Un débat en plusieurs étapes entre deux auteurs et collaborateurs de Chronic’art, Ariel Kyrou et Charles Muller, autour du capitalisme et des marques, de la machine et de la technoscience, de la catastrophe et du catastrophisme, du contrôle et de l’auto-contrôle, etc. Pour poursuivre le débat, poster vos avis et commentaires dans Le Forum ouvert à cette occasion.

Dialogue entre Ariel Kyrou, auteur de Paranofictions, Traité de savoir vivre pour une époque de science-fiction (Climats), et Charles Muller, qui co-anime Mutagènes (www.mutagenes.net) et vient de signer Sexe machines (« Mad » Max Milo) avec Peggy Sastre. Le premier, Ariel Kyrou, aurait une démarche plus « artiste », le second, Charles Muller, plus « scientifique ». L’un et l’autre, collaborateurs réguliers à Chronic’art, débattent ici de quelques-uns de sujets qui les occupent : le capitalisme, le contrôle social, les simulacres, le catastrophisme, la technoscience, le terrorisme, les mondes virtuels et l’invention de réalités, etc. Premier chapitre autour du « capitalisme (publicitaire)« , avec, née de ces premiers échanges, une question sur le langage, propre à ce type de dialogue assumant ses points de conflit.

1. Le capitalisme (publicitaire) viole-t-il nos esprits ?
1 bis. Quel langage commun pour un débat ?
2. Sommes-nous esclaves de nos machines (et de la technoscience) ?
3. A venir : La catastrophe est-elle inévitable ?

Thème 1 : Le capitalisme (publicitaire) viole-t-il nos esprits ?

Charles Muller : Dans ton essai, tu décris un monde (le nôtre) où les acteurs marchands développent des stratégies de plus en plus sophistiquées pour atteindre et séduire leur cible, c’est-à-dire la masse des consommateurs. Il serait bien sûr difficile de nier cette réalité. On peut cependant se demander si elle pose problème, et dès lors définir la nature et la gravité du problème en question. Une première idée est que le capitalisme publicitaire manipule les esprits et que cette manipulation ne serait pas acceptable. Je reste dubitatif face à cette posture. D’abord, tous les pouvoirs connus manipulent de cette manière leurs sujets et la manipulation publicitaire me semble nettement plus inoffensive que les manipulations totalitaires ou autoritaires de jadis. Au-delà, je fais l’hypothèse que la manipulation est le mode normal des relations humaines en général, des relations économiques ou commerciales en particulier. Pour critiquer la manipulation, on présuppose souvent qu’il existerait un mode non-manipulatoire d’être-ensemble, un mode parfait où toute l’information disponible serait transparente à tous, où chacun aurait l’égale capacité d’analyser cette information pour en déduire son comportement. J’en doute. Le cerveau paraît programmé pour croire plutôt que critiquer et, toutes choses égales par ailleurs, je préfère qu’il croie dans les vertus d’une lessive plutôt que dans les commandements d’un dieu. Ce qui précède ne signifie pas que j’approuve en soi la manipulation publicitaire, mais qu’à tout prendre, elle me semble assez bénigne. Il est fort utile de la décrire et de l’analyser, comme tout phénomène, mais assez vain d’espérer sa disparition prochaine ou d’y voir un péril majeur.

