Avec « Le Dernier monde », qui paraît chez Denoël, Céline Minard a entrepris un exercice périlleux : jouer à la fin de monde en narrant l’épopée du dernier homme sur Terre. L’exploit révèle à la fois un écrivain avec lequel il va falloir compter et, on y croyait plus, le retour de la fiction pure et dure dans le paysage littéraire français.

L’histoire commence par la découverte et l’appréciation mitigée du Nuage pourpre de Matthew Phipps Sheil. Céline Minard est littéralement bluffée par la première partie du roman de l’auteur britannique, qui narre l’errance du seul survivant de l’espèce humaine, décimée par un nuage toxique à la suite, suppose-t-on, d’une éruption volcanique. La seconde, en revanche, lui paraît nettement moins convaincante. Ratée, même. On le sait, l’exercice du roman de la fin du monde est délicat, mais quoi de plus excitant et potentiellement révélateur ? Céline Minard, 37 ans, relève donc le défi lancé par sa dédicataire, et rédige alors Le Dernier monde, qui paraît aujourd’hui chez Denoël. Voici donc l’épopée d’un rescapé de l’apocalypse, mais celle du « vrai dernier homme sur Terre », celui qui ne renaîtra pas. Jaume Roiq Stevens, cosmonaute bientôt seul à bord de sa station orbitale, filme « une partie de l’expérience de Bertin-Mergeol « Etude de l’effet de la microgravité sur la perception et la transduction des signaux mécanique dans le cadre d’une étude des tissus conjonctifs », lorsque qu’une série de catastrophes terrestres, avant le silence radio total, annihile l’humanité en épargnant seulement les animaux.

Moi je, le monde

Tandis que Kelvin, le héros de Solaris de Stanislas Lem, restait cloîtré dans sa station orbitale, en proie à tous les délires paranoïaques, seul face à une intelligence extraterrestre supérieure et protoplasmique, Stevens, lui, redescend sur la planète bleue pour y vivre une expérience assez similaire en plus d’édifier, à travers sa quête de l’individu, du destin individuel, sa propre cosmogonie. « La place de Stevens au début du roman est celle du vainqueur, porté par une civilisation qui use et consomme le monde, explique Céline Minard. Les propergols, les machines super sophistiquées, la haute technologie, il connaît par cœur et il maîtrise. Il a une place clairement assignée, une importance et une position, il regarde tout de loin. A partir du moment où il se retrouve seul sur Terre, ni sa place, ni ses proportions, ni son point de vue ne vont plus rien avoir d’évident. Il va tenter de maintenir sa posture d’animal politique dirigeant grâce à des actions et des raisonnements qui vont prendre peu à peu des tournures inattendues ». Désormais seul au monde, en pauvre bête inadaptée parmi les animaux, Stevens rejoue le l’Histoire des hommes sur son île déserte. L’histoire d’ »une certaine humanité, précise l’auteur, conquérante, expansive, rationnelle ». Stevens est « une langue articulée, une mémoire vivante, une conscience avec ses conflits, l’arrogance et la faiblesse extrême. Pour survivre, il va devoir s’éclater, démultiplier son point de vue pour se faire le réceptacle, rétif et ravi, de la mémoire humaine ». Le dernier homme, en fait l’homme sur Terre, à la fois grandiose et ridicule, vantard et dérisoire, sillonne alors la planète en tyran déjanté avec des avatars qui lui profèrent non pas le discours du « je », mais la langue du monde qui le traverse, jusqu’aux mythologies ancestrales – ici aborigènes. « Il y a dans les polythéismes une souplesse, due à la multiplicité des figures, qui permet d’éviter les cristallisations fanatiques. Elles contiennent une générosité fantasmatique qui subvertit l’idée de dogme. Elles se prennent moins au sérieux. Il y a beaucoup de transformations, de mutations, de métamorphoses. Regardez les dieux de l’Antiquité grecque par exemple, ce n’est qu’un embrouillamini d’histoires extraordinaires. Ce sont les histoires qui m’intéressent et les passages, d’un état à un autre ».

