« I need water ». Un ange passe après une première phrase lancée quelques secondes avant le début de notre entretien-fleuve. L’optique, pour le moins stressante, de rencontrer un des meilleurs intervieweurs de cinéastes américains – ces rencontres avec Ford, Welles ou Hawks ont marqué l’Histoire du cinéma – devient une appréhension devant la rudesse de ces premiers mots. Mais, ce qui paraissait comme une requête rêche se révèlera être un excellent présage : Peter Bogdanovich est un être affable et seule la déshydratation pourrait l’empêcher de parler. L’homme était invité par le Festival des Rencontres de la Seine Saint-Denis (du 14 au 23 novembre 2008), qui lui consacraient une rétrospective. Occasion salvatrice de (re)découvrir des chefs-d’oeuvres méconnus tels que « La Dernière séance ou What’s up doc ? » ou ses documentaires sur Edgar G. Ulmer ou le mythe John Ford. Plus qu’un excellent réalisateur, plus qu’un critique phare, Peter Bogdanovich est avant tout un historien exceptionnel. Ayant côtoyé les plus grands maîtres de l’âge classique hollywoodien, l’homme n’est jamais à court d’une anecdote ou d’une révélation qui magnifient l’humanisation d’artistes devenues légendes. Si l’on ne s’accorde pas forcément sur son désespoir du cinéma contemporain, il s’est avéré difficile de rester indifférent à une telle mémoire d’un âge supposé révolu, empreinte d’une si belle sincérité. Rencontre avec un immense passeur.

Chronic’art : Quel effet cela fait d’être à l’honneur d’une rétrospective ?

Peter Bogdanovich : D’habitude, je n’aime pas trop ce genre d’évènement. Mais l’opportunité de pouvoir revenir sur Paris était irrésistible. D’ailleurs, mon assistante n’était jamais venue, c’était donc une excuse de plus. Un très bon ami à moi, Jean-Vincent Puzos, qui était chef-décorateur sur mon dernier film (Un Parfum de meurtre, 2001), connaissait personnellement certains des organisateurs du Festival, et me l’avait chaudement recommandé. Je dois admettre que c’est un très bon festival. Je suis évidemment comblé d’être l’invité d’honneur. Mais ça me rend toujours nerveux : ce genre de chose vous arrive généralement en fin de vie. Je n’aime pas l’idée que cela implique (sourire). What’s up doc ? a fait l’ouverture, et ce fut un succès public. On s’est tellement amusé à faire ce film. Je crois que le public a ressenti cette folie qui s’était emparée du tournage à cette époque.

Comment est née votre passion pour le cinéma ?

Je ne sais pas vraiment… Mes parents m’ont emmené très jeune au cinéma. Le premier film que j’ai vu, était Dumbo. Je n’avais pas tellement aimé. Mes parents se souviennent que je hurlais si fort, qu’ils avaient dû me sortir de la salle ! Quelques années plus tard, mon père m’a emmené voir plusieurs films muets au MOMA (Musée d’Art Moderne de New York, ndlr). J’ai adoré découvrir les œuvres de Chaplin, Harold Lloyd et de Buster Keaton.

C’est ce qui vous a donné envie de travailler dans ce milieu ?

Mes parents m’emmenaient tellement au cinéma. A un tel point que j’ai voulu, très tôt, devenir une star de cinéma. J’ai commencé en tant qu’acteur à l’âge de 15 ans. J’ai toujours voulu être acteur, même si j’ai fini par devenir réalisateur au bout du compte. C’est arrivé comme ça, par la force des choses. Quand je mets en scène, je pense encore souvent comme un acteur. Quelqu’un m’a un jour demandé : « Quand tu joues, tu penses comme un réalisateur ? », je lui ai répondu : « Non, quand je mets en scène, je pense comme un acteur ! ». C’est mon paradoxe (It’s my paradox) !

Comment êtes-vous devenu journaliste ?

