Parmi les nombreux titres de gloire et d’infamie dont est parsemée la nécrologie de Norman Mailer, grantécrivain-américain mort à New York le 10 novembre 2007, il en est un qui aura échappé à la plupart de ses mémorialistes : Norman Mailer est probablement l’auteur blanc américain qui aura le mieux compris les mécanismes de ce monstre subculturel protéiforme que l’on appelle aujourd’hui le hip-hop ; et notamment de ses deux aspects les plus connus, sinon reconnus : le rap et le graff. Qu’il n’a pourtant jamais pratiqués. Et sur lesquels il n’a (presque) jamais écrit – durant les vingt ans qui, de 1980 à 2000, ont vu le hip-hop passer du rang de sous-culture folklorique du South-Bronx à celui de première culture jeune internationale, il aura préféré se faire autobiographe du Christ et de Marilyn Monroe, cinéaste, ou apôtre de Lee Harvey Oswald, de Mohammed Ali et, bien sûr, de lui-même.

Norman Mailer n’avait pas besoin d’écrire sur les rappeurs. Parce que, plus qu’aucun autre écrivain avant ou après lui (exception faite du critique rock anglais Nik Cohn), il a su dévoiler les ressorts de la fascination que ces artistes exercent depuis près de trente ans sur notre paysage culturel. Et il a vécu cette fascination, il s’en est même glorifié, vingt ans avant que le terme même de « hip-hop » ne soit inventé. Il y avait d’abord son attitude, bien sûr. Toute son attitude en tant qu’écrivain, mais aussi en tant qu’homme, en tant que mari, en tant que journaliste, en tant que cinéaste, en tant qu’acteur politique, respire cet égocentrisme démesuré, cette affirmation hyperbolique du moi, ce défi permanent adressé aux autres qu’exsudent les rappeurs. « Je contrôle New York », rappe en boucle la star gangsta body-buildée 50 Cent sur le meilleur morceau de son dernier album, I get money, qui est aussi, probablement, le meilleur morceau de rap l’année 2007. Et comment ne pas voir dans cette affirmation hypnotique et mégalomane un écho à la folle campagne électorale de Mailer en 1969 lorsque, avec le journaliste Jimmy Breslin, il s’est imaginé pouvoir prendre les rênes de la capitale du monde – et en faire le 51e état des Etats-Unis ?

Mailer, l’homme qui a tout simplement intitulé l’un des recueils d’articles les plus fameux Publicités pour moi-même (le sous-titre implicite de 90% des albums de rap d’aujourd’hui), ne concevait pas d’écrire autrement que à sa hauteur, qu’il pensait être celle d’un géant ; aussi ne choisissait-il comme sujets que des géants (le Christ, Marilyn, Oswald, Ali, lui-même) – ou alors il donnait à ses sujets la hauteur des géants, qu’ils soient assassin condamné à mort (Gary Gilmore dans Le Chant du bourreau) ou taggers du South Bronx (dans The Faith of graffiti en 1974, comme on le verra). Le rapper Talib Kweli ne disait pas autre chose lorsque, sur son morceau Get by (2002), pour exprimer la force de ses mots, il se présentait comme « peignant des images avec un crayon comme Norman Mailer ». Mais Mailer n’était pas seulement un héros pittoresque du spectacle américain, dont un rappeur un peu lettré pouvait citer le nom pour évoquer la puissance. Il est aussi celui qui, dans un article retentissant de 1957, a regardé en face sa réalité d’homme blanc fasciné par la culture noire, et les vraies raisons de cette fascination – c’est-à-dire, bien sûr, ses mauvaises raisons. Le contenu de cet essai, qu’il donna à la revue de gauche Dissent, est brillamment résumé dans son titre scandaleux, White negro – Superficial reflections on the hipster (ou : « Nègre blanc – Réflexions superficielle sur le mec à la cool »).

White negro est en effet tout à la fois une définition, un manifeste et un aveu. Tout d’abord, la caractérisation d’un certain type d’Américain blanc attiré par la culture noire populaire – sa musique, son machisme, sa violence – qui, en 1957, correspondait dans l’esprit de Mailer à la figure du poète beat, et qui, en 2007, peut sans difficulté être reprise pour caractériser le wigger (pour white nigger), cet adolescent blanc obsédé de culture hip-hop qui forme aujourd’hui l’essentiel du public du rap. Mais White negro est aussi un manifeste, car Mailer endosse cette fascination, il la célèbre, il l’exhibe, la présentant comme une sorte d’existentialisme pop, une réponse en actes au conformisme de l’Amérique blanche de Eisenhower contre laquelle il ruait (et les passages les plus fameux du texte font directement écho aux polémiques suscitées par le gangsta-rap dans les années 1990, lorsqu’il rapproche jazz et orgasme sexuel ou lorsqu’il s’identifie au geste de deux jeunes délinquants noirs tirant sur un épicier qu’ils ont dévalisé, évoquant la scène d’ouverture du Menace II society des frères Hughes).
Texte scandaleux, et voulu comme tel, parce que Mailer n’a jamais résisté à l’extase narcissique d’une bonne crucifixion, en se présentant dans toute la splendeur de ses défauts (comme lorsqu’il allait, armé seulement de sa bite et de sa grande gueule, défier les féministes américaines dans leur congrès) – 2Pac Shakur n’agira pas autrement quand, à la fin de sa vie, il se présentait sur la croix, en martyr de la thug life qu’il avait lui aussi choisie par romantisme existentialiste.

