Fondé par Jean Ranger il y a quelques mois, le collectif multidisciplinaire MindRoots fait une entrée remarquée sur la scène montréalaise avec sa première œuvre, Théorie poétique sur les interconnexions, présentée au mois d’avril dernier au Théâtre la Chapelle. Ce spectacle constitue le coup d’envoi d’une série d’événements (« projections d’art vidéo, performances, interventions urbaines et Internet, théâtre de rue, publications, fêtes et chaos cosmique ! ») à Montréal, en Asie peut-être, pourquoi pas en France ou dans le cyberespace. Car MindRoots se nourrit de toutes les pratiques, de toutes les formes de discours (arts, sciences, religions, etc.) et la conquête du monde ne lui fait pas peur…


Chronic’art : Jean Ranger, je ne sais pas très bien comment vous présenter… Etes-vous le cerveau, le nœud central de MindRoots ? Etes-vous celui qui relie entre eux tous les nœuds du réseau ?

Jean Ranger : J’hésite… c’est très délicat quand on est avec un collectif… ou plutôt un « connectif », car c’est ainsi qu’on a décidé de s’appeler. Je suis un élément qui a attiré les autres, qui a lancé le projet. C’est mon scénario, un peu ma direction visuelle, mais en même temps, je suis allé chercher des gens qui sont très créatifs, qui ont une démarche par eux-mêmes. J’ai essayé de leur communiquer mes idées tout en me laissant surprendre par eux à tous moments.

Comment s’est constitué le groupe ?

Ça fait un an ou deux que je travaille les idées pour le spectacle Théories poétiques sur les interconnexions, et puis j’ai regroupé du monde, ça fait à peu près cinq-six mois. J’ai commencé à travailler la musique, puis on s’est occupés des chorégraphies avec les danseuses. Mais il faut comprendre que les percussionnistes sont arrivés juste deux semaines avant le spectacle ! On avait commencé les ombres et la vidéo trois semaines avant ! Les idées étaient en germe depuis longtemps, mais la réalisation s’est faite très rapidement. Les deux premiers soirs ont été très éprouvants, on ne se sentait pas prêts. Pour le prochain spectacle, on va analyser ce qui s’est passé pendant ces quelques jours Théâtre La Chapelle de Montréal, et peaufiner tout ça. Il y a un travail particulier à effectuer sur les transitions.

C’est vrai que le spectacle fonctionne par tableaux, et qu’on ne voit pas toujours le lien, mais en même temps, il y a une cohésion très forte, qui est peut-être due à l’excellente intégration interdisciplinaire. Pour un spectacle qui est en cours de rodage, il me semble que le dialogue entre les diverses disciplines (danse, musique, théâtre, vidéo, ombres chinoises, etc.) est très réussi. Comment, concrètement, avez-vous travaillé ça ?

L’interaction était très difficile dans le sens où on a longtemps travaillé en pièces détachées. Le projecteur vidéo, on ne l’a eu que deux semaines avant le spectacle ! Il a fallu penser très très vite. La dernière semaine avant le spectacle a été très intense, très productive… mais le travail de conception n’est pas achevé, loin de là : on est en train de travailler sur les ombres, pour les rendre plus vivantes. Le fait de chercher les bonnes lampes pour réaliser ces ombres nous a pris beaucoup de temps, on a fait de nombreux essais. C’est le premier spectacle pour moi, donc j’avais aussi beaucoup de choses à montrer et c’est peut-être pour ça que ça donne un paquet de tableaux qui vont dans toutes les directions, même s’il y a une interconnexion. Mais il était aussi prévu qu’il y ait des cassures. On va épurer le spectacle tranquillement.

Si on devait essayer de résumer ce foisonnement, le cœur du spectacle, c’est vraiment la notion d’interconnexion, de réseau…

L’affiche (cf. photo) exprime bien l’esprit du spectacle : il y a une interconnexion vers le haut et une interconnexion vers le bas. C’est une interconnexion qui relie tout le monde. Le réseau de communication qui est en train de s’organiser avec Internet, c’est quelque chose qui imite la nature, qui est en train d’essayer de perfectionner ce qu’on trouve déjà en elle. A tel point que l’on parviendra peut-être à fonctionner comme les abeilles, dans un réseau où tout le monde s’entend, se sent. Nous, c’est là-dessus qu’on joue, sur ce rapport très fort avec la nature. Il y a à la fois l’inspiration du réseau électronique et le rapport au corps, la présence au corps, avec ses blocages, puisqu’il empêche la circulation et ne nous donne pas du tout l’impression d’être interconnectés. Les tableaux explorent ça, mais de façon psychédélique, avec plusieurs points de vue en même temps, quasiment comme des yeux de mouche, sous diverses formes aussi.