J’étais fauché. Je cherchais une solution pour pouvoir entrer gratuitement aux séances. Mon incursion dans le journalisme date de mes 14 ans, quand j’étais encore lycéen. J’avais ma propre rubrique dédiée au cinéma et au théâtre dans le journal de mon lycée. L’expérience a duré quatre ans, le journal était publié huit fois dans l’année. Mais je devais encore payer pour voir des films. A la fin de mes études, un petit magazine de cinéma, qui s’appelait Film quaterly, m’a contacté pour que j’écrive pour eux. Je pouvais enfin m’inscrire aux projections de presse sans avoir à dépenser un cent. Pour diverses raisons, je me suis retrouvé à interviewer Sydney Lumet, qui avait déjà réalisé quatre films. C’était mon premier entretien, et payé de surcroît. C’était la belle vie : des films gratuits et être payés pour les voir ! Et tout s’est enchaîné à partir de là.

Le milieu de la critique a évolué selon vous ?

Je peux vous assurer que l’époque était bien plus intéressante qu’aujourd’hui. Tout le monde lisait Les Cahiers du cinéma ou Positif. On réfléchissait beaucoup sur les concepts de cinéaste (en français, ndlr), on débattait de la « politique des auteurs ». Cette dernière avait un impact très fort aux Etats-Unis, au début des années 60. Cela ne semble plus qu’un vague souvenir aujourd’hui. Il n’y a plus autant de passion. Les films eux-mêmes ne sont plus aussi bons, donc…

Vous paraissez nostalgique…

Je suis arrivé quand le système hollywoodien classique arrivait à son dernier souffle. Même si ce dernier s’effondrait en silence, de nombreuses stars et réalisateurs de cet Age d’or étaient encore vivants. J’ai donc tout fait pour rencontrer la plupart d’entre eux. Pour cela, j’ai utilisé le journalisme comme excuse. En parallèle, pour des raisons que j’ai oubliées et que je n’avais pas prévues, on m’a commandé un supplément sur Orson Welles lors de la première rétrospective américaine de son œuvre que lui accordait le MOMA. On m’a même demandé, à l’âge de 21 ans, d’en être le commissaire ! L’expérience s’est répété par la suite pour les rétrospectives Hawks ou Hitchcock, que j’avais déjà rencontrés auparavant. J’ai ainsi pu rencontrer la plupart de mes maîtres. Certains sont devenus des amis. Je leur posais énormément de questions sur leur savoir-faire. Imaginez : je gagnais ma vie en écrivant sur le cinéma, je voyais des films gratuitement, et j’apprenais en plus les secrets de la mise en scène !

Mais vous connaissiez déjà le monde du cinéma…

Vous savez, pendant des années, une idée fausse circulait sur moi. Selon la rumeur, j’étais un critique qui avait fini par faire du cinéma. C’est complètement faux : j’étais un acteur de 15 à 19 ans, devenu metteur en scène de 6 ou 7 spectacles off-Broadway (spectacles de densité et de qualité moyenne, dans la périphérie de Broadway, ndlr) avant de réaliser un film. Dans cette même période, j’écrivais sur le cinéma. Tout est arrivé en même temps. En 1964, j’ai connu un échec retentissant avec une de mes pièces, ce qui m’a complètement déprimé. Frank Tashlin (réalisateur qui dirigea les premiers films de Jerry Lewis, ndlr), me rendait visite à ce moment-là. Il m’a lancé : « Qu’est-ce que tu veux : mettre en scène des pièces de théâtre ou réaliser des films ? – Je veux réaliser des films. – Mais qu’est-ce que tu fais encore à New York ? C’est à Los Angeles que tout se passe ! Tu écris sur tous ces gens des studios, pourquoi ne pas les rejoindre ?». C’est comme ça que je suis parti faire ma vie à Hollywood.

Quel souvenir gardez-vous de toutes ces rencontres ?

