Au départ, un projet un peu fou : trois films écrits et tournés simultanément, des personnages qui se croisent de films en films, une comédie, un thriller politique, un drame. A l’arrivée, tout fonctionne, presque miraculeusement. Nul place ici pour la performance foraine : la foncière sincérité envers le genre abordé dans chaque film n’empêche aucunement Un Couple épatant, Cavale et Après la vie de s’irradier les uns les autres, ni Lucas Belvaux d’affirmer la singularité d’un style révélé avec le jubilatoire « Pour rire ! » (1996). Rencontre.

Chronic’art : Au coeur de la trilogie, il y a une sorte de fantasme démocratique basé sur l’équation 1 personnage = 1 film. Tout personnage croisé a droit à son film. Vous avez réalisé trois films, mais au fond il y en a potentiellement une infinité…

Lucas Belvaux : Oui, je me suis arrêté à trois films de manière arbitraire, même si c’est aussi parce qu’il était difficile d’en faire plus. On me demande parfois d’en faire d’autres, sur le personnage de Valérie Mairesse, le médecin ou Jacquillat, mais je préfère que l’on reste sur ce manque là que sur un ennui, une lassitude. Plus qu’un fantasme, c’est le goût pour l’écriture des personnages qui a motivé le projet. C’est l’approche que j’ai des personnages, le fait de les aimer, de les considérer très vite comme des personnes à part entière, de ne jamais les manipuler, qui m’a donné envie d’écrire davantage sur eux, de les développer dans différents films.

Au fond, c’est un éloge et une réhabilitation du « personnage secondaire » : on est toujours le personnage secondaire de quelqu’un.

Absolument, les personnages principaux d’un film seront secondaires dans l’autre, et vice versa. Ce sont les cinéastes qui fabriquent les personnages secondaires en traitant secondairement des personnages. C’est dommage. J’ai pris conscience de cela en tournant mon premier film, Parfois trop d’amour : j’avais envie que les seconds rôles deviennent des premiers. Cette idée ne m’a jamais quitté depuis, notamment en écrivant Pour rire !

Chaque film est centré sur un couple plutôt que sur un personnage. Etait-ce une volonté de votre part ?

Non, je ne suis pas parti sur cette idée du couple, mais c’est elle qui s’est imposée rapidement, presque malgré moi. Quand je commence à écrire une histoire, je ne pars jamais d’un sujet, mais toujours de personnages, et d’une situation. Dans ces conditions, le couple vient naturellement, par l’interaction entre les personnages. Pas seulement le couple homme/femme des comédies bourgeoises comme Pour rire ! et Un Couple épatant : dans la trilogie, il y a, d’un film à l’autre d’autres couples qui se forment, celui du policier et du criminel par exemple.
Finalement, ce qui compte le plus dans la trilogie, c’est le quatrième film, invisible, mais qui est construit par le spectateur selon le principe 1 + 1 + 1 = 4. Cet autre film, qui permet aussi de court-circuiter, de subvertir, le côté Short cuts de la trilogie, quand s’est-il formé, pour vous ?

C’est bien pour cela que j’ai fait trois films. L’idée de film-choral a un côté un peu… « arsouillerie », un peu facile. On multiplie les personnages pour éviter la durée, pour zapper le plus vite possible d’une histoire à l’autre ; c’est très proche de la série télé d’ailleurs. C’est beaucoup plus dur, et plus fort à mon avis, de tenir un personnage sans le quitter jusqu’à la fin du film. L’idée du « quatrième film », elle, est arrivée à la fin de l’écriture, en rédigeant la note d’intention pour l’avance sur recettes. Je me suis rendu compte qu’il existait, ou plutôt qu’il existerait, dans le souvenir des spectateurs. Ça voulait dire que j’étais parvenu à ce que je souhaitais : non pas une trilogie qui se tient, mais trois films différents.

Réciproquement, ce quatrième film permet de voir les trois autres avec un oeil différent. Ainsi, il semble, a posteriori, que c’est Un Couple épatant qui pousse le plus loin l’exploration du genre, au sens où ce film est sans cesse relativisé par les autres. Or, dans les grandes comédies américaines, Cette Sacrée vérité en premier lieu, le noeud est là : on s’évade dans des constructions abstraites et délirantes, pour finalement revenir sur terre et s’embrasser à la fin.

