Le duo électronique californien Matmos sort son quatrième album, le merveilleux A Chance to cut is chance to cure. Un disque plus important et plus intéressant que tout le reste. Plus intéressant que leur collaboration avec Björk ou que leur statut gay par exemple.

Drew Daniel et MC Schmidt sont les premiers surpris du battage médiatique qui entoure la sortie de leur nouvel album ; plutôt abasourdis par leur sortie un peu inattendue de l’underground. Certes, la réédition de leurs deux premiers efforts Matmos et Quasi-Objects ou leur remix de Björk et Labradford auraient dû nous mettre la puce à l’oreille. Mais Matmos continuait malgré tout son bonhomme de chemin, en réinterprétant en 18 minutes radicales, sombres et bruitistes le Full on night de Rachel’s ou en continuant à batifoler avec leurs potes de l’ombre (Lucky Kitchen, Kid 606 et Lesser pour leur projet commun Disc, Richard Devine pour un hallucinant remix sur House of distraction, prochaine compilation du label Schematic). Leurs derniers efforts se concluant en apocalypses de harsh noise, on imaginait Matmos tourner définitivement le dos à la grâce d’americana futuriste de The West et creuser jusqu’au bout leur passion de l’industriel (leurs références ultimes demeurant Coil ou Cluster). Pourtant, et même si le sujet (n’utiliser comme sources que des sons ayant un lien avec la chirurgie et le monde médical) s’y prêtait tout particulièrement, A Chance to cut is a chance to cure ne ressemble en rien à un exercice de style industriel et gothique, et a tout du disque serein, ludique : ses folles expérimentations invitent plus qu’elles ne rebutent, ses idées séduisent et amusent plutôt que de donner la migraine. C’est là tout le paradoxe et tout le génie de Matmos : depuis le début de son existence, le duo s’est toujours attaché à explorer les plus folles idées conceptuelles et les challenges esthétiques les plus extrêmes de la manière la plus ludique et la plus musicale possible.

Dada et autres animaux

Tout a commencé avec Matmos, autoproduit en catimini par le duo sur leur propre structure Vague Terrain. Gigantesque cut-up d’une banque de sons monumentale, amassés de droite à gauche (enregistrements environnementaux, une guitare achetée dans une brocante à 5 dollars, un ruban de scotch…). Ce disque interminable et labyrinthique a immédiatement cartographié la Californie sur la carte pourtant restreinte de l’avant-electronica, bien avant qu’on parle de Sutekh, de Kit Clayton ou de Vynil Communications. Impossible d’insérer le duo dans une case -on les comparait avec peine et embarras à Autechre, alors que leur musique insaisissable invoquait autant un déluge tribal de percussions de 20 minutes que des collages dadaïstes de voix, des motifs répétitifs façon Coil ou de kling klongs de guitares traités façon Mego. Dada, le mot est lancé: It seems, qui ouvre ce premier album, est composé entièrement à partir de voix lisant un bestiaire médiéval ; les notes explicatives insèrent les sources sonores et les techniques d’enregistrement ou d’élaboration des morceaux dans un vaste champ de pensée autant érudit qu’humoristique. Si Matmos s’impose dès le début des contraintes en se donnant des directions conceptuelles à suivre pour construire ses morceaux (utiliser des sources sonores uniques, des voix lisant des textes pour détourner les mots de leur contenu sémantique, amplifier l’air…), c’est pour mieux faire jouer le détournement. Les notes explicatives démultiplient le champ sémantique de leur musique et la démarquent immédiatement des autres artisans de la cause electronica. De plus, en choisissant de favoriser le détournement et l’humour au détriment de concepts monolithiques, Matmos évite les travers de la musique expérimentale ardue : nombre de compositeurs de musique expérimentale se concentrent sur des sources sonores au contenu sémantique fort, mais privilégient le concept sur le résultat final et l’expérience d’écoute.
Latex

Malgré des passages rythmiques et mélodiques évidents, la notoriété du duo demeure essentiellement confinée à la scène expérimentale bruitiste et industrielle, qui est certes une grande influence du duo (Matmos reprend aujourd’hui Coil sur son California rhinoplasty EP) et sa première famille (Martin Schmidt jouait dans le groupe rock expérimental IAO Core), mais qui ne correspond plus seulement à sa musique. Ainsi, le premier remix de Matmos sera un travail sur le free-noisy jazz de Ground Zero, formation d’Otomo Yoshihide, autre grand détourneur de samples et de sources sonores, mais à l’esthétique presque antithétique. Matmos a eu fort à prouver pour se démarquer et faire entendre sa voix unique : Quasi-objects, également sorti sur leur propre label Vague Terrain, pousse l’idée de source sonore unique jusque dans ses derniers retranchements, jusqu’à en devenir abscons. Tant mieux : le disque est hilarant. Ballon de baudruche, banjo, samples de silence, de corps humains, tout est bon pour les expérimentations les plus folles et un résultat brillant et complètement accessible. De plus, les concepts se doublent de dimensions supplémentaires en invitant l’art de la connotation à leur grande fête intellectuelle. Comment ne pas voir en Latex et son unique source sonore (un t-shirt en latex mouillé) un réjouissant clin d’œil aux clichés collés à la communauté homosexuelle, dont Schmidt et Daniel font malgré eux partie ?