Avec le recul, je trouve cela simplement fantastique. A l’époque, avec mon métier, cela me semblait normal. Mais c’était une vie rêvée : j’ai pu rencontrer tellement de génies, me lier d’amitié avec eux, leur téléphoner pendant des heures pour discuter cinéma. Hawks, Hitchcock, Allan Dwan, George Cukor, Sam Fuller sont devenus des amis. Ford et Welles aussi, dans un certain sens.

Comment avez-vous réussi à gagner leur affection ?

Je pense qu’ils étaient flattés qu’un gamin puisse admirer leurs œuvres. Comme j’étais acteur et metteur en scène, mes questions étaient plus celle d’un homme de métier que les éternelles questions journalistiques. Mes expériences de plateau m’ont été d’une grande aide pour me faire accepter comme un des leurs. Et puis, je crois qu’il m’aimait bien, en fin de compte. Vous savez, je suis quelqu’un d’assez aimable (sourire).

Est-ce qu’écrire sur vos mentors est-il aussi important que de réaliser un film ?

Non, le plus important pour moi était de réaliser des films ! Mais écrire sur eux et les questionner a été d’un enseignement inestimable dans ma façon de penser mes propres projets. Encore une fois, le plaisir était double : populariser les cinéastes que j’aimais tout en approfondissant mes connaissances. Par exemple, en 1961, j’avais vu un petit nombre de films d’Howard Hawks, dans le cinéma pour lequel je travaillais à la programmation. J’admirais tellement ce que j’avais vu que je me suis mis en tête de le rencontrer et de voir l’intégralité de son œuvre. J’ai donc appelé le MOMA en leur proposant une rétrospective, tout en leur promettant que la Paramount investirait dans le projet. Le studio s’occupait alors de son dernier film, Hatari ! Je les ai appelés pour leur faire ma proposition, à condition qu’ils versent de l’argent. Et ils ont accepté (sourire). C’était mon premier travail dans l’industrie du cinéma, j’étais payé par la Paramount pour voir tous les films de Hawks ! Ok, j’étais un petit enfoiré d’opportuniste (an opportunistic little bastard) (rires) !

Et la critique a-t-elle apporté quelque chose à votre façon de mettre en scène ?

Pas vraiment… Je ne me considérais pas comme un critique à l’époque mais plutôt comme un intervieweur, un vulgarisateur de ce qu’il aime. Je ne parlais jamais de ce que je n’aimais pas. Non, mon savoir-faire est né avec les cinéastes que je côtoyais.

Pouvez-vous nous parler de votre expérience de réalisateur (La Cible) ? Comment avez-vous vécu cette transition par rapport à l’écriture ?

La Cible n’a pas été ma première expérience de réalisation mais The Wild angels (1966) de Roger Corman. Ce fut inoubliable. La préparation du tournage a duré 22 semaines. J’ai quasiment tout fait : je préparais les repas, m’occupais des costumes. J’ai dirigé la seconde équipe de tournage. J’aidais Roger à construire ses plans. J’ai réécrit plus des trois quarts du script avant de diriger la première équipe et de jouer dedans ! J’ai même monté mes propres séquences. En fait, Monte Hellman était le monteur du film et je trouvais qu’il avait mal fait son travail sur ce que j’avais tourné.
Il m’a répondu : « Tu n’as qu’à le monter toi-même ! Descends dans les labos, ils te montreront comment faire ! ». Ce que je fis : ça m’a pris un quart d’heure pour me familiariser avec la table de montage et j’ai tout monté moi-même. Tout cela, sans être crédité au générique. C’était une sacrée expérience de travailler avec Roger : il m’a appris à réaliser des films de la manière la plus rapide et la plus économe possible. Wild angels a vraiment été le précurseur du Nouvel Hollywood. C’était le premier film de contre-culture à avoir un succès populaire. Easy rider n’est que le résultat direct de cela, et tout ce qui en a découlé aussi. Roger, pour me remercier de mon aide, m’a ensuite proposé de financer mon premier projet en tant que réalisateur.