On a marché sur la langue

L’histoire, encore. A l’heure où la littérature française paraît abandonner la notion de fiction au profit de l’autobiographie ou d’une « réalité fictionnalisée », Céline Minard privilégie et revendique la narration pure et dure. « J’avoue nager un peu à contre courant. J’adore la fiction, l’exigence de la narration, la solidité qu’elle requiert. C’est le monde des possibles, la permission absolue. Pour moi, un bon livre, c’est une permission. Une expérience de liberté, une vie de plus, dérobée ». Comment se fait-il qu’elle soit si dénigrée en France, cette fiction ? « Qu’elle disparaisse de la littérature ou qu’elle y soit mal vue, c’est certainement lié à une posture ou à une pose « postmoderne » désabusée, un peu dandy, un peu snob-revenu-de-tout et finalement très coincée (et tellement sérieuse !). Les écrivains ont très peur d’être pris pour des imbéciles à qui on pourrait la faire. Croire aux histoires, ce serait la marque de l’innocence idiote, se laisser prendre par une histoire, un défaut de vigilance. Pour moi, faire ou lire de la fiction, c’est jouer au monde, et le risquer. Quoiqu’on en pense, on ne peut pas se passer des histoires ! C’est comme ça, on est tous des menteurs et des imposteurs et des gosses ébahis avec des yeux comme des soucoupes ». Ce qui n’empêche pas Céline Minard de travailler brillamment la langue, d’avoir une patte bien elle et de bâtir une œuvre littéraire véritablement singulière, de l’ampleur d’un Arno Schmidt à la française affirment ses admirateurs (parmi ses influences, elle cite Cadiot, Borgès, Faulkner, Cervantès, mais avant tout Scènes de la vie d’un faune et Paysage lacustre avec Pocahontas de l’auteur allemand, livres qui lui ont donné « la bouffée d’air de la permission absolue »). Car Le Dernier monde est son troisième roman et il faut recommander vivement la lecture des deux précédents, R (Comp’act, 2004) et La Manadologie (M.F., 2005). Le premier, véritable ode à la science, à la philosophie, au crapahutage et à l’aventure, sauvage et naturaliste, narre le périple d’Ambroise Rousseau de Markôn lancé sur les traces d’un lointain cousin descendant d’un illustre philosophe homonyme… L’aventure est également au cœur de La Manadologie -référence à la théorie des monades de Leibniz-, dans lequel deux spatio-clandestins parcourent le monde physique et métaphysique à bord d’un vaisseau spatial de troisième génération. Un roman de science-fiction spéculative, prétexte à la remise en question des grands concepts philosophiques à travers la découverte d’univers problématiques empruntés, entres autres, à Spinoza et Leibniz (le meilleur auteur de science-fiction selon Deleuze).

Chromosome L

La philosophie ? Céline Minard, qui l’a étudiée, y voit un fabuleux moteur à fiction : « Il y a des fictions de pensées, des concepts, qui sont de vraies bombes à fiction. C’est inépuisable et tellement problématique que ça peut tendre à fond une narration. Dans La Manadologie, je me suis amusée à inventer ou spatialiser des concepts classiques, absolument pas dans un but pédagogique, mais pour voir s’ils tenaient en l’air. C’est très excitant, comme un jeu d’échec où on pourrait se servir de rustines, d’élastiques et de bouts de ficelle. Si je déplace ça, qu’est-ce que ça fait ? Si je dis ça, quelles sont les conséquences ? ». Il est une autre particularité, plutôt inhabituelle aujourd’hui et, dans son cas, déterminante, qui caractérise son oeuvre : Le Dernier monde, comme R ou La Manadologie sont des romans foncièrement mixtes, qui ne renvoient jamais directement ou indirectement au sexe de leur auteur. Au pays de la fiction qui fictionne, accoucher d’une histoire, « c’est s’emparer de tous les genres, du masculin, du féminin, de tous les hybrides : j’ai lu L’Ile au trésor et Karl May à la fois comme un garçon et comme une fille de 10 ans. Ca continue… », se félicite Céline Minard, ravie qu’on lui fasse ce compliment. La romancière, qui apprécie également les arts plastiques, collabore régulièrement avec l’artiste plasticienne scomparo, dont elle est à la fois la collaboratrice et le modèle idéal (cf. illustration). Sous l’impulsion belliqueuse de cette dernière, elles ont récemment tenté de conquérir ensemble la Pointe Minard en Plouézec (Bretagne). « J’aime aussi les dessins de Francis Alÿs, de Silvia Bächli, la peinture, la danse contemporaine, qui a vraiment été un ferment (Xavier Le Roy, Eszter Salamon). Mais aussi, depuis quelque temps, les séries TV addictives comme Rome, Six Feet Under ou Deadwood. Et je lis de plus en plus de mangas ». Aujourd’hui, sur une proposition de la graphiste Fanette Mellier, qui s’est chargée de la conception de son premier livre, elle travaille sur « un récit de carnage dans une bande de coquillards du XVe siècle, avec un traitement à la John Woo. Ca devrait donner quelque chose comme The Killer chez les ducs de Bourgogne ». Dans ces conditions, naturellement, on souhaite à Céline Minard de s’attaquer à beaucoup d’autres falaises.

Le Dernier monde, de Céline Minard
(Denoël)