C’est vrai, mais à l’origine, dans le scénario de Cavale, les personnages de François Morel et Ornella Muti se faisaient tuer à la fin. Nous avons même tourné cette scène. Elle jetait une lumière complètement différente sur Un Couple épatant, mais je l’ai coupée parce que c’était trop noir, et un peu arbitraire. Mais cette mort dans un autre film, c’était le contre-pied, a posteriori, de la comédie : le rideau se baisse sur un couple heureux qui s’embrasse, une heure après ils sont morts. Mais pour autant, la comédie ne cessait pas d’être une comédie.

Il y a dans chaque film des petites béances, ou plutôt des excroissances : des images venues des autres films qui le percent et le contaminent. De là l’incertitude et le suspens de certaines scènes : les a-t-on déjà vues ailleurs ? Etaient-elles différentes ?

Oui, ce sont des percussions. Certaines étaient commandées par la narration, d’autres sont venues par nécessité de compréhension, comme la séquence au commissariat entre Gilbert Melki et Catherine Frot dans Un Couple épatant. Je pense que ce genre de collision va donner à certains spectateurs l’envie de revoir les films, un désir de vérification, sur grand écran ou sur DVD, car c’est un projet idéal pour le DVD.
Globalement, j’ai toujours été attentif aux raccords d’un film à l’autre, alors que d’ordinaire je suis plutôt godardien sur cette question, je pense que le bon raccord est celui qui crée du sens, pas le plus vraisemblable. Là, j’ai fait des efforts sur les détails, notamment pour ces scènes qui naviguent entre les films -celle du chalet par exemple, avec Ornella Muti, Dominique Blanc et moi-, puisque nous les tournions deux fois, avec les mêmes déplacements, mais selon un découpage différent.

La séparation très nette entre les genres est-elle intervenue tôt dans l’écriture ?

Très tôt, dès le deuxième jour de travail. Je pensais que si les trois films étaient sur la même tonalité, ils se ressembleraient trop, et le spectateur aurait moins goûté le plaisir de passer de l’un à l’autre, le plaisir de sentir l’unité des trois films, et de leurs différences propres. De toute manière, il était essentiel pour moi, surtout en tant que metteur en scène, de tourner trois films différents. J’avais envie d’une mise en scène un peu exhibitionniste, qui montre les ficelles du genre ; et la répartition comédie/thriller/drame me laissait cette liberté. J’aime beaucoup le cinéma de genre, et je trouve que le cinéma contemporain ne lui rend pas vraiment hommage. Bizarrement, j’ai l’impression qu’il n’y a plus de grands films de genre depuis l’avènement de la modernité, de la Nouvelle Vague, qui pourtant, à travers la notion d’auteur témoigne d’un grand respect pour le genre. Cette notion étant liée à la mise en scène, cela permet de varier les styles sans perdre sa singularité, sa sincérité. C’est le genre qui décide du style, et c’est ça aussi le plaisir du cinéma.

Cavale est le film où la perspective est la plus large, le collectif le plus présent, même s’il s’agit d’une histoire assez intimiste. Comment ce léger décalage s’est-il inséré dans le projet ?

C’est un film assez personnel, et un film d’époque en même temps. Je fais partie -comme Le Roux, le personnage que j’interprète- d’une génération élevée dans les grands mythes de la résistance, les westerns, les films de guerre, mais qui n’a jamais eu à se confronter à la véritable violence collective. Et cela, certains d’entre nous l’ont mal vécu. De façon plus générale, je pense que la violence politique vient d’un déficit démocratique. Je crains que nous allions vers un accroissement de ce déficit et un retour, une légitimation de la violence politique. Le Roux est un fossile, il a fait 15 ans de prison et il est en décalage avec l’époque. J’ai écrit ce personnage avant avril 2002, mais je me dis que la régression que l’on vit actuellement, les déraillements de la démocratie, signifient que si tout continue ainsi, Le Roux finira par ne plus avoir totalement tort. C’est terrible. S’il paraît moins antipathique maintenant qu’il y a quelques temps, alors qu’il est violent, dangereux, sectaire, c’est que le politique disparaît, que les utopies sont mortes. Ça fait peur.

Propos recueillis par

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