Ariel Kyrou : Je ne suis pas « Rousseauiste ». Pour reprendre l’indémodable métaphore de Platon sur le « gardiennage du troupeau », l’idée du contrôle de quelques-uns sur des troupeaux d’humanoïdes me semble (malheureusement) consubstantielle à notre humanité sinon à notre civilisation. Et l’idée d’une transparence intégrale, d’un monde aussi pur et parfait que le Paradis des Chrétiens n’est qu’une fumisterie d’eau bénite ou un concentré de vieux marxisme bouchonné. En revanche, je suis persuadé que les modalités du contrôle évoluent avec le temps. Hier, le gros méchant Etat ou sa sœur la très sainte l’Eglise menaçaient les brebis de prison, de baston, d’excommunication ou d’enfer post mortem lorsqu’elles rechignaient à obéir aux règles de la horde bien peignée. Aujourd’hui, en nos riantes oligarchies aux airs de démocratie, la peur ne vient plus de l’extérieur mais de l’intérieur. Et la prison, on y entre avec plaisir, histoire de se faire dorer sous les caméras de quelque télé-réalité concrète ou fantasmée, physique ou métaphysique. Bref, depuis un siècle montent et se perfectionnent les mécanismes d’une servitude volontaire dont la publicité, les marques, les lucarnes télévisuelles mais aussi la mise en scène des peurs sous toutes leurs méformes, de la grippe aviaire au chômage, sont les joyeuses mamelles. Alors, bien sûr, peut-être me diras-tu qu’il vaut mieux une prison rigolote qu’une taule sinistre ? S’il y a manipulation, je ne vois aucun manipulateur, ou c’est que nous sommes tous nos propres marionnettistes. Car la pub et les marques sont en moi. Elles se contentent de me rendre chèvre. La bête publicitaire ne tue pas au sens propre, tu as raison. Elle n’assassine que les esprits, qu’elle essore de toute intelligence et qu’elle nettoie des zestes de sensibilité qui subsiste en nos corps et cerveaux lents. Je ne crois pas que ce meurtre spirituel et symbolique soit bénin. Irrémédiable, peut-être. Mais j’aime croire en la possibilité de susciter des vocations de brebis mutantes, rebelles aux pulsions consommatrices, médiatiques ou bien pensantes. Je tente de trouver une dissidence adaptée au mode de contrôle ou plutôt d’auto-contrôle contemporain, adaptée à ce totalitarisme « soft » comme il y eut et il y a encore des résistants à ces totalitarismes « hard » qui resteront, il est vrai, toujours plus dangereux pour notre intégrité physique que la ritournelle abêtissante de Madame la Pub.
CM : Dans ton propos, je discerne une certaine propension rhétorique à l’exagération, une inflation du langage qu’il m’est difficile de partager. C’est souvent le cas quand je lis des essais critiques sur le monde contemporain : j’ai l’impression de découvrir une version fantasmée du réel, plutôt que sa description objective, laquelle me paraît le préalable nécessaire de toute critique. Etrange sentiment d’un divorce croissant entre les mots et les choses (cf, en dérivation du débat, les échanges spécifiques sur ce sujet du langage). Pour en revenir à la dimension publicitaire de ce premier échange, quand tu dis « la pub et les marques sont en moi », qu’est-ce que cela peut signifier ? Doit-on penser que l’identité de n’importe quel individu (la tienne, la mienne, les autres) se résume désormais à son usage de marques ou sa mémorisation des slogans publicitaires ? Cela me semble difficile à soutenir, et serait-ce exact pour certaines « fashion victims » minoritaires, je ne m’en formaliserais pas spécialement. Il existe toutes sortes de fétichismes, celui des objets ou signaux marchands n’a rien d’exceptionnel ni de bien traumatique. Au-delà, les individus continuent de construire leur identité sur un mixte de stimulations environnementales, les inputs de la publicité en étant une dimension parmi bien d’autres, assez mineure à mon sens. Et puis chacun est libre de minimiser l’impact publicitaire, soit en choisissant un milieu de vie indemne, soit en pratiquant une surdi-cécité sélective, soit encore en militant pour faire partager sa conception des choses (la réduction de la publicité dans les espaces publics, j’imagine). Quand tu parles ensuite d’un assassinat de l’esprit, d’un essorage de l’intelligence, d’un nettoyage de la sensibilité… pour tout dire d’un « meurtre spirituel et symbolique », je décroche plus franchement encore de ton analyse. Les sociétés les plus capitalistes ne sont certainement pas les moins créatives dans les domaines culturels ou scientifiques : même s’il n’y a pas rapport de cause à effet, il paraît difficile de soutenir que l’un (capitalisme) serait forcément le tombeau de l’autre (créativité). Que le commerce (et ses diverses stratégies d’échange ou de communication) n’ait jamais été la plus haute activité de l’esprit humain, voilà qui me semble une évidence. Mais que je sache, les sociétés marchandes n’obligent pas encore tous leurs membres à devenir marchands – la preuve en est le nombre d’artistes, intellectuels et autres directeurs modernes de conscience prospérant sur sa critique !

