L’interview ne devait pas dépasser l’heure. Elle durera trente minutes de plus. Chez Luc Moullet, prendre le temps de discourir sur le cinéma tient d’un art de vivre. Instant précieux pour survoler les multiples facettes du « contrebandier » du 7e Art : critique, historien du cinéma, réalisateur iconoclaste et naufragé de la Nouvelle vague… Moullet n’a rien d’un artiste à la petite semaine. Sa filmographie laisse entrevoir une belle mosaïque de genres complémentaires. Celle-ci régit définitivement son amour et son érudition du cinéma : son amour des classiques (Hitchcock, Lang, Hawks…) ne l’empêche en aucun cas d’apprécier le cinéma contemporain, des poèmes picturaux de Jia Zhang ke aux comédies de Judd Appatow. Fort d’une actualité chargée (une rétrospective à Beaubourg du 17 avril au 30 mai 2009, un DVD de ses courts métrages, une monographie sur « Le Rebelle » de King Vidor), le génial réalisateur d’ « Anatomie d’un rapport » et du « Prestige de la mort » se confie sans fausse pudeur. Rencontre avec un vrai cinéphile…

Chronic’art : Vous avez commencé le métier de critique de cinéma assez jeune (18 ans). Comment êtes-vous arrivé dans ce milieu ?

Luc Moullet : J’avais dressé une filmographie assez complète d’Edgar G. Ulmer, ce qui était vraiment difficile à faire à l’époque. J’ai envoyé cette filmographie avec un texte aux Cahiers du cinéma, qui ont publié l’ensemble. Une fois le premier texte paru, c’est toujours plus facile d’en publier un deuxième.

Qu’est-ce ce métier représentait pour vous ?

Ca me plaisait de pouvoir voir des films, d’en parler et d’attirer l’attention sur des réalisateurs encore inconnus, de déterminer quels pouvaient être les secrets du cinéma. Mais le terme de « critique » est assez impropre à ce qu’on faisait. C’est comme le cafetier qui ne vend pas de café ou le droguiste chez qui on ne trouve pas vraiment de haschisch. En général, il s’agissait davantage de louanges. J’étais plus un louangeur qu’un critique. Il y avait moins de concurrence dans ce monde que dans celui de la réalisation. On se retrouvait propulsé à l’avant de ce domaine plus facilement que dans le cinéma. C’est par exemple le cas pour Truffaut ou Rivette. Souvent ils sont reconnus comme les meilleurs critiques au niveau mondial, mais on ne considère pas forcément qu’ils soient les meilleurs réalisateurs au monde. Mais finalement, malgré cette concurrence moindre, c’est la réalisation qui nous a le plus intéressés. Il y a cinquante ans, il était courant de commencer par la critique pour faire des films. Il était vraiment difficile de devenir réalisateur à l’époque. Il y avait entre 5 ou 6 premiers films par an, alors qu’il y en a 60 aujourd’hui. D’autant plus que le poste était réservé aux gens qui avaient été assistants réalisateurs durant 5 ou 10 ans. Je me voyais mal être assistant. Ça m’a donc semblé assez miraculeux de pouvoir parvenir aussi rapidement à la réalisation.

Vous avez aussi rencontré beaucoup de cinéastes. Vous avez écrit des monographies sur certains d’entre eux, comme Fritz Lang. D’ailleurs, aujourd’hui, vous publiez un ouvrage sur Le Rebelle de King Vidor.

