Lorsque vous discutez avec Michael Turner, il vous parle de sa ville, Vancouver, vous raconte le puritanisme et la religion de l’argent, vous pose presque autant de questions que vous lui en posez. Rencontre avec l’auteur du « Poème pornographe » (cf. notre chronique du roman dans Chronic’art #11, en kiosque), un livre à la construction époustouflante et d’une efficacité absolue. Sans doute l’une des plus enthousiasmantes découvertes étrangères de cette rentrée 2003.

Chronic’art : On parle beaucoup de la forme très particulière de votre livre. Pourquoi avoir choisi de l’écrire ainsi, presque comme un synopsis ?

Michael Turner : En fait, c’est une forme complètement hybride. Tout dépend, je pense, de la perception qu’on a de la signification propre à chaque forme littéraire. Pour moi, la forme va toujours avec le sens. On regarde un poème, on se prépare à lire quelque chose sous cette forme là et on sait alors à quoi s’attendre rien qu’en partant de cette forme. J’ai choisi d’écrire mon texte comme un scénario pour plusieurs raisons. D’abord, pour créer une sorte de distance entre le narrateur et le sujet. Et puis, c’est aussi une forme extrêmement puissante aujourd’hui, l’une des plus puissantes dans la littérature contemporaine : le scénario est vecteur de pouvoir. On tient un scénario ; un film en découle, qui va être fait ; les films sont chers. Voir un scénario aujourd’hui, c’est voir le symbole d’un énorme pouvoir économique. J’aime l’idée de tout ce qui tourne autour de cette forme si établie, l’idée de créer pour le sens, de combiner les genres entre eux, de passer comme dans le livre du scénario aux interrogatoires, puis à d’autres styles encore. Tout ça m’intéresse beaucoup.

Cette « distance » entre le narrateur et son sujet que permet la forme scénaristique, est-ce aussi pour vous une forme de pudeur, de moralisme ?

Ce que le narrateur crée est complètement artificiel. C’est un moyen pour lui de ne pas se sentir réellement engagé dans ce qu’il fait. Il se souvient des choses de façon très visuelle, comme on le fait au cinéma. Il ne sait plus trop ce qui relève de l’extérieur de lui-même ou de l’intérieur. Tout ce qu’il fait est en fait l’expression, la représentation de ses sentiments les plus profonds, qu’il ne parvient pas à montrer autrement. Se souvenir de ce qu’il a vu et ne pas ressentir de sentiments, c’est créer, véritablement, une distance. Il incarne un personnage contenu, complètement refoulé, et a conscience de tout ça, sait ce qu’il est. Il cherche en même temps une forme d’aide pour en sortir, qu’il manifeste par ce qu’il filme. C’est ça, sa propre pudeur.

Vous considérez-vous comme un moraliste ?

Non. Je pense que le moralisme appartenait depuis toujours à l’église, et qu’il est maintenant dépendant des corporations. Tout ça est très lié à l’essor des nations, aux politiques mises en place. Toutes les grandes structures deviennent à ce titre suspectes : religions, nations, corporations. Je crois pour ma part en certaines choses qui sont bonnes ou mauvaises, vraies ou fausses, mais je pense qu’on ne peut pas vraiment programmer les gens pour ce genre de choses. S’ils n’ont pas conscience que ce qu’ils font est mauvais, alors… Je crois en une éducation qui serait présente avant toute notion de moralité, je crois en un dialogue permanent, avant toute forme de programmation, de planification par l’ordre moral. Je veux que mon lecteur prenne en considération son propre barème de moralité ou d’immoralité, plutôt que lui imposer le mien. Parce que de toute façon, qui peut dire ne pas croire en la moralité, ou qu’il n’en existe aucune ? Je voudrais croire seulement en une forme d’égalité devant toutes ces questions.

Au début du roman, le narrateur est un enfant très idéaliste. En grandissant, il devient pornographe. Le livre est-il aussi symbolique d’une désillusion de l’enfant en face d’un monde qu’il découvre étrangement sexué ?