AK : Non, tu as raison, notre identité ne se réduit pas aux marques et aux slogans publicitaires qui entrent en nos mémoires. Dans le premier chapitre de mon livre, je prends la publicité et surtout les marques comme une illustration parmi d’autres des multiples formes de notre devenir de créatures urbaines, médiatiques, consommatrices, comme un bel exemple des nouvelles dimensions de nos servitudes volontaires. Mais j’aurais pu argumenter sur NRJ, TF1 ou les multiples expressions de cette « culture jeune »… que j’apprécie pourtant parfois. Personne, néanmoins, ne saurait nier le pouvoir contemporain des firmes multinationales, et donc des marques comme d’ailleurs des temples boursiers. Les marques et leurs dérives sensualistes ou spectaculaires avaient ceci pour moi de précieux qu’elles sont un domaine que je connais de l’intérieur, et un sujet sur lequel les délires de Philip K. Dick et J.G. Ballard sont brillants et savoureux. Les marques participent d’un devenir fiction de notre monde. Est-ce si horrible ? Non. Pas forcément. Mais à condition d’en avoir conscience. Car elles sont, pour reprendre les analyses de Bernard Stiegler, de grandes causes de « misère symbolique », terme que je préfère à une « misère spirituelle » bien plus subjective. Elles jouent de la pulsion immédiate, sur le temps court. Depuis longtemps, en revanche, elles et plus largement l’ensemble des divertissements de nos écrans pénètrent nos mémoires. Ce ne sont plus les chansons – uniques – de grand-mère qui collent à nos neurones de jeunes paons, mais les rengaines des produits de l’ère industrielle de la culture. Non pas l’absence de créativité, mais une créativité qui ouvre vers l’imaginaire pour le renfermer en le renvoyant vers un unique produit. Les objets temporels industriels dont parle Stiegler entrent en nos cerveaux. Le risque, c’est une lente extinction de singularité, un conformisme doux, qui naît d’ailleurs aussi de la puissance des idéologies bien pensantes qui semblent notre bain médiatique. Alors, lorsque je dis que la pub au sens large, que les marques sont en nous, j’affirme très simplement que je suis né avec. Qu’elles sont au cœur de mon environnement comme le sable sec pour le scorpion du désert. A supposer qu’elles soient un « mal », ce « mal » est donc en moi. Je ne peux pas le tuer sans me tuer un peu. Ou alors je dois apprendre à lui échapper (un peu) et lui donner d’autres couleurs (beaucoup), apprendre à le contourner et à le détourner, à le sampler et à le réinventer, à m’amuser de lui en toute lucidité que j’espère jubilatoire. Ma posture n’est pas d’affirmer : la pub est une horreur qui nous assassine. Elle est de dévoiler avec quelque ironie la puissance bien plus métaphysique que physique de ce qu’elle porte, elle au même titre que les médias. De décrypter l’influence sourde des mécanismes d’autocontrôle dont elle est l’une des armes, sachant que dire qu’il vaut mieux le Capitalisme publicitaire que le Stalinisme du goulag serait une évidence… ne faisant guère avancer la réflexion sur notre époque.
CM : Ta métaphore du sable me convient : nous baignons en effet dans notre monde comme tout être vivant dans son milieu de naissance et de croissance. Il se trouve que notre génération a connu un milieu différent de celui de ses parents, grands-parents et plus encore au-delà, car le monde vécu des sociétés modernisées a été plus bouleversé en l’espace de trois générations qu’au cours des trois cents précédentes. Globalement, je m’en félicite : l’idée de naître dans un monde où 90% de la population devait (mal) vivre de la terre pour mourir jeune et analphabète ne me séduit guère. Au sein de ce nouveau milieu, les productions publicitaires, celles du marketing en général, sont-elles particulièrement dépersonnalisantes ou aliénantes ? Quelle serait donc l’ancienne « richesse symbolique » ayant été appauvrie par cette évolution du capitalisme, pour suivre l’hypothèse Stiegler ? J’ai du mal à répondre à cette dernière question, car je ne saisis pas bien de quoi l’on parle. Il me semble que jamais les productions culturelles, artistiques, scientifiques n’ont été aussi accessibles ou diversifiées. Ensuite, qu’une majorité accepte de louer son cerveau disponible à des chaînes commerciales s’en vantant ouvertement, cela regarde les individus concernés. Le rôle de l’éducation est de donner les outils de décryptage et de mise à distance vis-à-vis des médias et du marketing. Mais après, on ne peut contraindre les gens à faire usage de ces outils au long de leur existence.

