Philip José Farmer, 88 ans au compteur et plus d’une quarantaine de romans (sans compter les nouvelles) à son actif, est l’auteur des célèbres sagas « Le Fleuve de l’éternité » et « Les Faiseurs d’univers ». L’actualité de ses nombreuses rééditions permet aujourd’hui de redécouvrir les multiples facettes de cet écrivain caméléon, autant réputé pour ses pastiches, que pour avoir été le premier à introduire du sexe dans la science-fiction.

Philip José Farmer est né en 1918, dans l’Indiana, en plein Midwest, dans un milieu extrêmement rigoriste. Elevé parmi les chrétiens scientistes, le petit Farmer très tôt se distingue par ses coups d’éclat et ses provocations (il se déclare athée à l’âge de 14 ans). Ses premiers pas dans la SF sont tout aussi fracassants. Il devient célèbre du jour au lendemain, suite au scandale provoqué par la parution de sa première nouvelle, The Lovers (Les Amants étrangers), en août 1952. Si ce texte a tant fait parler de lui lors de sa publication dans Startling stories (la seule revue qui ait accepté de le publier), c’est non seulement parce que Farmer osait parler ouvertement, frontalement, de sexe en science-fiction, mais pire, il décrivait des relations sexuelles mixtes, entre un homme et une extraterrestre (une forme évoluée d’insecte, avec quand même un minimum de mimétisme humain au niveau du cul et des seins, forcément ça aide). A l’époque de la ségrégation raciale, l’Amérique puritaine des années cinquante est choquée. La SF pudibonde de grand-papa ne s’en remettra pas. John Campbell, patron d’Astounding et grand dépositaire du dogme, avait fait part de son écœurement, précisant à son auteur a quel point ce texte lui avait donné envie de vomir ! Heureusement, les cris d’orfraie de l’arrière garde n’empêchent pas la nouvelle génération issue du fandom de récompenser Farmer, lors de la première remise des prix Hugo, en 1953. Provocateur, l’allocution qu’il prononça à cette occasion portait sur la science-fiction et le rapport Kinsey ! Depuis, pour la plupart des biographes, l’affaire est entendue : Philip José Farmer est l’homme (adulé ou détesté) qui a introduit le sexe dans la science-fiction. Une page est tournée. Cet évènement charnière marque la fin de « l’âge d’or » des pulps et l’entrée dans une science-fiction plus adulte. Rétrospectivement, le texte (de la version roman, rééditée chez Terre de Brume) paraît bien inoffensif. Les Amants étrangers n’était jamais que de la petite bière, en comparaison de ce qui s’écrivait ailleurs en matière de sexe. On y cherchera en vain des détails salaces dans la description des rapports intimes de Hal Yarrow, le terrien, et de Jeannette, la Lalitha, autochtone de la planète Ozagen (en référence au Magicien d’Oz : Oz again!). Pas un geste de trop, pas un mot déplacé, pourtant c’est avec elle, que Hal va découvrir l’épanouissement sexuel, loin de la répression sociale du Clergétat et surtout loin de sa légitime épouse, Mary, restée sur Terre à la maison. La référence au personnage biblique de Lilith n’est évidemment pas anodine; quand au choix de Mary pour le prénom de la bigote frigide, il laisse également peu de doute sur le caractère blasphématoire des propos de l’auteur.
A l’avant garde de la New-wave