Le monde a une vision de la sexualité qui est construite de toutes pièces puis imposée aux enfants. En écrivant le livre, j’avais sans cesse à l’esprit le fait que la société et ses tabous sont imposés très tôt à l’enfant et deviennent pour lui une véritable contrainte. Les jeunes devraient pouvoir explorer leur sexualité plus librement. Dans la réalité, les jeunes qui se regardent adoptent des comportements hystériques. Alors quand ils se touchent… Le narrateur est en train de déterminer sa sexualité. Il l’explore avec le matériel qu’il trouve. C’est un morceau du parcours logique de chacun : grandir, découvrir qui on est, quelle est notre sexualité.
Pourquoi avoir choisi la pornographie ?

Je m’intéresse à la pornographie en tant que forme d’expression culturelle, de la même façon que la mode peut en être une, par exemple. Il y a toujours eu des représentations de la sexualité, et il y a toujours un jugement a priori pour ce qui est de la pornographie. C’est un terme extrêmement péjoratif. Je voulais observer les représentations de la sexualité, voir ce qu’était la pornographie, quand on passe de l’un à l’autre. Et puis il y a aussi quelque chose de révolutionnaire dans la pornographie, dans les images qu’elle développe. En Europe, au XVIIIe puis au XIXe siècle, les gens ont appris ce qu’étaient leurs droits. Il y a eu la révolution, la démocratie parlementaire, tous ces changements. L’évolution de l’imagerie sexuelle correspond aussi à cette modification du pouvoir. On peut prendre l’exemple de Hollywood : les films pornos vont à contre-courant, mais on a toujours les moyens d’en produire. Simplement, ils ne sont pas dans l’éthique affichée. Je vois ça comme un pouvoir de la pornographie, cette capacité à aller à contre-courant, à critiquer l’ordre établi, aussi bien économiquement que politiquement. Ce sont ces oppositions que j’ai tenté d’effleurer dans le livre.

Le narrateur est très loin de la réalité. Quelle est pour vous la différence entre fantasmes et réalité ? Où est la frontière ?

La frontière est toujours déterminée par celui qui possède le pays. Vous savez, le Roi dessine la ligne ; puis vient Sade, qui la conteste. C’est pour ça que c’est un auteur remarquable. Il crée une première vision de la modernité, il parvient à repousser des limites. C’est pour ça qu’il a été emprisonné, un peu comme Wilde l’a été plus tard.

Et pour vous ?

Pour moi ? Où est la ligne ? Je ne pense pas que mon avis soit vraiment important. C’est vraiment d’une frontière entièrement dépendante de l’esprit dont nous parlons, et toutes ses variantes sont étroitement liées au contexte qui va avec. Je ne crois pas en des lignes clairement établies séparant fiction et réalité. Je pense même qu’une bonne part de la réalité est déterminée par la fiction. Le meilleur exemple est celui de la real-TV. Prenez Survivor. C’est une énorme fiction. Il n’y a pas de script, mais tout est programmé ; les gens y participent comme si c’était vraiment la vie.

Vos deux premiers livres ont été adaptés, l’un au cinéma, l’autre à la télévision. L’aviez-vous prévu, et une adaptation du Poème pornographe est-elle à l’ordre du jour ?

Je n’avais pas prévu que mes livres seraient adaptés. Celui-ci va l’être aussi, même si je ne l’ai pas du tout écrit sous forme de scénario pour cette raison. Le texte a été vendu, on est en train de faire réécrire le scénario par une Canadienne. Je crois qu’il ne manque plus que le réalisateur.

Vous avez commencé votre carrière comme musicien. L’écrivain a-t-il pris le pas sur le musicien ?

Je suis d’abord écrivain. Je pense et je travaille pour différents médias : j’écris pour l’écran, pour le milieu des visual artists, pour des montages de pièces ou de films, et je fais des critiques, aussi. Tout ça fait que l’écriture représente la plus grande partie de mon travail.
Quelle est votre conception des liens entre musique et littérature?

Je pense que tous les arts ont en commun les idées. Pour moi, c’est vraiment l’idée qui passe en premier. C’est ce que j’essaie de trouver en général, avant de commencer à écrire. J’aime aussi exploiter plusieurs médias, pour en extraire le plus possible. Le cinéma, par exemple, permet de jouer sur plusieurs modes d’expression. Les liens entre musique et littérature ? Je ne sais pas. Beaucoup de musiciens lisent mes livres, je viens de ce monde là, j’aimerais simplement que la pop contemporaine soit un peu plus intelligente ; mais sinon, les deux ont la même structure.