En même temps, dans le spectacle, il y a l’idée que l’interconnexion peut amener à un trop-plein d’informations pour l’individu qui l’alimente en permanence, à tel point qu’il n’arrive plus à le digérer. Ça finit par le tuer…

Effectivement. Avec l’abondance d’informations qui nous submerge, il est essentiel de savoir l’assimiler, la digérer. Il faut que ça sorte. On va de plus en plus être en immersion complète, et il est important qu’on règle nos peurs, nos blocages. Par ailleurs, la perte de l’individualité se développe…

Vous croyez que le règne de l’individualisme est terminé ? Que de plus en plus, il va falloir jouer le réseau ?

On parle de quelque chose qui va peut-être se développer sur plusieurs siècles… mais c’est sûr qu’il va falloir repenser l’individualité. Ou plutôt non, il faut arrêter d’y penser pour la ressentir, se laisser aller à comprendre les choses autrement qu’intellectuellement. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas penser aux choses. Tout le spectacle travaille avec des idées, chaque tableau repose sur une idée qui nous renvoie à la sensation. C’est la leçon à retenir. Il va y avoir beaucoup de résistances, beaucoup de chaos, mais c’est un chaos nécessaire.

Pour digérer le trop-plein d’informations, une des solutions reste certainement la délégation, rien de nouveau. Les médias, en particulier, ont toujours joué le rôle de filtre, mettant en exergue les informations jugées importantes, vérifiant (dans le meilleur des cas) leurs sources, etc. Aujourd’hui, avec Internet, tout le monde peut faire entendre sa voix, mais on se retrouve submergés d’informations plus ou moins vérifiables. Du coup, le réseau peut aussi être l’outil de toutes les manipulations…

On est dans une phase de transition. C’est sûr qu’Internet est très intéressant par la liberté qu’il procure. Si l’on considère l’affaire Clinton, on a eu un accès direct à l’information. On s’en va certainement vers une participation créative, on n’est plus devant sa télé à absorber passivement la vision que nous impose le journal télévisé… Si on veut être vivant et en contact, on n’a pas d’autre choix que de se réveiller et d’être à l’écoute. Internet en est à ses balbutiements. Avec les progrès techniques, dans dix ans, ça va être incroyable.

Montréal voudrait devenir la cité mondiale du multimédia. Est-ce que vous avez l’impression qu’au niveau des gouvernements provincial et fédéral il y a un effort qui est mis non seulement sur l’industrie, mais aussi sur l’art et les artistes qui, dans le fond, sont à l’avant-garde et peuvent développer des idées qui seront reprises par l’industrie…

Le Conseil des Arts fait des efforts en ayant un département d’interdisciplinarité… Il y a aussi Daniel Langlois qui, avec sa nouvelle Fondation pour l’art, la science et la technologie (ndlr : , pour la fondation), entend soutenir les artistes multimédia. C’est intéressant que des compagnies comme SoftImage ou Discreet Logic mettent de l’argent dans l’art contemporain et des choses très expérimentales. Nous, c’est sûr qu’à la fin du spectacle et à l’issue de notre période de réflexion, on essayera d’approcher ces gens-là avec un nouveau projet.

Parce que vous avez pleins de projets, si j’ai bien compris ?

Oui, nous sommes ici pour montrer que le multimédia est un état d’esprit. C’est un moyen d’unifier de multiples perceptions qui n’est pas dépendant de la technologie. Ça peut se faire avec des choses assez simples comme des percussions, des ombres chinoises. J’aime bien les petits théâtres de rue, les petites choses sans prétention qui font vivre des émotions, c’est un rapport avec le public qui est direct, libéré d’un certain « professionnalisme » et qui est parfois un peu trop lourd. C’est bien d’avoir un produit qui est fini et impeccable, pour que les gens puissent embarquer dedans sans revenir à eux-mêmes, comme un vrai voyage d’une heure et demie, mais en théâtre de rue. C’est ce rapport de proximité avec presque rien, cette magie que j’apprécie. En même temps j’aime la technologie et je ne veux pas m’empêcher de l’utiliser. Bref, je n’ai pas de créneau, je ne veux me cantonner nulle part.

