Fin des années 60 : Miles Davis s’électrise et, en une poignée d’albums magistraux, s’élève au sommet du tourbillon jazz rock emblématique des seventies. Retour sur ces années sulfureuses à l’occasion de la parution de concerts inédits au Fillmore East et de l’intégrale des sessions du chef-d’oeuvre de 1969, « In a silent way ».

Ils s’appellent Sly Stone, James Brown ou Jimi Hendrix et représentent, dans l’effervescence de cette fin des années soixante, les plus incontournables moteurs d’une musique populaire noire américaine désormais clairement capable de damer le pion, pour une partie croissante du grand public, aux pop stars blanches plébiscitées par quelques dizaines de millions d’adolescents occidentaux des deux côtés de l’Atlantique. Dans les bureaux des décideurs de la compagnie phonographique Columbia, l’heure est aux réajustements industriels : après s’être vu offrir des crédits quasi illimités pendant plusieurs années, Miles Davis est soudainement prié de revoir ses exigences à la baisse. Les priorités s’appellent maintenant Blood, Sweat & Tears, Chicago Transit Authority et consorts. La star est hors d’elle (« si vous cessiez de m’appeler jazzman et si vous mettiez mes disques dans les mêmes bacs que ces enfoirés-là, peut-être se vendraient-ils mieux » aurait-il hurlé au téléphone à Clive Davis, directeur général de la maison depuis 66, fameux pour ses nombreux contrats avec Janis Joplin ou Donovan) mais les financiers n’en ont cure ; du sulfureux quintet formé au cours de l’année 1965 avec Wayne Shorter (saxophone), Ron Carter (contrebasse), Herbie Hancock (piano) et Tony Williams (batterie), leur attention et les faveurs qui l’accompagnent se détournent vers une ribambelle de blancs-becs aux compétences techniques minimales mais à l’énergie hors du commun. Le rock séduit jusqu’aux plus proches membres de son entourage musical, à commencer par Tony Williams, auquel on devait déjà, dès son arrivée dans le groupe, une sérieuse remise en cause du phrasé rythmique conventionnel (le fameux swing « ternaire ») au profit d’un découpage binaire foisonnant. La troisième compagne de Miles, Betty Marbry (il l’épouse en 1968 et, comme d’habitude, lui offre la pochette de son nouvel album, Filles de Kilimandjaro), a dirigé un club de rock : elle envahit le salon du trompettiste avec ses disques de Sly & The Family Stone et Jimi Hendrix, qu’elle lui présente d’ailleurs aussitôt. Miles n’a pas besoin de réfléchir très longtemps pour comprendre qu’un horizon nouveau se profile devant lui : après avoir œuvré à une considérable remise en question des formes de la musique de jazz avec son second quintet (libération du rythme, déploiement du champ de chaque instrument, renversement des rôles respectifs des solistes et de l’accompagnement), c’est au son qu’il s’agit maintenant de s’attaquer.
Electric Ladyland

« J’évoluais vers un son de guitare, à force d’écouter James Brown – j’aimais beaucoup son utilisation de la guitare. Je me suis donc intéressé à ce que les instruments électriques pouvaient m’apporter. Quand j’écoutais Muddy Waters, je savais que je devais intégrer à ma musique certaines choses qu’il faisait. Vous savez, le son des tambours à 1,50 dollars, l’harmonica et le blues à deux accords », écrira Miles dans son autobiographie. Le premier pas est donc franchi lorsque, lors de l’enregistrement de « Circle in the Round » (4 décembre 1967, paru sur l’album du même nom), il décide d’inclure le guitariste Joe Beck dans sa formation. Trois semaines plus tard débarquent pour la première fois en studio des claviers électriques : clavinet Hohner, piano Wurlitzer et célesta. Herbie Hancock, d’abord stupéfait d’avoir à tripoter ces machines qu’il n’avait jamais envisagées autrement que comme des gadgets, sort transformé de ces premières sessions : en quelques mois, il fera l’expérience de ces claviers électriques qui, bientôt, constitueront le son de toute une époque (le 17 mai 1969, précisément, sur le morceau « Stuff », il joue sur un Fender Rhodes pour la première fois, tandis que Ron Carter doit de son côté abandonner sa basse acoustique au vestiaire pour utiliser une basse électrique). Si l’arrivée de l’électricité modifie du tout au tout la couleur de la musique, les modalités de son enregistrement en studio ne sont pas moins inédites. Terminées, désormais, les successions de répétitions à blanc et de prises enregistrées : la musique prend la forme d’un work in progress en perpétuel modelage, des kilomètres de bande défilant sur les magnétophones jamais arrêtés pour capter des fragments discontinus ensuite assemblés au montage. Les partitions au sens strict, elles, disparaissent totalement des cabines : « ses partitions étaient comme des esquisses. Vous disposiez souvent d’un bout de papier avec une chose écrite là-haut, une autre plus bas au milieu de la page, une petite figure d’accompagnement ou une ligne de basse ou un groupe d’accords à trois sons qui pouvaient être écrits en figure rythmique. Et à la fin de la session, Miles pouvait prendre un extrait de cette prise et le mettre avec cette autre prise et y ajouter encore une autre… », explique le contrebassiste Dave Holland.
In a silent way