Porridge

Matmos s’illustre à tous les niveaux, se jette corps et âmes dans les initiatives les plus folles : ainsi, pour le label ami Lucky Kitchen, Daniel enregistre son coming-out au téléphone avec ses parents (intense document qu’on retrouve sur la compilation CD-R Family Audio) alors que MC Schmidt utilise le son du porridge qui cuit comme unique source sonore pour une performance dans un festival noise en lieu et place des plaques de métal et autres pédales de distorsion utilisées par les autres participants. Décalés, forcément, mais toujours brillants… Quand le duo intitule un morceau Schwitt-urs en hommage à Kurt Schwitters, il donne lieu à un morceau forcément pop. Autre défi absurde : on retrouve sur chaque album une phrase d’un texte traduit en anglais du linguiste Wittgenstein (mais chut, c’est secret !), en vue d’un album futur qui utiliserait des voix lisant le texte comme unique source. En attendant, le morceau à venir sur la compilation Clicks & cuts 2 (Mille Plateaux) utilise le texte allemand lu par Marcus Schmickler d’A-Musik. Difficile d’aller aussi loin et de manière aussi amusante dans le filage des bonnes idées. Pourtant la démarche de Matmos ne voit pas les idées comme un point d’arrivée, mais plutôt comme un point de départ. « Les idées nous viennent parfois tout d’un coup, sans prévenir. Un peu comme un daim qui saute au milieu de la route… et ensuite, on ne sait jamais comment ces idées vont évoluer, si elles vont aboutir ou pas. L’idée c’est d’essayer. Il y a plein de façons de faire de la musique intéressante, je ne dis pas que la nôtre est la meilleure. Nous, ça nous sort de notre studio, ce qui est une bonne chose. Par le passé, pour The West par exemple, on amassait les morceaux sans direction précise, puis on leur trouvait une thématique commune. On collait les idées de force, en quelque sorte. »
Cow-boy be-bop

Le troisième disque de Daniel et Schmidt est probablement leur plus atypique : sorte de rencontre surréaliste et anachronique entre l’americana de Palace ou John Fahey et la musique électronique la plus moderne, The West est une incroyable odyssée, sans époque, sans attache, sans référent. Des guitares en picking jouées par David Pajo (Aerial M, Tortoise, Slint) et un violon bluegrass rencontrent des séquences de bleeps et de glitches futuristes, un vieil orgue à pompes est redécoupé façon General Magic, Daniel et Schmidt s’amusent toujours autant avec les idées en multipliant les clins d’œil au western ou en utilisant une vieille bible comme source sonore. Le disque, chef-d’œuvre d’intégrité et d’intelligence, accomplit l’exploit d’être artistiquement cohérent.

Music from the body

A Chance to cut is a chance to cure, quatrième disque et le premier à sortir directement en grande pompe chez Matador, qui a réédité les deux premiers disques du duo sous licence Vague Terrain, va lui jusqu’au bout d’un concept précisément prédéfini : « On est vraiment parti d’une idée précise, c’est très nouveau, même si ça a l’air d’être un prolongement logique. On voulait vraiment n’utiliser que des sons ayant un lien avec le médical, le matériel ou plus directement les sons de la chair qu’on découpe… Pourtant, la plupart des morceaux ont pris une tournure assez légère, souvent pop, un peu idiote. Ce qui est inattendu. A mon avis, on est arrivé à ce genre de résultat parce qu’on voulait à tout prix éviter les clichés, se retrouver avec un disque gore à la Journey through a body de Throbbing Gristle. Un grand disque, mais ça a déjà été fait. On voulait une approche différente, une esthétique différente. » Le résultat dépasse de loin les attentes les plus folles : en partant de l’idée la plus tordue qu’il ait jamais eue et en s’imposant la contrainte la plus ardue qu’il se soit jamais imposé, le duo accouche de son disque le plus accessible, et d’une certaine manière le plus réussi. C’est donc tout naturellement que le succès devrait montrer le bout de son nez…

Lire notre critique d’A Chance to cut is a chance to cure
Plus d’infos sur le duo et sur sa collaboration avec Björk sur le site officiel du groupe