Comme si cela ne suffisait pas, PJF enfonce le clou et récidive sur le thème des sexualités alternatives avec le recueil Des Rapports étranges (Strange relations, 1960), poussant très loin les possibilités d’accouplements entre les races et les espèces originaires de différentes planètes. Puis, fidèle à la réputation sulfureuse qu’il s’est maintenant solidement forgé, il abandonne les bluettes pour passer à la vitesse supérieure et plonger tête la première dans une pornographie résolument hardcore. Le summum est atteint dans la trilogie des Exorcismes (réédition Le Jardin des Livres), achevant définitivement de libérer la SF de ses chastes origines et ouvrant la voie aux culbuteurs de tabous de la New-Wave anglaise, Moorcock, Spinrad, Ballard, etc. Mais Farmer n’est pas qu’un pornographe galactique. En plus du sexe et de la SF, il a une autre passion : la réécriture des vieux pulps d’aventures de son enfance. Il débute sa période Parodie avec les romans noirs des années 30. A la suite de Hammett et Chandler (et Byron!), il crée le détective Harald Childe, dont les enquêtes le mènent sur la piste d’un club de vampires lubriques. Ecrit au départ pour un éditeur de pornos, Comme une bête, un exorcisme, rituel un (The Image of the beast, 1968), dépote méchamment les chrysanthèmes. Farmer fait dans la démesure. « Tout en continuant à se pétrir les seins de la main gauche, elle laissa glisser sa main droite jusqu’à son pubis ; elle s’entrouvrit la partie supérieure des lèvres avec un doigt et se massa le clitoris. Elle se mit ensuite à le caresser vigoureusement, avec des gestes brefs et saccadés ; soudain, elle rejeta la tête en arrière, la bouche ouverte, l’air extatique. (…) Et là, Childe fut saisi d’une violente émotion. Bien qu’il se fût plus ou moins attendu à une surprise de ce genre, quelque chose surgit de l’intérieur du vagin ; on aurait dit une langue très menue, longue et blanche… ». Le deuxième tome des (S)Exorcismes, Gare à la bête (Blown, 1968) contient au centuple les séquences du premier. Gore et cul à pratiquement toutes les pages. Avis aux amateurs. Pour l’anecdote, Farmer en profite également pour mettre en scène LE fan absolu de science-fiction, Forry, dans lequel les initiés reconnaîtront sans peine le légendaire Forrest J. Ackerman (Vampirella, Famous monsters of filmland …), qui a bien du mal à garder son calme lorsque les entités venues d’ailleurs s’en prennent aux trésors de sa fameuse collection.

Ma mère est un singe, mon père est un Dieu

Autre forme d’hommage, Farmer aime se faire l’historiographe des personnages de pulps, en s’attaquant aux lacunes de leur biographie officielle. Le jeu quasi borgésien consiste d’abord à rétablir la vérité, le postulat de base étant que Tarzan, Doc Savage, Sherlock Holmes ou encore Phileas Fogg ont réellement existé, et que Edgar Rice Burroughs, Kenneth Robeson et les autres, n’ont pas tout dit. La Jungle nue (A feast unknow, the memoirs of lord Grandith, 1969) et Le Seigneur des arbres (Lord of the trees, 1970), complètent les romans de Burroughs en s’intéressant aux prouesses sexuelles de Tarzan.
Un surhomme ne pouvant avoir qu’une sexualité débridée, très au dessus de la moyenne, l’auteur s’en donne à coeur joie et ne recule devant aucune scène : viol, zoophilie, émasculation, excision à grands coups de dents ! constituent le tout-venant des amours sauvages de Lord Greystoke. L’Autre voyage de Phileas Fogg (The Other log of Phileas Fogg, 1973), est plus sage. Il part du principe que Le Tour du monde en quatre-vingts jours contenait deux histoires. La première est connue, c’est celle que relate Jules Verne, la seconde est restée secrète, elle oppose deux races extraterrestres, les Eridanéens et les Capelléens, qui s’affrontent dans une lutte à mort pour le contrôle de la planète. Mineure du point de vue romanesque, cette fantaisie victorienne,  » à voile et à vapeur « , a au moins le mérite d’annoncer l’esthétique Steampunk, bien avant son invention par Tim Powers et sa bande de copains. Enfin, c’est dans Tarzan vous salue bien (Tarzan alive, a definitive biography of lord Greystoke, 1972), et Doc Savage : his apocalyptic life, que PJF invente le concept phare du Wold Newton universe. Il s’agit rien moins que de prouver que tous ces héros (et bien d’autre, tel le Mouron Rouge, le Chevalier Dupin, le professeur Challenger, Raffles, The Shadow, etc.) appartiennent à une seule et même famille mythique issue d’Odin. Il a plu au dieu scandinave de diriger la chute d’une météorite qui tomba prés de Wold Newton, dans le Yorkshire, à la fin du XVIIIe siècle, et d’engendrer, par radiation, la mutation des passagers d’une diligence qui passait par là. Les descendants des voyageurs, doués de facultés hors du commun, deviendront des justiciers ou des super-vilains, dont les exploits/méfaits seront par la suite romancés pour former le corpus des pulps. Sous la parodie, Farmer apparaissait une fois de plus comme précurseur. Alan Moore, entre autre, lui doit beaucoup. Lorsque le scénariste de Watchmen et de V for Vendetta lance The League of extraordinary gentlemen, il ne fait jamais que s’inspirer du Wold Newton universe.

