno Dumont, Laurent Achard ou Claire Simon. Cela a-t-il influencé votre façon de réaliser votre premier film ?

A des degrés divers. Avec Laurent Achard, c’est la justesse du plan qui importe. Avec Bruno, c’est beaucoup plus complexe. On se connaissait depuis très longtemps, on avait déjà travaillé ensemble et La Vie de Jésus représentait en somme l’aboutissement d’un parcours commun. En tout cas, ce qu’on a formulé tous les deux sur le film nous a considérablement enrichis. Ce qui est beau avec Claire, c’est sa force et son énergie. J’ai trouvé dans ces trois personnages des ressources et des émotions différentes. Quand on est au coeur du sujet et qu’on les observe avec la distance d’un chef opérateur, on est touché.

Il y a d’autres cinéastes qui vous ont donné envie de faire ce métier ?

Ça remonterait à trop loin, je ne pourrais pas vous en parler. Pour ce film-ci, j’ai beaucoup pensé à Kiarostami, un cinéaste qui m’est cher. Il sait travailler de manière extraordinairement simple des situations très profondes. De manière plus circonstancielle, il y a aussi Terrence Malick. Il y a dans son cinéma une affinité pour la Nature que j’ai moi-même et que j’ai pu mettre en relation dans mon film.

Propos recueillis par et

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