La Cible, donc. Où vous héritiez d’une figure classique, celle de Boris Karloff…

C’est vrai. J’étais bien évidemment affecté par l’atmosphère ambiante de l’époque. L’ère classique du studio-stystem s’effondrait face à l’arrivée du Nouvel Hollywood. Je me situais dans une situation étrange. Mon affection allait envers l’ancien Régime, si j’ose dire. Et voilà qu’on m’affiliait au nouveau Régime, de ceux qui participaient à ce putsch. Mais je ne voyais en rien les remplacer. Moi qui les adulais tellement, comment pouvais-je oser prendre leur place ? Mais je me trouvais au bon endroit, au bon moment. D’ailleurs, La Cible ne doit son existence qu’à la seule participation de Karloff. Il devait à Roger Corman deux jours de tournage. Mon idée initiale était donc de le filmer sur ces deux jours et de tourner avec d’autres acteurs pendant dix jours. Je comptais me servir de stock-shots d’un ancien film de Corman où Karloff jouait, assez mauvais d’ailleurs (sourire), qui s’appelait The Terror (L’Halluciné, ndlr), afin de combler les manques. Ce n’est pas ce qui est arrivé. J’ai réussi à obtenir cinq jours avec Karloff. Je me suis ensuite posé la question : comment réaliser un film avec la légende Karloff à la fin des années 60 ?

Vous avez rencontré beaucoup de difficultés ?

Mon dilemme venait de Karloff et de ses anciens films d’horreur de style victorien : tout ça n’avait plus le même effet en 68 que dans les années 30. L’horreur contemporaine de l’époque était plus qu’un gamin du Texas puisse monter en haut d’une tour et tirer arbitrairement sur des passants. Mon désir était que Karloff incarne son propre rôle : un acteur vieillissant, qui se sent démodé et veut arrêter le métier. Le défi était de confronter cette idée à la conception moderne de l’horreur, celle d’un sniper fou. Plutôt que de tenter d’incarner l’effroi à nouveau, Boris devait se contenter de le commenter, avec son expérience du cinéma fantastique classique.

On peut retrouver cette même dualité entre classicisme et modernité dans votre second film, La Dernière séance

Même si je pense comme vous, j’avoue n’avoir jamais réfléchi à cela quand j’écrivais ou mettais en scène mes films. Ce qui est intéressant, c’est que La Dernière séance soit filmé de manière classique alors qu’il traite de thèmes profondément moderne comme la question explicite de la sexualité. Cela crée une tension sensible entre l’approche classique et la pensée contemporaine des années 70. Cela me frappe davantage quand je le revois aujourd’hui. On peut retrouver ce même sentiment dans What’s up doc’ ? (On se fait la valise, Docteur ?, 1972, ndlr) qui, tout comme La Cible, est un film fait initialement pour une vedette. C’est souvent ce qui arrive à Hollywood, on a une star et on construit un film avec ce qu’elle représente. Je voulais faire un film avec Barbara Streisand, et elle voulait travailler avec moi, après avoir vu La Dernière séance.

Comment s’est déroulée votre collaboration ?

Elle voulait faire un drame, comme La Dernière séance. Mais je venais d’en faire un, et je voulais passer à la comédie. Nous avons négocié pendant des heures et j’ai gagné (sourire). La question était la même qu’avec Karloff : comment faire un film avec une figure comme Streisand ? L’idée de base de What’s up doc ? était de pouvoir offrir à Barbara un rôle où elle pouvait donner le meilleur d’elle même. Je pense que là où elle excellait, c’était dans ce rôle de la mademoiselle-je-sais-tout, culottée et décomplexée de l’être. Et la preuve, c’est qu’elle n’a eu aucune difficulté à rentrer dans son personnage. Cette aisance l’ennuyait presque d’ailleurs. Mais c’est dans ce registre que tout le monde l’adore, elle y parait tellement naturelle.