Mais le lien qui rattache Mailer à la culture hip-hop ne réside pas simplement dans le bagage conceptuel qu’il a légué à tout futur hipster blanc qui cherchera à comprendre – voire à embrasser – la culture populaire noire américaine. Il a également participé directement à la construction de cette culture, même s’il était loin de s’en rendre compte, au moment où il le faisait. En effet, le fait est peu connu, mais absolument véridique : Normal Mailer est l’auteur du premier livre jamais consacré au graff, ce quatrième pilier du « temple hip-hop », à côté du rap, de l’art du Dj et du break. Il est en effet l’auteur du texte d’accompagnement de The Faith of graffiti, le recueil que le photographe Jon Naar a consacré en 1974 à la vague de graffitis qui a submergé New York depuis la fin des années 1960. Et ce texte est à la fois du pur Mailer et un regard empathique et profond sur le sens de cet art sauvage, à propos duquel le peintre pop art Claes Oldenburg dira à la même époque : « Vous êtes debout dans la station, autour de vous tout est gris et triste, et tout à coup arrive un de ces trains recouverts de peinture et il illumine l’endroit comme un gros bouquet d’Amérique Latine ». The Faith of graffiti est du pur Mailer quand il rédige tout le texte à la troisième personne, sous l’alias cabalistique « A.I. » (pour « Aesthetic Investigator », rien que ça). Quand il convoque pour ses analyses rien moins que tout le MOMA et le Metropolitan Museum, de Masaccio à Matisse, de Picasso à Pollock. Quand, allant « comme tout bon reporter » interviewer le maire John Lindsay – qui, bien que progressiste, avait déclaré la « guerre aux graffitis », dans un simulacre de politique répressive préfigurant de près de dix ans la fameuse « théorie du carreau cassé » -, il se remémore sa propre campagne électorale perdue contre le même Lindsay, et se demande ce qu’il aurait fait, lui, à la place du maire, face à cette vague de graffitis auxquels il prétendait par ailleurs, lui, trouver des qualités. Et même du sens, derrière ces noms mystérieux CAY 161 (le héros de son texte), PHASE II ou STAY HIGH (Mailer le bon journaliste avait bien fait son travail, ces deux graffeurs étaient effectivement les meilleurs de New York, à l’époque).

Car si, dans The Faith of graffiti, Mailer fait, comme toujours, du Mailer, il le fait de façon étonnamment pertinente par rapport à son sujet : il convoque, certes, Masaccio, Matisse, Picasso et Pollock, mais il dégonfle presque aussitôt sa fatuité de vieux schnock en sabotant sa grande tentative d’analogie d’une pirouette sur le pouvoir psychique de l’art ; et lorsque l’on se remémore par exemple la trajectoire d’un Jean-Michel Basquiat, passé presque miraculeusement de la rue où il taguait SAMO aux cimaises des galeries chic, il est effectivement difficile de croire que ce pouvoir n’habitait pas les graffitis de New York. Quant à ce pseudonyme idiot sous lequel Mailer se déguise, « A.I. », il ne l’a choisi que pour ressembler aux artistes adolescents qu’il part interroger, et qui risquent leur vie entre les rails électrifiés du métro pour voir ensuite passer leur nom sur les wagons – mais pas le nom qu’on leur a donné, le nom qu’ils se sont donnés eux. Et c’est ce qui intéresse Mailer : ce désir puissant d’exister qui tenaille ces mômes enfermés dans la géométrie carcérale de leurs quartiers. Il les comprend, lui, le grantécrivain à l’égo surdimensionné, il les comprend mieux que Lindsay le progressiste qui ne voit dans leurs gestes infiniment répétés que la marque d’une folie sociale insupportable.

Mailer conclut son texte par une méditation pessimiste sur le sens profond du geste du graffeur, dans lequel il voit l’illustration de notre désir à chacun d’exister réellement aux yeux de l’autre, alors que nous avons chassé Dieu de notre quotidien et de notre art. Il renouait ainsi avec l’existentialisme de son White Negro, et c’est ce qui rend ses ultimes réflexions involontairement visionnaires. Car la vague de graffitis qui a frappé New York dans les années 1970 n’annonçait pas « l’apocalypse qui se rapproche » prophétisé dans le dernier paragraphe de The Faith of graffiti, mais bien plutôt la réalisation de son fantasme de 1957 : le triomphe dans la jeunesse blanche du mythe de l’Homme Noir hyperstylé, hyperviolent, hypersexué, à travers l’explosion de l’une des cultures populaires les plus riches, les plus créatives et les plus controversées de ces trente dernières années : le hip-hop. Il fallait bien s’appeler Norman Mailer pour annoncer cela. RIP.