Yellow Now, l’éditeur, m’a demandé d’écrire sur un film de mon choix à partir d’une liste. Il y avait notamment Still life de Jia Zhang-ke, qui m’intéressait. J’ai finalement pris le film de Vidor car, à l’époque de sa sortie, il y avait eu très peu de presse sur ce film. On a commencé à écrire sur le film seulement 5 ans après sa sortie. Je connaissais bien Le Rebelle. Je n’ai pas eu besoin de beaucoup de recherches pour écrire dessus. Il y avait plusieurs choses intéressantes à révéler sur le travail de Vidor sur le film. Notamment que Roark, le personnage principal interprété par Gary Cooper, n’était pas une copie de Frank Lloyd Wright comme on avait pu le dire, même si certains éléments avaient pu être repris à partir de la personnalité de l’architecte. Le personnage était beaucoup plus composite. J’y ai aussi vu une comparaison possible entre le dynamitage de la tour par Roark dans le film, dont l’architecture a été défigurée pour des motifs commerciaux, et la destruction des tours et barres HLM françaises, initiée il y a quelque temps avec celle de la Tour Debussy à la Courneuve. Soit un refus commun, entre l’architecte et les habitants, des tours mal pensées et mal conçues, qui se traduit par leur destruction nécessaire. Le film me paraissait plutôt d’actualité à ce sujet.

Vidor est un réalisateur important à vos yeux ?

Absolument. C’était un réalisateur inégal, il a fait plusieurs navets et quelques films sans intérêt. Mais les autres sont des films prestigieux. C’est le réalisateur qui, avec Hitchcock, donne le plus d’émotion au spectateur. Ils étaient les plus talentueux dans leur genre. C’est un cinéma d’effets, fort et violent. Hitchcock appelait ça « slice of cake ». C’était un cinéma opposé à un autre plus moderne, plus diffus, aux qualités moins évidemment visibles, comme le cinéma de Mizoguchi par exemple.

Ce sont des cinéastes qui vous ont donné l’envie de faire du cinéma ?

Entre autres… L’envie est venue avec la vision de Jour de colère de Dreyer, quand j’étais jeune. Mais il n’y aucun rapport entre les films de Dreyer et les miens, je crois. Ou très peu, malheureusement. Lubitsch m’a beaucoup apporté, puisque comme moi, c’est un cinéma fondé sur le comique. Cecil DeMille aussi, dans sa gageure à présenter des actions invraisemblables et à réussir à les faire passer à l’écran.

Comment êtes-vous venu à la réalisation, concrètement ?

J’avais écrit un papier assez favorable et précis sur le premier film d’un réalisateur. Lors du cocktail du lancement du film, ce réalisateur m’a présenté à son producteur et l’a encouragé à produire mon premier court métrage, Un Steak trop cuit, en 1960.

L’expérience de critique a-t-elle eu une influence sur votre travail ?

Ecrire sur le cinéma m’a forcément aidé à comprendre comment un film peut ou ne peut pas bien fonctionner. On arrive plus facilement à trouver son créneau. De même, certains écrivains étudient un peu les autres avant d’écrire. La création n’a rien d’automatique. Il y a très peu de réalisateurs qui ignorent l’histoire du cinéma.

Vous avez commencé dans les années 60. Vous vous considérez comme un cinéaste de la Nouvelle Vague ?

La plupart des cinéastes de la Nouvelle Vague considèrent eux-mêmes qu’elle n’existe pas, vu la diversité de leurs films. Si on compare l’évolution de Chabrol, et de Godard, les différences sont énormes. On nous a associés parce que nous avions les mêmes goûts critiques. On avait débuté en défendant les films de Hawks et d’Hitchcock. On nous considérait un peu comme des fous à l’époque. Alors qu’aujourd’hui, leurs films sont mondialement reconnus comme des classiques. Il y avait un noyau dur bien défini à l’époque. Mais on s’aperçoit qu’aujourd’hui, cette communauté avait un but aussi banal que celui de défendre Racine et Molière. La Nouvelle Vague, c’était une sorte de trait d’union, vu qu’on travaillait tous aux Cahiers. Le journaliste aime souvent trouver des points communs entre les cinéastes. On le voit bien pour le Festival de Cannes : les journaux s’efforcent souvent de trouver des dénominateurs communs pour susciter un intérêt chez le lecteur. Mais c’est vrai qu’on partageait quelques pratiques dans le cadre de notre cinéma : celle de ne pas tourner en studio, avec peu de moyens et avec des acteurs qui venaient de notre entourage.

Quels étaient vos rapports à l’époque ?

