Si le « tout digital » et la sophistication exponentielle des logiciels fût la caractéristique première de la musique électronique des deux dernières décennies, le bon vieux synthétiseur hardware et ses coulées d’arpeggio en apesanteur connaissent une nouvelle embellie à travers les musiques élégiaques et mystiques d’une poignée d’illuminés issus de la culture Do It Yourself. Leurs noms de scène à coucher dehors (Oneohtrix Point never, Stellar Om Source, Dolphins into the Future, Black Meteoric Star, Caboladies, Emeralds, the Skaters…) annoncent la couleur : « glowing in the dark ». Le New Age, enfin dégraissé de sa béatitude hippie, n’aura jamais aussi bien porté son nom.

Le temps de l’avant-garde nihiliste et ses prétentions de tabula rasa semble révolu: les musiciens les plus captivants d’aujourd’hui se posent désormais en héritiers d’un patrimoine audiovisuel occulté par le showbiz mais démocratisé par Internet, coffre-fort sans fond dont les innombrables blogs, Youtube et le peer-to-peer ont ouvert le verrou sans crier gare. A pas feutrés, la musique synthétique issue des expérimentations technologiques des années 1960 à 1990 se faufile à nouveau dans le spectre sonore contemporain, en marge de la glose ‘tendance’ des médias soi-disant connectés, prompts à dégainer un effet de manche lexical à tout bout de champ (en 2009, on aura eu droit à des termes aussi vaseux que hypnagogic pop, chillwave, glow-fi, exoterica et… hantologie, dont Chronic’art s’est fait l’émissaire dans le précédent numéro). A rebours d’un bis repetita de la rengaine motorik, rongée jusqu’à l’os par tout ce que la planète compte de poseurs neo-krautrock, ces nouveaux ambassadeurs de la musique électronique, libérés de la hiérarchie entre overground et underground, pop culture et art noble, se frottent sans distinction au power electronics le plus véhément, à la synth-pop la plus dégoulinante des années 80, à l’acid house originelle, au doom ténébreux ou à la langueur laidback d’un Eden halluciné. Pour autant, la naïveté joviale n’est plus de mise, car la brutalité du monde auquel nous sommes confrontés est loin d’avoir comblé les attentes de cette génération de l’entre-deux, coincée entre utopie et pessimisme, sincérité et cynisme. L’esprit de dérision et la verve sarcastique servent de paravents à une croyance (extra)lucide en la réitération médiumnique du cycle des civilisations (les références à l’Egypte antique et aux civilisations pré-colombiennes hantent constamment leurs productions musicales) et couvent des réflexions philosophiques sur l’avenir de l’humanité. Le New Age en 2010, alternant entre utopie et fatalisme, ne serait-ce pas simplement l’amorce d’une civilisation plus avancée, aux préoccupations plus métaphysiques ? Cette rémanence d’un âge d’or augure en tout cas de l’avènement d’une nouvelle ère musicale et spirituelle, qui n’en est encore qu’à ses balbutiements.

Ruines du futur

En première ligne de cette scène en plein essor, le new yorkais Daniel Lopatin, alias Oneohtrix Point Never, a discrètement marqué l’année 2009 par un triptyque à marquer d’une pierre blanche. Précédemment sortis en casettes et vyniles confidentiels, les trois albums (Betrayed in the Octagon, Zones Without People, Russian Mind) qui composent le roboratif CD Drifts (sorti sur No Fun Productions, label de prédilection des aficionados du noise) procurent l’impression voluptueuse d’évoluer dans un rêve éveillé, au coeur de cette étape hypnagogique qui précède le sommeil et nourrit de puissantes visions mentales. Les nappes de synthétiseurs, glaciales et magiques comme une excursion dans l’espace, s’emboîtent dans des structures protéiformes avec une délicatesse et une précision qu’on avait pas entendu depuis les chefs d’oeuvre intemporels de Cluster, Klaus Schulze ou Manuel Göttsching, auxquels les Selected ambient works d’Aphex Twin et les premiers Boards of Canada ont emboîté le pas. Daniel Lopatin réfute cependant l’influence de Tangerine Dream auquel on l’a souvent associé: « Je ne peux pas encaisser la plupart de la musique « kosmisch », cela m’ennuie à mourir. A moins que je sois en train de regarder Firestarter ou Risky business, je n’écoute pour ainsi dire jamais Tangerine Dream, c’est la musique la plus redondante que je n’ai jamais entendue. Ce n’est rien d’autre que du smooth jazz avec des synthés des années 1970 ». On y discerne en revanche un paquet de réminiscences cinématographiques: les films de Ridley Scott, Michael Mann, John Carpenter ou Tarkovski transparaissent en filigrane dans ces méditations électroniques teintées de surréalisme. Lopatin y déploie des tessitures magnétiques, profondes et mélancoliques comme les génériques de notre enfance (la musique de Denis Frajerman qui ouvrait L’Aventure des plantes ou la clôture des programmes d’Antenne 2 animée par Folon), d’où surgissent à l’improviste des chants d’oiseaux exotiques et d’amples masses de synthétiseur, comme un vaisseau spatial survolant un monde retourné à l’état sauvage, déserté par les humains. Les ruines d’un futur prophétique ?