Vous considérez-vous comme un cinéaste de l’image ou de la narration ? Quel est votre rapport à l’image ?

Wow, encore une de ces questioagns à la française ! Le commentaire le plus intéressant qu’on m’ait fait à ce propos vient d’Allan Dwan. Il a tourné des films pendant 50 ans, entre 1910 et les années 60. Il a été témoin de tout ce chambardement dans l’industrie. Il m’a dit un jour que la différence entre le muet et le parlant était qu’avec le parlant, la possibilité de véhiculer des idées était devenue trop facile. Le muet tient sa beauté à cette façon de ne mettre en scène que des gestes, des comportements visuels. L’art a changé, et même régressé selon Dwan, avec le remplacement du geste par le dialogue. Je lui ai donc demandé comment il faisait avec ses films parlants. Il m’a répondu qu’après le tournage et le montage du film, il le visionnait sans le son. S’il parvenait à comprendre l’intrigue sans recourir aux dialogues, il avait le sentiment d’avoir bien fait son boulot. C’est quelque chose qui m’a marqué et que j’applique souvent à mes films : « Est-ce que cette scène marcherait si je coupais le son ? ». Le cinéma reste un medium visuel à mes yeux. On me demande souvent pourquoi j’aime tant faire des champs-contrechamps où deux personnages se regardent en silence. Parce que le cinéma est le seul endroit où l’on peut se permettre ça, où une alchimie visuelle silencieuse est possible. Je suis né une dizaine d’année après les débuts du parlant. Mais mon père, lui, était un enfant du muet. Il m’a éduqué à cette éloquence silencieuse en m’emmenant voir énormément de muets. Des films comme La Foule de Cukor ou La Symphonie nuptiale de Von Stroheim, tous les films de Keaton etc. Ils ont cet effet hypnotique sur moi, que je ne retrouve pas avec le parlant.

Vous faites souvent des références dans vos films : au western dans La Dernière séance, aux cartoons, à Hawks, à Blake Edwards dans What’s up doc ? etc. Est-ce la définition du cinéma moderne selon vous ?

Je ne sais pas si toutes ces références ont été conscientes quand j’ai fait ces films. What’s up doc ?, avec ses couleurs très vives et son rythme, est presque un cartoon à lui tout seul. J’aimais tellement le travail de Chuck Jones (un des créateurs de Bugs Bunny, ndlr) que je voulais rendre hommage à un genre qui me fascinait. Je n’ai jamais pensé à Blake Edwards. Celui-ci m’a d’ailleurs dit un jour qu’en voyant mon film, il avait pensé : « Eh, ce mec est aussi bon que moi ! ». C’est le compliment ultime, n’est-ce pas ? (rires). Les références au western dans La Dernière Séance étaient bien évidemment conscientes. L’histoire se passe au Texas. Un des premiers plans du film montre un cheval transporté par un camion. On commence sur une impasse, une fin de cycle. C’est la fin de l’aventure, d’une certaine forme de civilisation. C’est pourquoi j’ai choisi le début de Red River de Hawks, qui est projeté à la fin du film devant les deux héros, où l’on voit le début d’une aventure. Cette idée de passer cette séquence lors de la dernière séance du cinéma du quartier me tenait à cœur. C’est un film assez pessimiste, je l’avoue (sourire). Mais, pour répondre à votre question, je pense qu’il est difficile de faire des films modernes sans avoir recours au passé. Tout a déjà été fait. On en donne juste une version différente.

On a souvent tendance à vous qualifier comme cinéaste maniériste. Cela vous ennuie-t-il ?