Les expérimentations se poursuivent ainsi tout au long de ces mois fructueux, le groupe se restructurant peu à peu autour d’un Miles en pleine exploration électrique : le quintet formé en 1965 se dissout lentement avec les remplacements successifs de Herbie Hancock par Chick Corea et de Ron Carter par Dave Holland, Tony Williams s’apprêtant quant à lui à céder son tabouret à Jack DeJohnette pour aller former le Lifetime. Miles décide toutefois, à la fin de l’année, de démultiplier les claviers électriques et rappelle Hancock, lequel doublera le Fender Rhodes de Corea ; quelques jours plus tard, il ajoute même un troisième clavier (un orgue Hammond, en l’occurrence), joué par le jeune pianiste autrichien Josef Zawinul, futur pilier de Weather Report. La formation s’achemine ainsi vers l’un des plus célèbres albums du trompettiste, In a silent way, clef de voûte inaugurale de cette période électrique qui prendra fin en 1975 avec la retraite provisoire du trompettiste. La guitare, introduite avec Joe Beck (vite remplacé par George Benson dans « Paraphernalia » sur Miles in the sky ou encore « Sanctuary » sur Circle in the round), revient en studio avec le jeune guitariste anglais John MacLaughlin, familier de la scène blues rock britannique, où s’est d’ailleurs largement produit Hendrix lors de son séjour à Londres en 66. Alors qu’ils avaient bénéficié plusieurs années durant d’une complète liberté, Carter et Williams, rappelé in extremis (« je tenais absolument au son de Tony. Il est venu à ma demande avec John McLaughlin, qui assurait comme un fou ») se voient imposer la répétition inlassable d’une figure rythmique minimale : ostinato de basse pour le premier, figure légère et constante sur la charleston pour le second. On raconte à ce propos que Miles imposa à son foisonnant batteur ce battement continu et régulier après avoir fait l’expérience des soirées durant lesquelles, contrarié par l’un ou l’autre des musiciens, il ne l’accompagnait plus durant ses solos, voire ne jouait que de la cymbale durant des heures. Et libérait ainsi un espace considérable à ses partenaires, influant ainsi de façon tangible sur le son d’ensemble du groupe…