Aux Cahiers, j’étais le petit jeune, bien documenté, je rédigeais des articles qui faisaient rire. Les rapports étaient plutôt bons. En même temps, les autres me rendaient pas mal de services. Godard m’a pistonné auprès de son producteur pour mon premier court métrage. Rivette, lors d’un déjeuner, m’a donné des conseils essentiels pour réaliser un film. Chabrol a fait un caméo sur mon premier long Brigitte et Brigitte (1966, ndlr), Rohmer également. Truffaut a en partie financé mon deuxième film, Terres noires.

Godard semble, artistiquement parlant, le plus proche de vous : vous avez réalisé un documentaire sur lui, vous mettez en scène sa mort et la vôtre dans Prestige de la mort

Nous avons des rapports personnels distants, il habite à 500 km de Paris. Il m’a bien défendu lors de la sortie des Naufragés de la D17. J’ai moi-même pas mal écrit sur ses films. Dernièrement, j’ai écrit un long article sur son film Puissance de la parole. Mais ce n’est pas le seul réalisateur que je défends. On a tendance à m’associer à Godard parce que nos prénoms sont quasiment identiques. Dès fois même, on se trompe : on m’appelle Jean-Luc, ce qui est plutôt flatteur. Ça n’arriverait pas à Luc Besson… C’est d’ailleurs pour ça que j’ai tourné un film sur lui (Jean-Luc par Luc, 2006, ndlr). Et puis il devait réaliser un film sur Beaubourg, mais le directeur du centre l’a récusé parce qu’il avait peur de Godard. Marie-Christine de Navacelles, la préposée au cinéma, qui m’avait vu me rendre à la bibliothèque du Centre Pompidou, m’a alors demandé de réaliser le film. J’ai accepté.
En principe, je ne refuse pas ce genre de commande. Le film de 2006 s’est fait dans le même état d’esprit. Il a été tourné ici, en une demi-journée, j’avais disposé plusieurs objets sur la table. Cela renvoyait aux cartes postales dans les Carabiniers. Je voulais le même processus pour parler de l’œuvre de Godard. Quant au fait de la mort de Godard dans Le Prestige de la mort, c’est un peu arrivé par hasard. Le scénario original, qui avait été écrit en 1992, parlait de la mort de Fellini, qui était vivant à cette époque. Mais il est mort pour de bon et, quand j’ai pu tourner le film en 2005, il aurait été indécent d’utiliser sa mort de façon comique. Godard étant vivant, en plus il a le sens de l’humour, je préférais utiliser sa mort pour mon film. Il était en quelque sorte une sorte de stand by de Fellini. Ce qu’il me reprochera peut être, il ne l’aimait pas beaucoup !

Vos films sont truffés de citations et de références>

Oui, c’est rigolo pour moi de révéler mes citations. Chez d’autres cinéastes, il y a aussi des citations mais souvent, le cinéaste ne se vante pas de les faire. Howard Hawks a réalisé un remake d’Adam’s Rib de C.B. DeMille, qui mettait en scène un personnage de savant, un peu autiste, qui travaille sur un squelette de dinosaure. C’est L’Impossible Monsieur bébé, mais il n’a jamais révélé ses citations. Au contraire de Peter Bogdanovich qui a eu tort, selon Hawks, de révéler que son What’s up doc ? (On se fait la malle, docteur ?, ndlr) avait piqué beaucoup de choses à L’Impossible Monsieur Bébé. Chez Hawks, il y a beaucoup d’emprunts. Il y a une scène de Hatari, celle où le malade accepte le sang de son pire ennemi, qui est directement inspirée de celle du Plus grand chapiteau du monde de Cecil B. DeMille. Sur Fig Leaves (Sa Majesté la femme, 1926, ndlr), il a aussi emprunté à DeMille le principe de la séquence préhistorique insérée dans un récit moderne. Mais le spectateur, ou le critique, ne s’en aperçoit pas forcément. Chez moi, c’est plus facile parce que j’en parle plus facilement, et parce que je suis plus interviewé que Hawks ne l’était à l’époque. On ne l’a interviewé que très tard.

Les citations ont un rôle important à vos yeux ?