Je ne pense pas mériter ce qualificatif. Cela vient sans doute de mon obsession pour la nostalgie, je ne sais pas…Je crois plus être un pont, un lien entre deux époques. Mais aucun de mes films ne sont des remakes, ils ont tous leur propre manière d’exister. Même What’s up doc, qui est en référence directe à la screwball-comedy, n’est pas un remake de L’Impossible M. Bébé, même si j’aurais aimé qu’il atteigne sa perfection. Le simple fait qu’il y ait une course-poursuite détonne avec les règles de ce genre, le film ressemble davantage à du Keaton. Tous mes films, à quelques exceptions près, résultaient de mon désir de spectateur. J’ai fait ces films parce que c’est ceux que j’aurais voulu voir à l’écran.

On a souvent tendance à vous rapprocher du Nouvel Hollywood…

Je n’ai jamais fait partie du Nouvel Hollywood.

Pourquoi ?

Je ne sais pas. Je m’identifiais plus au passé. Je ne me sentais pas à l’aise avec ce mouvement. J’ai un très mauvais souvenir de cela : j’étais invité à un dîner, chez un ami. George Cukor était là, Dennis Hopper aussi, il venait de réaliser Easy rider. A un moment, Hopper s’est levé de table, a porté un toast et à crié à Cukor : « On va tous vous enterrer ! ». Cukor l’a regardé en riant : « Oui, oui, bien sûr… ». J’étais vraiment déçu par Dennis, je trouvais que sa remarque, en plus d’être déplacée, était d’une bêtise affligeante. Aucun artiste ne peut être enterré par un autre. Ce qu’il a fait est bien là et perdure indépendamment de toute autre oeuvre.
L’histoire de l’Art est comme une course de relais où l’on reçoit le témoin pendant un certain moment avant de le passer à quelqu’un d’autre. Ce n’est en rien une compétition.

Mais vous n’aimiez pas leurs films ? Votre vision du cinéma était différente de la leur ?

Je devrais les regarder à nouveau… A l’époque, ces films ne me touchaient pas. Et puis je préférais traîner avec les vieux de la vieille. Vous savez, je préférais largement appeler John Ford et me faire engueuler par lui au téléphone plutôt que d’avoir une conversation avec Francis Coppola. Je m’ennuyais un peu quand on parlait ensemble : nous n’avions aucun cinéaste en commun, ils ne comprenaient pas comment je pouvais aduler certains cinéastes et vice-versa. Peut être étais-je un snob, après tout ! Je pensais que les gens de ma génération n’avaient rien à m’apprendre. Je m’entendais plus avec des gens de la génération suivante. Je m’identifiais plus à John Ritter ou Jeff Bridges, qui avaient dix ans de moins que moi. Je n’ai jamais réussi à m’entendre avec mes contemporains, c’est triste en un sens… mais bon.

On vous sait proche de cinéastes européens de la Nouvelle Vague comme Truffaut. Vous sentiez-vous plus proche de cet autre mouvement ?

Je connaissais un peu François, en effet. Pas aussi bien que certains le prétendent, on a déjeuné quelques fois ensemble, quand il venait en Californie. Il adulait deux cinéastes plus que quiconque : Renoir et Hitchcock, ce que je peux comprendre. Renoir, que j’avais rencontré et qui était un homme exceptionnel, adorait aussi François. Je crois qu’il a été une meilleure influence sur Truffaut qu’Hitchcock. Sa vision d’Hitchcock était un peu à côté de la plaque, selon moi. François était plus à même de comprendre Renoir et de faire du cinéma en hommage à son oeuvre. Mais cela ne m’empêchait pas pour autant de le trouver extrêmement sympathique. Quant à la Nouvelle Vague, c’est plutôt étrange : j’admirais ce qu’ils faisaient mais je ne me sentais pas capable de faire du cinéma comme eux. Certains critiques de l’époque ont écrit que La Dernière séance ressemblait à un film français. C’est possible, j’avoue avoir pensé à Renoir en écrivant mon film. Pourtant, je trouve que la technique s’approche davantage du système narratif hollywoodien. Le film a marché surement parce que je traitais de thèmes européens avec une démarche américaine. Le film a cette notion de mouvement narratif vers l’avant, que l’on ne retrouve pas vraiment dans les films européens. Mais, encore une fois, ce sont des choses que je n’avais jamais planifiées au moment du tournage. Je ne les constate qu’aujourd’hui, avec le recul.