Esprit russe

Loin de se complaire dans l’improvisation aléatoire, Lopatin confie que l’inspiration de cette trilogie est provenue d’un travail littéraire en cours: « Rifts est le titre d’un récit de science-fiction que je suis en train d’écrire. Russian Mind en compose la troisième partie, qui rend hommage à « La Mort d’Ivan Ilitch » de Tolstoï. L’histoire se déroule dans un hôpital en orbite dans lequel un astronaute retraité vit ses derniers jours. Le dernier voeu qu’il réclame est la projection en hologramme d’un bosquet de bouleaux. Le dispositif est installé par un homme qui prétend être un ange venu de la Terre et lui révèle que c’est son petit-fils qui l’a envoyé de l’avenir pour lui offrir cet ultime cadeau. Le vieil homme commence alors à entendre des voix étranges et des épisodes de sa vie lui apparaissent dans son sommeil chaque nuit ». Cette volonté de retranscrire par le son cet état de grâce existentielle témoigne aussi de ses affinités avec les formulations pessimistes du penseur Emil Cioran, titre de l’un de ses morceaux. « Je suis touché par sa vision romantique de la société et de la civilisation, qu’il conçoit comme la plus belle des impasses que nous ayons jamais connus ». L’oeuvre en cours de Lopatin ne s’arrête pas à Oneohtrix Point Never: hormis ses projets parallèles (les non moins remarquables duos Astronaut et Infinity Window ou l’ambient sombre et abrasive de KGB Man), il s’est acquitté d’une compilation DVD auto-éditée (sur son label Upstairs CDR), un collage rétrofuturiste où des jingles célébrant la technologie des années 1980 – odes à la VHS hoquetante et aux reliquats de 3D vectorielle repiqués sur Youtube – sont assemblés à de la library music dérisoire ou à de vieux tubes pitchés et disloqués. L’aspect le plus vernaculaire de la culture de masse se transforme alors en blague conceptuelle, rappelant les hits eighties passés à la moulinette de V/VM. Avec humour et absence de prétention, Lopatin régurgite tous les stimuli et les réminiscences qui composent l’existence en une forme esthétique totale: « J’incorpore le drame, le bruit et la musique qui font partie de la vie quotidienne, comme n’importe quel être humain possédant un minimum de prise de conscience. La vie en elle-même devient esthétique et ses gestuelles, ses motifs, ses symétries mystérieuses et les allégories qu’elle porte sont autant d’influences. La musique que je produis en ce moment est sous l’influence de certains paysages que j’ai traversé l’été dernier, en particulier les zones de périphérie urbaine désaffectées ». Parmi les disques en heavy rotation sur sa platine en 2009, Lopatin cite en vrac la musique d’Artemiev – compositeur attitré de Tarkovski -, les fabuleux disques-canulars de Danny Wolfers (aka Legowelt) sur le label Strange Life , les oscillations acidulées de Gavin Russom, les jingles télévisuels des années 1980, l’égérie new wave Anna Domino, l’ambient dark de Lustmord, le pape du psychédélisme Roky Erickson, les bluesmen oubliés du Bronx, la soul de Marvin Gaye ou encore les adagios d’Albinoni. C’est dire l’éclectisme du bonhomme. Pour couronner le tout, il vient d’enregistrer une reprise du groupe noise-rock Helmet, qui devrait voir le jour sous la forme d’un single partagé avec le succulent Ducktails. On en salive d’avance.
Expérience synestésique