AK : Je ne cherche pas à retrouver quelque « richesse symbolique » passée, au contraire de bien des pleureuses du temps présent, « réactionnaires » au sens propre. L’hier, selon moi, n’est ni supérieur ni inférieur à l’aujourd’hui. Du moins, je considère ce type de jugements de valeur comme ineptes. J’analyse juste l’époque, en m’attachant aux spécificités de ses modes de contrôles, moins violents mais ô combien plus sophistiqués que ceux des siècles précédents à l’intérieur de notre cocon occidental. Ensuite, de ces analyses voire d’un vécu plus concret et personnel naissent des convictions. Ainsi ce sentiment que le marketing est effectivement décervelant, autant d’ailleurs pour ceux qui l’exercent dans les grandes entreprises que pour ceux qui, sans recul, en deviennent les victimes, aussi consentantes soient-elles. Libre à toi de considérer cette « réalité », que tu reconnais, comme d’importance mineure. Libre à moi de la traiter comme l’un des pires cerbères métaphysiques du troupeau humain, d’autant plus efficace qu’il fonctionne selon les principes d’une servitude volontaire cool et divertissante. Quand tu affirmes que « jamais les productions culturelles, artistiques, scientifiques n’ont été aussi accessibles ou diversifiées », tu présupposes l’égalité de chacun devant ces mêmes productions, ce dont je doute. Choisir un livre entre un million de possibilités, ce n’est pas la même chose qu’en choisir un parmi une centaine de possibles (même si je me réjouis moi aussi de cet élargissement des potentiels). Pour nager dans un océan d’informations, il faut des points de repères, des bouées, et puis il convient d’apprendre à nager. Oui, cela s’apprend, or notre système éducatif n’apprend rien de la sorte, comme il n’apprend pas à décrypter l’image. Sans éducation adaptée à son temps, sans esprit ni volonté critiques, la tendance naturelle consiste à aller au plus « connu », au plus accessible immédiatement. Bref, à appuyer sur le bouton TF1 : la télé est là, juste à côté, et ce bouton est le premier. On appuie : cela tombe bien, ce que je vois et entend alimente mes pulsions passives. Ce qui me donne moins encore l’envie d’appuyer sur un autre bouton ou de réfléchir à une activité plus singulière. Certes, depuis fort longtemps l’homme commun semble préférer la facilité qui le gave à l’effort qui le construit, bref Jean-Pierre Foucault à Michel Foucault. Mais est-ce une raison pour renoncer à lui faire connaître les délices du Michel, plus subtils et plus durables que les plaisirs bêtifiants du Jean-Pierre ? Il me semble essentiel non seulement d’éclairer les mécanismes de servitude, quels qu’ils soient, mais aussi de valoriser les outils qui permettent de s’en défaire. Non pas « obliger » les gens à passer outre les pubs et la civilisation des marques, mais leur donner l’envie de les oublier ou de les détourner, tâche qui sied au léger dissident que j’aimerais être. Histoire de susciter d’autres douces dissidences, d’autres désirs de résistance jubilatoire. Sur ce sujet, c’est notre posture qui diffère. Tu penses que chacun pourrait, de lui-même, se défaire de son auto-aliénation, et tu t’en laves les mains dès lors qu’il l’a choisie, cette auto-aliénation, alors que j’aime à l’éclairer, cet auto-aliéné, et à lui donner envie – plutôt que de le contraindre, selon tes mots – à « faire usage de ces outils » d’éveil et de décryptage, de mise à distance de ces sirènes au chant si jouissif mais à l’issue si funeste pour l’esprit.
CM : En qualifiant la publicité ou le marketing de « pire cerbère métaphysique » de notre époque, tu suggères qu’il s’agit d’un mode de contrôle particulièrement insidieux ou efficace de nos comportements et de notre conscience. Je n’en pense rien : il s’agit à mes yeux d’un « contre-fétichisme de la marque » chez les adversaires de la société du spectacle, pour qui arracher son crocodile Lacoste et sa vague Nike, détourner une publicité ou écrire No Logo sur le mur du métro serait le sommet de la conscience politico-historique. Marx (et même Debord en un sens) doit se retourner dans sa tombe, car la théorie critique de la modernité capitaliste et bourgeoise manque singulièrement d’efficacité et d’imagination ! Tu évoques Michel Foucault et je partage en partie sa grille d’analyse : la publicité n’est qu’un des multiples micro-pouvoirs s’arrachant des parcelles de notre corps et de notre esprit, un dispositif de séduction-manipulation parmi bien d’autres. Que nous ayons trois jours en mémoire le dernier gimmick de la dernière pub lessivière entendue ne représente pas un servage intolérable par rapport à tout ce que l’histoire a produit avant en terme de mise au pas. En soi, le marketing n’affecte guère nos modes de pensée. En fait, le problème semble plutôt qu’une bonne part de nos contemporains n’ont pas de pensée du tout en dehors de l’organisation minimaliste et conformiste de leur sphère privée. Mais cela, au fond, c’est le problème d’intellectuels ayant du mal à comprendre que leur propre attitude n’est guère universalisable et que la culture de la masse a toujours différé de celle des élites. En pratiquant la vulgarisation scientifique (mon métier), j’essaie de faire partager mes propres réflexions et interrogations. Mais je le fais sans illusion sur la possibilité d’élargir indéfiniment le cercle de mes lecteurs. J’en viens au second point : je ne présuppose pas du tout l’égalité de chacun devant la production culturelle – ni devant la vie en général. Bien au contraire, je juge utopique (et / ou romantique) l’attitude intellectuelle consistant à se plaindre du comportement moyen de l’homme moyen, et à imaginer que chaque destin pourrait devenir exceptionnel, que chaque intelligence et chaque sensibilité pourraient être également aiguisées par l’expérience. L’éducation doit donner les mêmes chances à tous au départ. Mais tu n’auras jamais les mêmes résultats à l’arrivée. Je ne voudrais pas te désoler, mais la partie de la population qui est assez stupide pour s’auto-aliéner tous les soirs devant sa télé en regardant des programmes débiles saucissonnés par des pubs débiles ne lira jamais ton livre et n’écoutera jamais tes propos. De même qu’elle passait sa vie à se divertir au cirque plutôt qu’à étudier Lucrèce ou Cicéron dans la Rome antique. Ne vois ni élitisme ni fatalisme dans mon propos, plutôt de simples constats de fait sur la construction et l’usage de son cerveau chez Homo sapiens.