La religion est la toute première forme de science-fiction

Amuser la galerie, c’est bien. Mais Farmer sait aussi se montrer plus sérieux et plus profond quand il aborde son troisième sujet favori, la religion. « Même étant athée, j’étais attiré par la foi catholique romaine. Mais je croyais encore que la religion n’était que l’expression consciente d’un combat instinctif pour survivre (…). Conscient qu’un individu n’est pas éternel en ce monde, le cerveau imagine un monde futur, ou un univers d’une autre dimension, où l’immortalité est possible. Autrement dit, la religion est la toute première forme de science-fiction ». Le cycle du Monde du fleuve repose sur une idée magique au développement étourdissant, même si l’intérêt faiblit bien avant le dernier volume : l’immortalité a été accordée aux hommes, non par des moyens surnaturels, mais par la science. Un matin, l’humanité toute entière, c’est-à-dire les dizaines de milliards d’individus qui ont vécu sur la Terre, depuis le premier Néanderthalien jusqu’au dernier représentant de l’espèce, se trouve ressuscitée sur une planète inconnue, de par et d’autre les rives d’un fleuve gigantesque (32 millions de kilomètres).
Par quel miracle et pour satisfaire quel obscur dessein, c’est ce que vont tenter de découvrir Sir Richard Francis Burton, l’explorateur des sources du Nil, et Mark Twain, qui n’a pas oublié son cher Mississipi, en remontant jusqu’à la source du fleuve. Aidés dans leur entreprise par Cyrano de Bergerac, Tom Mix, Goering, PJF lui-même, et bien d’autres, anonymes ou célèbres, les compagnons survivants du cycle finiront aussi puissants que des dieux. Mais leurs pouvoirs restent limités par l’étroitesse de leur condition humaine. A force de longévité, ils sont guettés par l’ennui, et la saga des hommes-dieux, l’autre grand cycle de Farmer, peut dès lors commencer (Les Faiseurs d’univers, réédition en deux volumes, La Découverte). Qu’on se rassure, le fond de réflexion théologique ne l’empêche jamais d’être avant tout un auteur picaresque. Même les textes mettant en scène le Père John Carmody (La Nuit de la lumière, Terres de brume), un missionnaire de l’espace confronté à des énigmes théologiques fondamentales, sont d’abord de formidables space opera jouant à fond la carte du sens of wonder et de la fantasy (pour peu que ce terme ait vraiment un sens), un genre qu’il aborde encore plus ouvertement avec le cycle d’Opar (Point Seuil Fantasy).

Hadon, fils d’Opar

Là encore, Tarzan n’est pas très loin. Les millions de lecteurs d’Edgar Rice Burroughs n’ont pas oublié ses aventures dans la cité perdue d’Opar, cette ville  » d’or et d’argent, d’ivoire, de grands singes et de paons « , et surtout sa divine souveraine, la belle Lâ, qui voua à Tarzan un amour aussi ardent que sans espoir. L’action de Un Trône pour Hadon (Hadon of ancient Opar, 1974) et de sa suite Hadon, le guerrier (Flight to Opar, 1977) se déroule dans l’Afrique Centrale, il y a 12 000 ans. Le noble Hadon a remporté les épreuves lui garantissant le royaume et la fille du roi, sauf que le roi n’a nullement envie de lui céder son trône et encore moins sa place dans le lit de sa fille. Déjà, Lâ, la prêtresse d’Opar avait de nombreux traits communs avec She, alias Elle-qui-doit-être-obéie, d’après les romans de Ridder Haggard. Juste retour des choses, Farmer s’amuse à son tour à convoquer des personnages issus du cycle Allan Quatermain. Evoluant toujours à la frontière des différents genres, Philip José Farmer est un conteur-né, un écrivain fleuve, pisse-copie diront même les moins indulgents qui lui reprocheront son manque de rigueur et son absolu mauvais goût. Mais quand bien même ils n’auraient pas complètement tort, Farmer restera l’une des voix les plus audacieuses de la science-fiction américaine, récompensée par les plus grands prix (3 Hugo, 1 Nebula et 1 World Fantasy Award). Qui dit mieux ?

Bibliographie :
Les Amants étrangers, éditions Terre de Brume
L’Autre voyage de Phileas Fogg, éditions Terre de Brume
La Nuit de la lumière, éditions Terre de Brume
Tarzan vous salue bien, à paraître chez Terre de Brume
Un Trône pour Hadon, éditions Point Seuil Fantasy
Hadon, le guerrier, éditions Point Seuil Fantasy
Les Faiseurs d’univers (2 volumes), éditions La Découverte
La Jungle nue, éditions La Découverte
Gare à la bête, éditions Le Jardin des livres
Comme une bête, éditions Le Jardin des livres