Ce n’est pas un hasard si la trajectoire musicale de Daniel Lopatin recoupe celle de Christelle Gualdi, une française globe-trotter qui a abandonné son métierd’architecte pour se concentrer exclusivement sur son projet musical Stellar Om Source, dont le dernier album auto-produit s’intitule Ocean woman. Tour à tour installée à Paris, Amsterdam et Lisbonne pour se poser finalement à Brooklyn, cette muse underground proche de No Neck Blues Band a longuement mûri sa carrière musicale à laquelle rien ne la prédestinait, si ce n’est des parents hippies qui la biberonnaient à Tangerine Dream et aux disques labellisés ECM, dans une éducation partagée entre sauna, yoga, macrobio, astrologie et sacre des pyramides. Des réminiscences indélébiles qui ont modelé plus ou moins consciemment la musique qu’elle crée aujourd’hui. « Je me souviens d’avoir entendu Rubycon de Tangerine Dream une nuit, assise à l’arrière de la voiture conduite à travers la campagne. Ombres, lumières et sons, mélangés ont formé un moment synesthétique intense. Et aussi la vision de la pochette de l’album vinyle, je devais avoir 7 ans, est un souvenir tellement fort. Je sentais un réel magnétisme, comme happée. J’étais aussi fascinée par les musiques des jeux vidéos et je les chantais! Et il y avait aussi mon cher Simon… ». Le home-studio de son père musicien a forgé sa personnalité, selon les rites initiatiques de l’enfance. « J’étais fascinée par le magnétophone 8 pistes, les Atari et les ordinateurs MSX, le MIDI et aussi les excursions nocturnes au studio de radio. C’est imprimé dans mon esprit pour toujours ». Sa fascination pour les divinités égyptiennes et pour le New Age le plus kitsch n’y est pas non plus étranger. Elle décrit ainsi la « constellation de son esprit: l’esprit supérieur, Philip K Dick, mes amis, la technologie, la vie, la video, l’adolescence, l’Egypte, les reflets chromés, les femmes, les couchers de soleil romantiques, l’anthroposophie, la radio, Archizoom, les immigrés, les mystères, ma mère, Diva, les ondes électriques du cerveau, les voyages, internet, Solaris ». On pourrait avancer que Stellar Om Source met en son le concept d’immanence et traverse les âges en ensorcelant ses synthétiseurs reliés à toutes sortes de pédales d’effet, jusqu’à obtenir d’envoûtantes palettes de sons, avec l’élément aquatique revenant comme un leitmotiv allégorique: le flux et reflux des gazouillis synthétiques et les vagues spectrales tendant vers une forme organique auto-structurée, un métabolisme autonome. « Je laisse le pouvoir à la musique et mon rôle est de le servir », confirme-t-elle. « C’est un acte de création de l’ordre de celui d’un laboratoire. Depuis un certain temps, les synthétiseurs sont devenus des supra-instruments pour moi. Je me sens profondément impliquée avec ces machines. Arriver à les faire siens et le développement de ses propres idées musicales est un processus à temps plein. Parce qu’il est relativement facile de sortir des sons dès le moment où on les allument, c’est justement là où réside ma motivation: dépasser les presets standards et arriver à obtenir et définir mes propres presets ». Lopatin et Gualdi s’accordent à dire que la musique a basculée dans les années 90, la technologie s’est retrouvé au coeur d’un processus musical plus ou moins abscons dans lequel l’atout technologique est devenu un handicap. « J’ai la ferme conviction que la technologie des années 80 était démocratique et populaire, avec un certain labeur on pouvait arriver à comprendre pleinement une machine et devenir créatif avec elle. Au milieu des années 90, quelque chose d’autre à pris le dessus et notre compréhension de la technologie n’a plus été jugée importante et s’est même avérée dangereuse ». Lopatin renchérit : « L’atmosphère culturelle actuelle m’évoque ce qu’il s’est passé avec la musique synthétique au début des années 80 où la culture mainstream s’est mise à intégrer et engloutir toutes ces musiques à des fins purement commerciales. En ce sens, quelque chose a mal tourné dans l’intervalle qui sépare Bruce Haack de Enya ». Une doctrine idéaliste pour solutionner l’impasse actuelle ? « Je pense que le rétrofuturisme a beaucoup de potentiel », s’enthousiasme Christelle Gualdi. « L’impression de déjà-vu relèverait plutôt de celle d’un écho, de choses qui tentent de progresser constamment. Quelque chose de nouveau a vraiment lieu à grande vitesse en ce moment. Nos moyens de production sont à la fois pervertis et enrichis, et je ressens de l’éclat et de l’espoir dans ce progrès. Il est vraiment fort et ne contient pas de nostalgie, nous fonçons sur 2012 et il n’y a plus rien à perdre ».