AK : C’est intéressant de constater la façon dont l’art de la dialectique, d’un côté comme de l’autre, suppose de tirer de son contexte tel propos du partenaire / adversaire et d’en faire quelque caricature. Je n’ai pas « qualifié la publicité ou le marketing de « pire cerbère métaphysique » ». J’ai posé ma liberté « de la traiter comme l’un des pires cerbères métaphysiques du troupeau humain », en opposition à la tienne d’en minimiser l’impact. « L’un des pires », ce n’est pas « le pire ». Qui plus est, l’opposition des termes « cerbère » et « métaphysique » au sein d’une même expression traduit l’idée qu’il s’agit de maux profondément en nous, à traiter donc avec subtilité, sans se cacher derrière sa bonne conscience. Ce regard, je l’espère, rend sa complexité au phénomène, complexité que je ne lis guère en tes réponses. Ceci admis, bien sûr que pub et marketing ne sont que des gardiens du cheptel parmi bien d’autres, dont nous aurons l’occasion de discuter, qu’il s’agisse de l’histoire, du contexte familial, de la paresse congénitale, etc. J’inclus d’ailleurs en ce mot, marketing, la plupart des produits de l’industrie du divertissement comme des méthodes de choix et de commercialisation univoques de l’économie au sens le plus large. Sur la base d’une fréquentation de gens de marketing au sein de grosses boîtes (hommes machines comme j’en ai peu connus), en sus de quelques lectures et analyses personnelles, je n’affirme qu’une chose : ce phénomène de décervelage aux multiples facettes s’est sophistiqué et a pris de l’ampleur en un demi-siècle, au détriment de moyens de contrôle plus directs, ce qui justifie selon moi de l’ausculter. Sinon, je partage ton triste constat sur l’homme moyen qui se noie dans la médiocrité en rapport aux élites qui se ravissent à la lecture de Lucrèce (et qui ont raison). En revanche, je crois que mes écrits comme ton travail de vulgarisateur ne peuvent se justifier que par un désir « d’élever » le maximum de ces hommes moyens. Et s’il n’y en a qu’un qui, par hasard, tombe sur l’un de nos écrits et y trouve quelque nourriture intellectuelle, ce sera formidable. La cause est désespérée ? Nous ne parlons qu’à une infime « élite » ? Soit. Mais il y a une multitude d’élites. Et je ne crois pas aux hiérarchies préétablies. Chaque sujet a sa hiérarchie, et je t’assure que sur bien d’entre eux, je me sens très bas dans la hiérarchie de l’espèce humaine ! Les vraies hiérarchies sont changeantes, comme le jeu des neurones au sein de notre cerveau. C’est pourquoi nos voix, même perdues dans un désert, ne sont pas de pures inutilités. Ne serait-ce que pour moi, qui aie besoin pour mon équilibre instable de jamais ne cesser de chercher, de réfléchir, de me remettre en question. Et de transmettre, ne serait-ce qu’à de rares individus à l’esprit proche. Bref, mon altruisme (léger et ironique) est mon égoïsme. Et réciproquement. Complexe, n’est-il pas ?