Pas forcément. Normalement, le spectateur ne devrait pas les voir mais il les voit parce que j’en parle. J’ai piqué pas mal de scènes d’Hitchcock. Dans Brigitte et Brigitte, la scène où mon actrice, durant un examen, monte sur les toilettes pour récupérer un dictionnaire, est inspirée du celle du briquet qui risque de tomber dans la bouche d’égout dans L’Inconnu du Nord Express. Sauf que chez Hitchcock, c’est vers le bas et moi, vers le haut. J’ai repris aussi la séquence de l’arrivée des oiseaux du film d’Hitchcock dans mon film La Valse des médias, où les étudiants attendent l’ouverture de la bibliothèque du centre culturel français de Rabat.

Toujours par détournement, donc.

Oui, le principe de l’emprunt est de l’appliquer à quelque chose de totalement différent. Si vous faites une comédie, vous pouvez très bien emprunter des éléments à un péplum, un western ou à un polar. Souvent, ça, si passe plutôt bien et ça apporte des idées. Vous retrouvez la même chose dans l’Histoire de la littérature. Le principe de la littérature, et notamment du théâtre, est de refaire constamment des remakes. Shakespeare et Molière ont repris à leur compte les comédies de Plaute. C’est quelque chose qui fait partie du paysage courant dans le théâtre. Vous savez, je ne me théorise pas. Un écrivain serait gêné par ce genre de question. C’est un aspect trop essentiel : on fonctionne selon sa sensibilité au fur et à mesure des scènes, il n’y pas de loi précise. En général, tout est pensé avant le tournage, au moment de l’écriture. Mon principe est d’aller au plus simple, voir ce qui est le plus direct. Mais il peut arriver certains événements au moment du tournage, que l’on va inclure dans la réalisation. Dans le documentaire, notamment. Dans Genèse d’un repas (1978), on voulait aller filmer un dimanche le travail des dockers au port bananier de Machala. On a découvert que, ce jour-là les enfants remplaçaient les dockers, pour qu’ils se reposent de leur semaine. C’était impressionnant : c’était un véritable capharnaüm où les enfants criaient et portaient dans la joie des colis de banane beaucoup trop lourds pour eux. C’était très émouvant. Ça m’est arrivé aussi pour des films de fiction. Je me souviens que l’une des mes actrices, qui s’était lavé les cheveux et posé des bigoudis la veille du tournage, avait débarqué le lendemain avec l’empreinte des bigoudis encore bien visible. J’ai donc écrit une scène supplémentaire pour elle, qui croyait qu’on allait reporter la journée, en incluant ces fameux bigoudis. Elle n’y croyait pas mais bon, nécessité fait loi sur un petit film. On ne peut pas se permettre de perdre une journée de travail.

Vous dites aller au plus simple…

Il faut reconnaître que je ne suis pas un formaliste. Mais des fois, dans la synthèse, dans la volonté de mettre tout ensemble, ça peut prendre des formes de création. Dans Le Litre de lait (court métrage de 2007 ndlr), qui d’ailleurs emprunte au Moonfleet de Fritz Lang, il y a la première scène où l’on voit deux amants adultères s’embrasser dans un désert. La caméra panote et les enfants du mari débarquent en jetant des pierres sur le couple illégitime. Elle s’enfuit. On panote encore et l’on voit le fils de l’amante qui observe, caché, la scène. Plusieurs sujets s’accumulent, le tout en un seul plan-séquence, grâce à la virtuosité de mon opérateur, Pierre Stoeber. De même que, dans Une Aventure de Billy le Kid, je me suis inspiré de la scène de la scène de la carrière entre Cooper et Patricia Neal dans Le Rebelle. Comme j’aime filmer en montagne, j’aimais bien cette idée de placer à deux hauteurs différentes un homme et une femme en conflit. De même que mes deux amants dans le désert me rappellent ceux de Duel au soleil. Ces influences arrivent souvent en sourdine.

Dans le Prestige de la mort, vous vous définissez comme un « unéaste ». Qu’est-ce que cela veut dire ?