Et pour ce qui est des cinéastes italiens ?

A part La Notte, je n’aime rien de ce qu’a fait Antonioni. C’est trop ennuyeux à mon goût. J’aime les films bergmaniens de Rosselini. De Fellini, je n’aime que I vitelloni, qui est fantastique. Je ne suis pas fou de ses autres films. Je n’ai jamais aimé 8&1/2, je trouve ça prétentieux, et ennuyeux encore une fois (sourire). Je reviens aux cinéastes de la Nouvelle Vague. Pour ce qui est de Godard, je suis bien sûr fan de tous ses premiers films. Je n’ai pas vraiment compris et aimé son tournant politique dans son cinéma et, depuis, je n’aime plus trop ce qu’il fait. Sinon, j’aime les films de Chabrol. J’aime de plus en plus, et cela est surement lié à mon âge vieillissant, l’œuvre de Rohmer. Ce sont des films de vieux sages, cela me touche énormément.

Vous avez dit, dans une précédente interview, que La Dernière séance marquait une certaine mort du cinéma face à l’arrivée de la TV. Depuis quelques temps, on a l’habitude de vous voir figurer au générique de séries TV, soit en tant que réalisateur de téléfilms, soit en tant qu’acteur guest-star. Avez-vous changé d’avis sur la TV ?

Je ne pense pas que La Dernière séance déplorait une certaine mort du cinéma. Le film posait plus un constat : celui d’un déplacement des habitudes d’une communauté autrefois habituée à sortir en soirée et qui, grâce ou à cause de la TV, s’est enfermée chez elle. C’est un peu un retour à l’insularité, à la Caverne si j’ose dire. Ça m’attriste parce l’intérêt du cinéma est d’abord cette communion sociale en un même endroit. C’est un peu comme une messe. Même si je regrette cela, je ne déteste pas pour autant ce nouveau média. Le « progrès » (il insiste bien sur la ponctuation des guillemets) est inévitable. Mais quand je réalise des téléfilms, je les mets en scène de la même façon qu’au cinéma. La seule chose qui diffère, ce sont les plans séquences, qui ont disparu. Les sociétés de production ne veulent même pas en entendre parler. Donc, plutôt que d’avoir changé d’avis sur la télévision, je dirais que je suis davantage en paix avec elle.

Parlez-nous de votre personnage d’Elliot Kupferberg, le psy de la psy, dans Les Soprano. Le choix était-il innocent ?

Vous savez, les réalisateurs font souvent office de psy sur un tournage. Il faut savoir parler avec les acteurs, avec l’équipe technique pour tirer le meilleur d’eux-mêmes. Quant à Elliot, je ne m’identifie pas particulièrement à lui, c’est un personnage très carré, trop peut être, mais très attachant. Pour le jouer, j’ai dû chercher au fond de moi car je pourrais être comme ça. C’est ça le jeu d’acteur : extraire une partie de soi pour le personnage et trouver une partie de soi dans le personnage. C’est une combinaison complexe. J’adore cette série. Vous l’avez en France ? La raison de son génie est que David Chase, son créateur, travaille dans le milieu de la TV depuis des années. Avec Les Soprano, il a pu faire tout ce qu’on lui avait interdit avant. J’ai réalisé un épisode mais ce n’est pas mon meilleur souvenir. Le métier de réalisateur de série est vraiment ingrat : vous arrivez dans un univers où beaucoup de choses sont en place, où les acteurs se connaissent et sont habitués à jouer ensemble toutes les semaines. Le show est aux mains des producteurs et des scénaristes. Le réalisateur n’est qu’un invité, il n’a pas autant de pouvoir que sur un long métrage ou un téléfilm. Pour moi, c’était plus facile parce que tout le monde me connaissait, mais on reste vraiment au service de la narration et du jeu des acteurs. Si vous saviez le nombre d’heures que j’ai dû passé au téléphone avec la production pour pouvoir ajouter une ligne de dialogue !