C’est votre troisième roman. Les deux premiers vont-ils être traduits ?

L’éditeur est en train de racheter les droits, ils devraient donc être traduits en français.

Comment le public canadien a-t-il réagi à la sortie du Poème pornographe ? Cherchiez-vous à choquer, attendiez-vous une réaction spécifique ?

Oui. Je voulais avant tout que les gens ne lisent pas le livre de manière complètement passive. On ne peut pas toujours attendre beaucoup des lecteurs canadiens, comme des lecteurs nord-américains en général. Ils lisent plutôt pour s’évader, pour se détendre. Là, je savais que ce n’était pas un livre à la lecture duquel les gens se sentiraient bien. Il a toutefois été bien reçu par la presse, dans la plupart des journaux en tous cas, au moment de sa sortie. Je pense que les gens ont parfois un problème avec tout ce qui ressemble à de l’innovation, tout ce qui modifie leurs habitudes, surtout quand c’est, comme ici, une question de style. Moi, j’ai utilisé des combinaisons de formes. Souvent, ça dérange. Par ailleurs, beaucoup de gens sont facilement dégoûtés par tout ce qui touche au sexe. Les Canadiens n’aiment pas parler de sexualité, ils ne sont pas très ouverts, pas très… libres en fait, comme tous les Nord-américains d’ailleurs.

Quelle est votre place en tant qu’écrivain en Amérique du nord ?

Je ne sais pas. Quelqu’un d’assez marginal, je pense. C’est vrai que je passe beaucoup plus de temps dans le milieu des arts visuels que dans celui de la littérature. Je collabore à pas mal de projets dans ce domaine, j’écris beaucoup pour ça. Le monde des lettres est très différent, je n’y suis pas très lié. Je pense que j’y fais un peu figure de mauvais garçon, mais c’est aussi parce que c’est une culture plus ancienne. Les gens ne discutent pas des idées en littérature. Ils parlent toujours beaucoup de tout ce qu’il y a autour, de la forme justement, savoir si telle ou telle chose est vraiment lyrique ou non, si on a bien écrit… Moi, tout ça ne m’intéresse pas vraiment.

Le livre raconte la construction d’un adolescent. Comment décririez-vous votre propre jeunesse, et qui est Michael Turner aujourd’hui ?

En fait, je crois que je ressemble pas mal au narrateur du bouquin. C’est en gros mon adolescence à moi, sauf que je n’ai jamais fait de film porno sur mes voisins… Mais j’ai bien eu une prof qui m’a initié à l’univers de la caméra et des films en général. Cette prof était noire, alors que Vancouver était à l’époque une ville très blanche ; ce n’est plus vraiment le cas maintenant, mais quand j’étais plus jeune c’était vraiment une ville britannique blanche. J’ai toujours vécu là-bas, même si j’ai ensuite pas mal voyagé. Assez vite, je crois que j’ai beaucoup écrit. J’ai essayé pas mal de genres différents. Mes parents se disputaient tout le temps, et j’ai beaucoup écrit durant cette période-là. Comme pour garder une trace de ce qui pourrait arriver. J’imaginais que je me retrouvais au tribunal, un jour, après qu’ils se soient entretués ; avec tout ce que j’écrivais, j’aurais eu une trace pour témoigner. Qui je suis aujourd’hui ? Je ne sais pas. Une part de tout ce que j’ai fait sans doute, comme disait Tennyson. Je pose beaucoup de questions, j’utilise en permanence mon baratinographe, comme dans le livre. Mais je pense que je suis quelqu’un d’un peu plus libéré. Quelqu’un qui a eu de bonnes expériences, plus jeune. Je me suis bien construit, finalement.

Propos recueillis par

Michael Turner, Le Poème pornographe, traduit de l’anglais (Canada) par Claro (Au Diable Vauvert).
Lire la chronique du roman dans notre dossier « Grand shopping littéraire 2003 » – Chronic’art #11, en kiosque