CM : Tu me reproches d’exagérer de manière dialectique mais, cher Ariel, je te cite plus haut : « La bête publicitaire ne tue pas au sens propre, tu as raison. Elle n’assassine que les esprits, qu’elle essore de toute intelligence et qu’elle nettoie des zestes de sensibilité qui subsiste en nos corps et cerveaux lents ». Difficile d’être plus radical, même si je dois démêler dans ton texte le mélange de fiction et de réel, de poésie et d’analyse, d’objectivité et de subjectivité, etc. Or, rien ne me convainc que ce propos décrit une part fondamentale de l’esprit, de l’intelligence et de la sensibilité de nos contemporains. Pour moi, la publicité est un mode de communication parmi bien d’autres, à finalité mercantile, dont à peu près tout le monde connaît l’intention manipulatrice (c’est aussi cela, la « modernité réflexive » de Beck ou de Giddens, c’est-à-dire la distance que l’on met de plus en plus rapidement entre soi et le monde). Mais il y a sans doute autant de manipulation dans un JT ou dans un grand journal du soir, sauf qu’elle ne dit pas son nom. Comme toi, je connais ce milieu (je fus jadis, à l’occasion, rédacteur-concepteur dans une boîte de pub, et même nègre pour la direction d’une multinationale). A mon sens, tu pourrais isoler n’importe quel département d’une grande entreprise – le marketing, mais aussi bien le management, les ressources humaines, la logistique, les finances, etc. – pour y trouver des « robots » dont la rationalité impeccable est au seul service des intérêts immédiats de leur groupe. Désolant ? Soit. Mais à quoi faudrait-il donc employer 6, bientôt 9 milliards d’humains ? En quoi est-il moins aliénant de labourer sa terre, de servir sa chaîne industrielle, de produire un service local ? Pour essayer de synthétiser mon propos sur ce thème : l’entreprise de séduction des consommateurs par la publicité et le marketing est une évolution récente du capitalisme, liée à la compétition croissante des entreprises pour augmenter leur pénétration sur un marché de plus en plus segmenté et saturé. L’effet de ces stratégies de communication sur le cerveau de nos contemporains me semble assez anodin. La pub n’est qu’un des micro-flux de la vaste médiatisation du monde (de la « société du spectacle », si l’on préfère un classique) et un aspect mineur de la problématique plus vaste du capitalisme ou de l’économie de marché.

AK : Dont actes. Car en cette première danse d’accords et de désaccords, je finis par quelque chose qui ressemble plus à un accord. Ta conclusion traduit en effet parfaitement le cœur de mon propos sur la publicité et les marques, qui ne sont selon moi qu’une facette d’un capitalisme que je qualifie par provocation de « publicitaire » dans le premier chapitre de Paranofictions. Si les marques – plus que la pub – ne sont effectivement qu’un « micro-flux » de cette vaste médiatisation du monde, outil parmi bien d’autre de gardiennage post-moderne du troupeau humain, je considère ce « micro-flux » comme l’un des plus symboliques de ce qui serait donc le « macro-flux » du capitalisme et de l’économie de marché contemporaine.

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1. Le capitalisme (publicitaire) viole-t-il nos esprits ?
1 bis. Quel langage commun pour un débat ?
2. Sommes-nous esclaves de nos machines (et de la technoscience) ?
3. A venir : La catastrophe est-elle inévitable ?