Ca vient avant tout d’une plaisanterie. Je logeais un jour à l’hôtel et, à l’époque, on devait remplir des fiches d’hôtel personnelles. Je ne sais pas ce qui m’a pris, d’habitude je mets quelque chose de plus banal, mais dans la case « profession », j’avais mis « cinéaste ». J’ai dû écrire trop vite, j’ai oublié le point sur le « i ». Après, j’ai entendu la patronne répondre, lorsque son mari était persuadé de lire « cinéaste » : « Mais non ! Cinéaste, ça ne veut rien dire. Unéaste, c’est celui qui met les choses ensemble ! ». Ca m’a paru drôle comme gag à reprendre. Non pas que je me définisse comme unéaste. Vous me direz, le réalisateur a plutôt intérêt à tenir ce rôle. Mais de là à forger le concept… Le réalisateur est davantage une sorte de contremaître, d’architecte.

Comme le personnage principal dans Le Rebelle de Vidor.

Souvent on pense au réalisateur comme un architecte. L’architecte a un problème identique : on lui défigure le building qu’il a crée. Ce problème peut se poser au cinéma, et notamment à Hollywood : le producteur peut défigurer le travail du réalisateur et lui refuser le final cut. Vidor a souvent connu ça. On utilise parfois un autre métier proche de celui du réalisateur : celui de potier. Vous avez la référence dans Les Contes de la lue vague après la pluie, où Mizoguchi se sert de son personnage de potier pour parler du cinéma. D’ailleurs, Renoir était quasiment potier à ses débuts, il travaillait sur céramique. On travaille sur une matière : ça peut être un décor, des acteurs. On arrange souvent cette matière avec les mains, les siennes ou celles des autres.

On vous décrit souvent comme le descendant de Buñuel ou Tati. Godard dit d’ailleurs de votre cinéma que c’est « du Courteline revu par Brecht ».

Tati est une référence assez évidente. Sauf qu’il parvient à faire rire avec beaucoup moins de paroles que moi. Buñuel, c’est moins direct. Cela vient sans doute du fait que j’avais défendu, à cor et à cri, son cinéma dans Les Cahiers. On peut aussi remarquer quelques rapports, notamment entre mon film Terres noires et son documentaire sur la région espagnole de Las Hurdes dans Terre sans pain. De même que Les Contrebandières est construit en boucle, comme dans Belle de jour… Quant à Brecht et Courteline, ce n’est pas vraiment une phrase apocryphe mais on m’avait demandé de solliciter Godard pour m’aider à faire la promotion de Brigitte et Brigitte. Il m’a dit de choisir la phrase que je voulais. Je me souvenais l’avoir entendu dire que c’était « Courteline, revu et corrigé par Brecht ». Pour Courteline, c’est assez évident. Pour Brecht, c’est plus l’idée de modernité qui prévaut puisque ça allait de pair avec le nouveau cinéma des années 60. C’était le principe de distanciation, pas forcément brechtien d’ailleurs, qui animait ce cinéma-là, et le mien aussi.
L’emprunt à Courteline vient aussi peut être du fait que vous aimez bien partir d’une idée de quotidien insurmontable pour vos films.

Bien sûr, il est intéressant de partir du quotidien qu’on connaît et qui a souvent valeur universelle. On peut très bien se servir d’un nombre de personnages et de décors réduits, sans avoir à courir aux quatre coins du monde. Il y a des cinéastes qui utilisent le même principe : Guédiguian n’a pas vraiment de problème de casting ni de repérage, il tourne à côté de chez lui. Duras aussi. Pour le dernier Godard, l’action se passe en Bosnie, mais il tourne sur le lac à coté de sa maison, en Suisse. Pour faire un film, c’est bien qu’il y ait un conflit, une difficulté. Le quotidien en est la base essentielle. J’ai fait un film sur la difficulté à ouvrir une bouteille de Coca Cola (Essais d’ouverture, 1988, ndlr), où j’étoffe cette difficulté sur un film de 15 minutes.

C’est un travail d’entomologiste ?

Peut être. C’est peut être pour ça que l’on me rattache à Buñuel, qui était fasciné par l’entomologie. A propos de L’Age d’or, il disait qu’il aimait considérer ses personnages comme des insectes. J’ai moi-même filmé des insectes dans un film qui s’appelle Nous sommes tous des cafards.