69, année électrique

In a silent way n’est pas qu’une masterpiece de plus, c’est aussi un best-seller. Aux éloges de la presse jazz s’ajoutent ceux, inhabituels, des critiques rock ; chez Columbia, où l’on entend déjà l’or tinter, Clive Davis propose à Miles de donner une série de concerts dans les hauts lieux de la pop music : « Quand il m’a annoncé ça, j’ai piqué une crise et je lui ai raccroché au nez. J’étais déterminé à changer de compagnie phonographique. Motown m’intéressait. Mais chez Columbia on n’a pas voulu me lâcher. » L’année 1969 verra ainsi Miles Davis s’engouffrer dans ces voies nouvelles, entamant, après les chefs-d’œuvre de la fin des années cinquante (le premier quintet, avec John Coltrane) et les bouleversements formels de la période 65-68, ce que l’on pourrait appeler sa troisième révolution.
S’appuyant sur des claviers électriques démultipliés puis, à partir de 1972, sur deux ou trois guitares électriques, ajoutant bientôt à sa palette des couleurs d’ailleurs (son fameux « salon indien » : sitar et tampura, qui arrivent à l’automne 69, puis tabla à partir de 72, mais aussi percussions africaines et latines qui créent autour de la batterie un inextricable réseau polyrythmique), usant à loisir des effets d’échos artificiels et s’entourant d’un set de pédales démesuré (la trompette elle-même est bientôt raccordée à une wah-wah qu’il n’abandonnera plus), Miles Davis réduit à néant le canevas traditionnel du morceau jazz et, repoussant toutes les limites (sonores, rythmiques, harmoniques), efface les contours définissant le format de ses œuvres. Le répertoire classique de sa formation (« Round about midnight », « I fall in love too easily »…) s’autodétruit peu à peu, les morceaux voyant leur durée s’étendre comme s’ils ne devaient jamais s’arrêter (sur disque, ils sont d’ailleurs le plus souvent shuntés, toute brisure nette étant proscrite) : les improvisations s’étirent, les albums simples ne suffisent plus, des segments entiers d’un morceau sont redoublés au montage (les solos initiaux de « Shhhh / Peaceful » sur In a silent way sont ainsi réintégrés tels quels à la piste après 12 minutes). A In a silent way succéderont les séances d’enregistrement de Bitches brew (« le brouet de salopes »), regroupées et publiées en coffret par Columbia voici quelques mois ; la rythmique Corea-Holland-DeJohnette, avec laquelle Miles part en tournée en 69, tire le groupe vers le libre modelage d’un magma sonore en constante expansion (voir par exemple l’album 1969 Miles, Festiva de Juans Pins [sic]). La valse du personnel commence, les musiciens se succédant au sein d’un groupe ouvert dont il devient difficile d’identifier clairement les membres : à Wayne Shorter succèdent Steve Grossman puis Gary Bartz ; à Dave Holland, Michael Henderson ; Jim Riley vient prêter main-forte au percussionniste Airto Moreira, tandis que MacLaughlin continue de faire d’occasionnelles apparitions. Les années soixante-dix sont sur rail et verront l’enregistrement de Big fun, Jack Johnson, Black beauty, des concerts Get up with it, At Fillmore et Live Evil, du puissant On the corner… La musique, brûlante, se délite totalement ; Miles, lui, entame une descente aux enfers de plusieurs années (drogue et alcool ; prothèse à la hanche ; ulcère de l’estomac ; deux chevilles brisées après un accident en Lamborghini ; pneumonie ; thrombose ; kystes sur les cordes vocales…) qui se conclura, à partir de 1975, par une sortie de scène de cinq années. Une fois encore, d’innombrables membres de passage de sa formation à géométrie variable iront, ensemble ou séparément, nourrir le torrent musical jazz-rock de leur époque. MacLaughlin et Williams se retrouveront au sein du Lifetime, Shorter et Zawinul en piliers de Weather Report, Hancock en disco-star futuriste chez les Headhunters, l’épigone davisien Ian Carr au sein du très influent Nucleus… Période de recherches, d’échanges, de bouillonnement créatif mais, aussi, de fourvoiements vieillis et d’auto-cannibalisme commercial. Miles Davis y mettra fin au tout début de la décennie suivante lorsque, après avoir écouté une cassette de démo du groupe de son neveu, le batteur Vincent Wilburn (avec Robert Irving, Randy Hall et Felton Crews, auxquels se joindra le saxophoniste Bill Evans), il retourne en studio pour enregistrer une douzaine de titres. Les années 80 peuvent commencer.

A écouter :

Live at the Fillmore East, concert inédit du 7 mars 70 à New York
– Les albums Miles in the sky, Filles de Kilimandjaro, In a silent way, Bitches brew (tous chez Columbia / Sony) pour la période 68-70 ; Live-Evil, On the corner, Get up with it, Agharta, Pangea pour la période 70-75.
– Le coffret The Complete In a silent way Sessions, Columbia / Sony, à paraître le 30 octobre
– Le coffret The Complete Bitches Brew Sessions, Columbia / Sony

A lire :

– Laurent Cugny, Electrique Miles Davis, Birdland / André Dimanche éditeur
– Franck Bergerot, Miles Davis, introduction à l’écoute du jazz moderne, Seuil
– Paul Tingen, Miles Beyond, the electric explorations of Miles Davis 1967-1991, Billboard Books, avec 42 pages de relevés chronologiques des séances de la période par Enrico Merlin

A voir :

Le site, très complet, de Jan Lohmann
– Une discographie pléthorique
Un site sur la période électrique de Miles