Esthétique du désastre

Le tour de piste ne serait pas complet sans mentionner la prodigieuse cosmogonie sonore des Skaters, autres élus de coeur de ce New-New Age florissant. Déconcertantes à premier abord, leurs productions échappent à toute industrie musicale (CDR, vyniles et et cassettes only) et sont habillées d’une esthétique délibérément cheap et sale (collages et photocopies en noir et blanc), leur musique modulaire fait s’enchevêtrer technologie préhistorique et rite animiste, Miami Vice et cérémonial vaudou, Terry Riley et Human League, boucles entêtantes et drones cradingues. Formé de Spencer Clarke et James Ferraro (qui conduisent respectivement une multitude de projets solo aux noms aussi évocateurs que Lamborghini Chrystal ou Vodka Soap), ce duo culte écume les sous-sols de la planète pour des concerts dans le noir où leur musique prend une tournure véritablement hypnotique. Spencer et Ferraro se disputent le morceau à coup de synthés de récup’ et de vieux magnétos cassettes, les sons pâteux à souhait se démantèlent en lambeaux grésillants pour donner corps à la bande-son d’un documentaire rétrofuturiste, témoignage post-humain des stimuli audiovisuels accumulés consciemment ou non depuis l’enfance et dégluti en une bouillie low-fi dérangée, en prise directe avec les synapses. Mirages exotériques et gargouillis extra-terrestres, Copacabana et Hawaï se transforment en Temples Incas dans un chuintement de Casio dont les piles seraient à l’agonie. James Ferraro malaxe et décharne la culture trashy des années 80 (Terminator, heroïc fantasy, aérographe, body building, films d’horreur, porno) comme s’il s’agissait d’une pâte Slime, malléable à souhait, mais où se nicherait quelque vertu psychotrope. Cette réinterprétation amochée de la déchetterie audiovisuelle et technologique des années 70 à 90 se transforme en rituel d’exorcisme, où les vestiges d’une technologie arriérée deviennent les trophées d’une civilisation en bout de course, d’une utopie qui ne s’est jamais réalisée, paysage industriel de palmiers atrophiés sur un bord d’autoroute goudronneux, idylle à Palm Beach sur un monticule d’ordures, exoplanètes idylliques et mondes extra-terrestres qui n’ont rien à envier à ceux de District 9. Ces régurgitations de musiques sans qualité sont bouclées, tranchées, pitchées, écrabouillées jusqu’à obtenir la bande-son impossible d’un trip brumeux, tantôt extatique, tantôt cauchemardesque pour qui consent à s’y immerger. Un brouillage des neurones hautement hallucinatoire qui dénote d’une volonté quasi-politique de rendre compte du mode de vie dans les ghettos suburbains, règne de la sous-culture et des rêves avortés. D’origine noire américaine, James Ferraro tient des propos qui sonnent comme un prêche afro-futuriste. « Mon but est de traduire le plus fidèlement possible les conditions de vie cauchemardesques de la frange la plus précaire de la population et aussi de révéler une image abstraite de la pauvreté dans laquelle j’ai été immergé pratiquement tout le long de mon existence. Je suis né dans une communauté afro-américaine désargentée, je suis donc naturellement incliné à lui « rendre hommage » ! J’ai été aux premières loges pour constater les effets dévastateurs et le conditionnement mental dont sont victimes les personnes asservies à ce système économique. Je me sens redevable à mes origines de traduire ce message qui a une portée universelle, car nous sommes tous devenus exilés, déracinés et étrangers à notre terre et à nous-mêmes. Les Noirs d’Amérique sont toujours des descendants d’esclaves et sont encouragés à rester des esclaves au travers des droits sociaux. Une mentalité d’esclave encourage les esclaves mentaux autant que les esclaves volontaires !! Cette condition est universelle et peut être traduite dans un sens plus large. Nous sommes tous devenus des créatures désillusionnées, étrangères les unes vis à vis des autres, esclaves de nous-mêmes. La vérité réside dans le bonheur et dans l’agonie, autant que dans tous les trônes d’argent ». Par delà les considérations sociales et politiques, ces artistes du troisième type parviennent à faire émerger des visions qui donnent du fil à retordre à notre imaginaire infesté par le corporatisme global et accomplissent admirablement leur mission: réenchanter un monde qu’on donne pour perdu et nous renvoyer à la structure spatio-temporelle primordiale de laquelle nous sommes tous issus. Vivement 2012, qu’on rigole pour de bon.

Discographie :

– Oneohtrix Point Never – Drifts (No Fun Productions)
– Infinity Window – Artificial midnight (Arbor)
– Stellar OM Source – Rise in planes (Black Dirt Records)
– The Grass Magic – The Grass magic (Earjerk)
– James Ferraro – Heaven’s gate (New Age Tapes) / Citrac (Arbor)
– The Skaters / Axolotl – Split LP (Catsup Plate)
– Dolphins Into The Futture – … On sea-faring isolation (Not Not Fun)
– Explorers – Bermuda telepaths (Not Not Fun)
– Deep Magic – Solar meditations (Not Not Fun)
– Caboladies – Crowded out memories (Gneiss Things)
– Gary War – Horribles parade / Galactic citizens (Sacred Bones Records)
– Black Meteoric Star – Black metoric star (DFA)