American tabloïd prenait fin sur un « énorme putain de hurlement », à Dallas, le 22 novembre 1963, quelques minutes à peine après l’arrivée en ville d’un certain Wayne Tedrow Junior. C’est avec lui que s’ouvre aujourd’hui le deuxième volume de cette gigantesque trilogie historique et fictionnelle (seize cents pages au bas mot, et ce n’est pas fini) au cœur de l’Amérique criminelle ; une Amérique qui, avertissait d’emblée l’auteur, « n’a jamais été innocente », avec pour toile de fond ce magma de complots et de réseaux tentaculaires enchevêtrés qui forme la réalité de la vie politique américaine entre 1958 (le 22 novembre exactement, où l’on rencontre Pete Bondurant à Beverly Hills) et 1972 (le Watergate, sur lequel se conclura l’ensemble). Projet ambitieux, paranoïa assumée, soif documentaire obsessionnelle et roman démesuré : American death trip (vrai-faux titre original : le livre paraît aux Etats-Unis sous le titre The Cold six thousand), tout comme le précédent, est un stupéfiant labyrinthe à l’intérieur duquel on progresse pièce par pièce, par instants autorisé à jeter un coup d’œil sur la case d’à côté, et récoltant au fur et à mesure d’une avancée attentive les informations disséminées par l’auteur selon un plan d’une ampleur parfaitement spectaculaire.

Le texte achevé est construit selon des méthodes inchangées, longs épisodes chronologiques aux intitulés laconiques (Extradition, Extorsion, Coercition, Interdiction…) et courts chapitres alternés entre les trois voix principales : Ward Littell et Pete Bondurant d’une part, dont on a suivi jour après jour la conspiration dans le premier volume (Kemper Boyd, lui, a précédé Kennedy dans la mort à quelques heures d’écart), Wayne Tedrow Jr de l’autre, jeune flic de Las Vegas envoyé à Dallas pour y punir un Noir en dette vis-à-vis d’un casino. Ellroy met peu à peu en branle son énorme mécanique romanesque en mêlant pour commencer le neuf et le déjà vu, replaçant des éléments connus (ceux du complot et de l’assassinat de Kennedy, de l’enquête bâclée, des couvertures, des hypothèses et de leurs incohérences) en perspective et préparant du coup un autre terrain : celui qui mène aux assassinats de Luther King et de Bobby Kennedy, au terme d’un peu moins de cinq ans d’intrigues, d’agissements de coulisses, de détours par le Vietnam et Cuba, de coups de téléphone en haut lieu conservés sur bande et de propagande raciste encouragée dans tout le sud du pays. Outre le trio cité plus haut, Howard Hughes (en insaisissable vampire mormon décidé à coloniser Las Vegas), Hoover (le directeur du FBI), Johnson, la Mafia et le Klan sont de la partie, sans compter quelques figures féminines plutôt réussies et une longue série de seconds ou troisièmes couteaux.

Réellement romanesque ou laborieusement encyclopédique ? La question surgit plus d’une fois lorsque, confronté à l’extrême densité du texte, au fol amoncellement de faits, de pistes et d’indices suivis ou non d’effets, on frôle la saturation informationnelle ; voilà le risque d’un projet dément qui joue moins sur la rigueur implacable de l’intrigue (celle des épisodes du Quatuor) que sur l’accumulation irrépressible d’éléments grâce auquel doit se composer, de façon plus ou moins certaine, un puzzle troué et rempli de zones d’ombres. L’écriture elle-même semble animée de cette obsession factuelle : aride, tranchante, sèche, exempte de tout développement accessoire, indubitablement efficace, presque clinique et parfois lassante pour peu qu’on perde le rythme en se penchant isolément sur un bloc de phrases : sujet, verbe, complément et ainsi de suite, comme une mécanique minimaliste où tout semble le céder à l’hyper-efficacité sans pour autant, curieusement, perdre forcément sa fluidité. C’est avec les incontournables « documents en encarts » (transcriptions de conversations téléphoniques, messages à brûler après lecture, rapports d’enquête, extraits de presse) qu’Ellroy aère son écriture et, rompant un rythme répétitif et machinique, donne libre cours à un épatant talent de dialoguiste (il faut lire les échanges à demi-mot entre Littell et Hoover).

Toute la réussite de ce livre tient en définitive dans l’équilibre improbable d’une avalanche documentaire impersonnelle et d’un souffle épique qui lui évite de confiner au système clos : quoique d’une glaciale précision, Ellroy réalise le tour de force de donner corps à l’histoire en y mêlant ses propres obsessions, traque permanente du mal en tête. Un mal qui se love ici dans les portraits saisissants de John Edgar Hoover et Wayne Tedrow Senior (paternel de notre flic meurtrier), dont les portraits unilatéraux sont contrebalancées par la profondeur et la complexité des personnages secondaires, femmes torturées en mal d’affection ou valeureux militant antiraciste et homosexuel. Le romancier construit son épopée sixties entre ces deux pôles, marche inexorable de l’histoire d’un côté, souffrances intimes de ses acteurs inconscients de l’autre, purs faits défilant à tout vitesse et monologues intérieurs qui nous ramènent au présent. American tabloïd, maintenant American death trip : une gigantesque partie d’échecs étalée sur une décennie entière, patiemment reconstituée par un écrivain parano, virtuose, compulsif et fulgurant qui s’est donné pour but de comprendre la marche de chaque pièce : « une seule seconde de leurs existences eût-elle dévié de son cours, l’Histoire de l’Amérique n’existerait pas telle que nous la connaissons aujourd’hui ».