Je trouve que ça a un côté très humaniste, dans le fond. On dit souvent que la technologie est aliénante, que l’être humain se transforme en robot…

On sent le chaos poindre, les marchés financiers sont fragiles, tout est en chambranlement. C’est sûr que c’est perçu négativement, dans le sens où ça va bouleverser beaucoup de choses, on va perdre beaucoup de solidité. Il faut se convaincre qu’on va vers un état de surf continu, on ne pourra plus se reposer sur rien… Pour les gens qui tiennent à une sécurité, ça va tomber. On devient trop lucides pour croire à la stabilité. Ça n’existe pas et ça n’a jamais existé, mais il y a comme une tendance de l’humanité à retenir ses émotions, à retenir tellement de choses au point d’en souffrir intérieurement, mais de rester quand même rigides. Ça, c’est fini. Pour nous la technologie n’est pas négative. C’est quelque chose qui est là, une réalité, point. Bien sûr, il y a des gens qui vont se perdre sur Internet et dans les nouveaux médias, comme il y a des gens qui se perdent encore aujourd’hui avec la télévision. C’est inévitable.

Kurt Hentschläger, l’un des membres de Granular Synthesis (qui expose en ce moment au Musée d’art contemporain de Montréal), me disait quelque chose de très intéressant : selon lui, la technologie est simplificatrice à outrance. Avec nos modèles mathématiques du comportement des systèmes complexes, on n’arrive ni à prédire ni à reproduire le comportement des organismes vivants, ou, pour prendre un exemple qu’on connaît tous, des systèmes météo ! La nature est incroyablement complexe, et le mouvement technologique nous fait passer du complexe au simple, pas l’inverse…

C’est très intéressant… Mais je crois que la technologie devient complexe. À mesure qu’elle obéit aux mêmes lois de la nature, elle commence à fonctionner mieux… Mais il est vrai que la nature est d’une complexité et en même temps d’une fluidité totale. La capacité d’organisation des systèmes naturels est fascinante et ça doit nous donner confiance. On va peut-être moins avoir de contrôle sur notre vie et on devrait pouvoir s’abandonner à un courant qui arrive en nous et nous pousse. Il faut accepter ce flot-là. Il nous pousse parfois à des situations humiliantes, mais c’est pour notre bien. Ce que nous percevons comme bien ou mal ne correspond peut-être pas à ce qui se passe réellement. C’est notre relation au désir qui est en jeu, et ça c’est plutôt bien connu. Tout est en train de s’organiser au travers de nous et entre nous : il faut être très humbles et se laisser guider un peu par ça.

Vos influences ?

Beaucoup d’influences bien sûr, c’est une mosaïque de perceptions qui font la mienne, et moi j’ajoute ma part. En art, le personnage qui me touche le plus est Joseph Beuys : il a amené tout un côté proche de la nature, un peu chaman et en même temps contemporain, en contact avec les gens, en performance, en contact avec une communauté. L’idée qu’on est une sculpture sociale… Pour les écrits, j’ai tendance à pencher du côté des américains, des personnes comme Kevin Kelly par exemple, rédacteur en chef de Wired et auteur d’un excellent livre (Out of Control). Par ailleurs, j’ai toujours été en contact avec des disciplines plus ésotériques comme le Tao, et je conseille à ce propos un excellent livre qui s’appelle le Tao du chaos et qui traite justement de l’individualité, de cette illusion-là, de la manière dont on est composés d’un paquet de jugements. Comment on colle ça sur les autres, comment ça nous empêche de sentir le rien qui est à travers nous. J’aime aussi des personnages comme Teilhard de Chardin, une espèce de prêtre jésuite qui avait une vision très scientifique de la vie, de l’interconnexion de la pensée. On parle aussi de Jung et l’inconscient collectif…

J’imagine que vous devriez être intéressé par tout le courant des sciences cognitives, la notion d’auto-organisation, les systèmes dynamiques, réseaux de neurones, etc. Envisageriez-vous une collaboration avec des scientifiques ou des informaticiens ?

C’est sûr, peut-être mon chemin va-t-il me guider de ce côté-là. Même pour ce spectacle, je voulais intégrer des gens qui avaient une vision plus biologique des choses, une vision scientifique. Comme vous l’avez vu dans le spectacle, je me permets tout ; alors rentrer la tête d’un savant qui explique ses théories, pourquoi pas. Rien n’est impossible.

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Les membres du « connectif », sans ordre particulier : Guy Trifiro, Éric Blais, Adityo, Diane Pronovost, Natalia Ponta-Garça, Nicolas Letarte, Ron King, Sanjiva, Jean Ranger, Angela Di Lauro, François Kiraly, Marc Lalonde, Geneviève Lechasseur, Johnatan Turcotte, Martine Turgeon