Ne pas perdre pied, s’accrocher coûte que coûte au plus petit dénominateur commun qui, à la morte-saison, arrime l’emploi du temps des serveurs d’un snack balnéaire : des sandwichs jambon-beurre par exemple. Répliques : « Salut. Ca va ? ». Gestes : servir un café. Activités : réparer les cabanes, se sécher sur la plage. David et Eric sont frères, Eric disparaît, David part à sa recherche. Les filigranes terre-à-terre accompagnent une linéarité obstinée. Nous, on comprend très tôt qu’Eric va partir, mais les personnages, eux, sont plus lents et continuent de le chercher, de s’interroger jour après jour et de manger des sandwichs jambon-beurre. Ne pas perdre pied, s’accrocher coûte que coûte aux détails et aux inflexions du quotidien parce que la réalité est sans assiette, aussi adolescente que le sont les adolescents qui traînent, apparemment indécis, marmonnant leurs décisions ou leurs sentiments avec trois mots de vocabulaire : « Ca va ? Il est où ? Salut. T’es bizarre ». « Tu veux plus partir ? Y’a pas de problème. Tu veux prendre un autre chemin ? Y’a pas de problème » : même le passeur n’est pas directif et gauchit de lui-même son rôle de donneur d’ordres. Dans la première partie d’Une Nouvelle ère glaciaire, tournée tout au bout de la pointe du Cotentin, s’agrègent les éléments d’une histoire et les temps morts d’une arrière-saison, au gré de plans qui oscillent entre insignifiance et sursignifiance. C’est une durée, on se disait qu’il ne se passait rien, et puis il se passe quelque chose – ou vice-versa. C’est Eric à quatre pattes dans les vapeurs d’un sauna ou dans la brume océane, et son contre-champ, un chien qui aboie. Première sortie de cet insert fantastique : le chien est benoîtement sifflé par son maître. Deuxième sortie de cet insert fantastique : Eric rejoint le bar pour tousser auprès des sandwichs jambon-beurre. Darielle Tillon sait casser les images poétiques et le sérieux onirique par des détails terre-à-terre. Ou bien faire survenir le fantastique en restant dans le quotidien. David redresse la tête. Plutôt que de trouver son frère, il voit la table de jardin désertée et le vent qui souffle dans un mur d’arbres. On pouvait croire que Chiroki Dol était le nom d’un groupe de rock, et pour David le mot de passe de l’énigme à résoudre. C’est le village de Bulgarie où celui-ci se réveille. Là aussi, on trouve des chevaux, des voitures, des vieillards au visage cuit, un chien qui aboie, et la même configuration que dans le Cotentin : routes/café/espace public central/terrains vagues / enclos. La réalité est fêlée, mais se « récapitule » par récurrences. Ce gauchissement de la réalité crée un espace-temps à part, et c’est cette fiction-là qui est intéressante. Déjà, chaque plan ou élément de plan de la première partie était une annonce ou une réminiscence. C’est toute la deuxième partie bulgare qui aurait dû fonctionner à l’avenant. Mais malheureusement plus personne n’y mange de sandwichs, et le filigrane terre-à-terre est perdu.

La première partie d’Une Nouvelle ère glaciaire crée une poétique de l’extension ou de l’interstice, comme il est possible de le faire quand on connaît très bien quelqu’un, quelque chose, un lieu, qu’on se permet une parenthèse, un déplacement, un détour, ou qu’on porte son attention vers ce qu’on ne voit plus, ou que resurgit une chose enfouie : « familière étrangeté », ou « étrange familiarité ». Tant qu’il y a deux manières de prendre Une Nouvelle ère glaciaire, le film est passionnant. Ou bien dans les inadvertances du quotidien remonte à la surface une histoire. Ou bien cette histoire, jamais mise ni au centre ni à plat, s’inscrit subrepticement dans le quotidien. Le mystère des films de Darielle Tillon (elle a auparavant réalisé deux moyen-métrages, A la vitesse d’un cheval au galop et La Ligne), ce qui en fait le prix, c’est cet équilibre extrêmement ténu, trouvé entre ce qui est narratif et ce qui ne l’est pas, entre ce qui est rassurant et ce qui est inquiétant, entre ce qui est maîtrisé et ce qui est informe, entre ce qui tient sur ses jambes et ce qui divague. Darielle Tillon choisit toujours ses comédiens aux extrêmes : de la fadeur ou de l’ancrage terrien (accent, dégaine, physionomie). Elle les fait cohabiter comme elle fait cohabiter la dramaturgie et la plastique. Quand l’équilibre se rompt, il y a, d’un côté ou de l’autre, surlignage. Surlignage plastique qui vire au symbole (dès la première partie, effet de stroboscope ou passeur qui fait du taï-chi). Surlignage scénaristique qui vire à l’illustration (la deuxième partie est fonctionnelle, sans interstice ni extension : on n’entre pas plus dans les inserts de David perdu sous la neige qu’on n’en sort – montage parallèle).

C’est d’autant plus dommage que la fin, d’une audace folle, fait aboutir le fantastique du quotidien. Eric est là : il a muté. Projection cauchemardesque (le frère désormais rangé) ? Résultat (banal) de la chirurgie esthétique (ratée) suite à l’accident (qui l’aurait défiguré) ? Soyons terre-à-terre. La famille prend le thé. Le mutant ne peut plus ou n’a jamais su comment manier une tasse sans renverser. Il renverse. La réalisatrice déclare que ce qui l’intéresse, c’est le passage de l’adolescence à l’âge adulte.