Mais vous avez choisi cette série parce que, comme votre cinéma, elle fait état d’une certaine nostalgie pour les légendes populaires ?

Je n’ai rien choisi. C’est eux qui m’ont proposé de participer à la série. Cela date de 1993. David Chase préparait une série comique, Northern exposure (Bienvenue en Alaska, ndlr), dont l’action se passait en Alaska, mais qui était tournée à Seattle (rires). Il m’a appelé un jour pour que je participe à un épisode spécial consacré à Orson Welles. Je devais jouer mon propre rôle et commenter sa carrière. Après deux jours de tournage, David est venu vers moi et m’a demandé : « Tu as déjà joué avant ? – Oui, David, tu sais, j’ai commencé en tant qu’acteur, pourquoi ? – Oh… tu devrais le faire plus souvent, tu as beaucoup de présence à l’écran ! ». Sept ans plus tard, sans crier gare, David me rappelle et m’a me demande de participer à la deuxième saison des Soprano… Mais je comprends ce que vous voulez dire. Si j’aime cette série, c’est effectivement grâce au talent de David Chase d’avoir su reprendre un genre, le film de mafia, et de l’avoir humanisé à un tel point que n’importe quel américain puisse s’identifier à Tony Soprano. Sa famille est une famille américaine moyenne, avec ses troubles domestiques lambda, qui nous touchent tous. Je suis fier d’avoir participé à cela.

Qu’en est-il du cinéma actuel ? Dans la carte blanche que vous laisse le festival, vous avez choisi La Famille Tennebaum de Wes Anderson.

J’aime beaucoup Wes et ses films. C’est un des réalisateurs de la nouvelle génération que je préfère. Il ne force rien dans ses films, tout vient inconsciemment de sa personnalité, c’est ce qui me plaît. Mais je vous avoue que la plupart des autres films me dépriment un peu. Les films de série B des années 30-40 sont devenus aujourd’hui des films de série A. Le problème n’est pas le manque d’intérêt qu’ils suscitent chez moi mais c’est plutôt l’argent qu’ils requièrent auprès de l’industrie, ce qui laisse peu de place aux films plus intellectuels. Pardonnez-moi, mais les effets spéciaux m’emmerdent : maintenant que l’on peut tout faire, quel intérêt ? C’est pareil pour la plupart des comédies populaires, qui ne basent leur humour que sur la vulgarité et la volonté de choquer les esprits. Vous voyez ce que je veux dire ? Vous me trouvez trop dur, c’est ça (rires) ?

Il n’y rien qui vous ait émus lors de ces dix derniers années ?

Bon ok, là je suis injuste. Bien sûr qu’il y en a, mais je n’arrive pas à m’en souvenir. (L’attaché de presse nous signale que l’interview doit se terminer) Je suis content que l’interview arriveà sa fin, je n’aurai pas à me ridiculiser davantage (rires). J’aime beaucoup Jackie Brown, c’est mon préféré de Tarantino. Quentin est un ami. Je lui ai dit que je ne pouvais aimer les Kill Bill parce que ce sont des univers qui ne me touchent pas. Spielberg parvient parfois à faire quelques bons films car il sait ce que désire leur public (dans l’ascenseur, P. Bogdanovich nous précisera après l’interview qu’il avait oublié de parler de son admiration pour les films de Clint Eastwood). Mais (long silence…), l’Age d’or est bel et bien terminé.

Propos recueillis par et