Et dans Genèse d’un repas, où vous partez d’un simple repas que vous mangez pour déboucher sur une enquête sur la mondialisation des marchandises.

Oui, il faut partir du tangible, du concret. C’est un peu le même principe que pour la critique. Un bon critique doit partir d’un détail précis du film et expliquer comment la scène est faite, pourquoi ce détail est intéressant afin de mieux décortiquer le général, l’ensemble. Le documentaire est similaire. On critique quelque chose qui existe, ce qu’on voit : la société, un déroulement de faits…

Genèse d’un repas a, trente ans après, un impact sur l’actualité toujours aussi fort.

Vous savez, l’esclave ou le servage ont été d’actualité pendant un grand nombre d’années. Aujourd’hui, c’est la mondialisation. L’examen des rapports entre le Nord et le Sud et la mondialisation s’est d’abord fait par l’écrit. La mondialisation concernait avant tout l’échelle des salaires. Elle a été accélérée avec la facilité grandissante des moyens de communication et de transport. Le problème va rester tangible durant une vingtaine ou une trentaine d’années, avant qu’on assiste à la diminution de la mondialisation, suite au fait de la disparition ou moindre importance du pétrole. On ne transitera plus qu’à courte distance. Les écologistes préconisent d’ailleurs qu’aujourd’hui, nous ne devrions plus acheter d’aliments produits à plus de 50 km du point de vente. Les fraises espagnoles de janvier et les petits pois du Kenya ne seront bientôt plus qu’un souvenir.

Quelque soit le sujet et sa gravité, vous l’abordez toujours d’un point de vue comique. Le drame ne vous intéresse pas ?

Je me sens plus à l’aise dans la comédie. Il n’est pas permis à tout le monde de faire rire, donc j’en profite. Chaplin est mon modèle sur cette capacité de faire rire à partir de quelque chose de grave : il a fait un film comique sur la chasse aux sorcières, un autre sur le chômage, un sur un individu qui assassine 6 femmes, un autre sur un homme qui a tué 40 millions de personnes, etc. Ma tentative, avec mon court métrage Le Fantôme de Longstaff (1996, ndlr), de m’essayer à la tragédie relevait de la gageure. On est souvent catalogué comme réalisateur comique et, puisque ça fonctionne, on n’a pas trop le droit de s’écarter de son genre. Je suis plutôt réservé sur le drame de Chaplin, L’Opinion publique. L’homme que j’ai tué de Lubitsch me paraît aussi en retrait par rapport à ses comédies. Jerry Lewis a essayé de tourner un film sur les camps de concentration mais il n’a pas pu le finir. Malgré cela, il y a un certain snobisme à s’essayer au drame. Pour ma part, j’ai voulu essayé. Peut était-ce réussi, ou était-ce un échec, je ne sais pas. Une personne m’a un jour dit que Le Fantôme de Longstaff la faisait beaucoup rire. C’est un avis un peu particulier (sourire). Mais c’était amusant de tremper là-dedans. Il y a souvent un genre où l’on excelle. Pour Chabrol, c’est le film policier mêlé au milieu familial. En dehors, il me paraît moins bon. Lorsqu’il fait un film régionaliste comme Le Cheval d’orgueil, ou veut faire un nouvel Hamlet avec Ophelia, c’est la tasse. Remarquez, Molière aussi s’est planté avec Dom Garcie de Navarre, sa seule tragédie, qui n’est vraiment pas bonne.

Vous avez écrit Politique des acteurs, ouvrage d’étude théorique sur le jeu de 4 acteurs hollywoodiens. C’est quelque chose qui vous intéresse dans vos films ou dans ceux des autres ?

Plus dans ceux des autres. Mais il y a certaines orientations, certains choix qu’il faut prendre lorsqu’on travaille avec des acteurs. Truffaut m’avait dit qu’écrire sur un acteur était ce qu’il y avait de plus difficile à faire. Lui-même n’avait écrit qu’un article de ce genre, sur James Dean. Le défi me paraissait donc intéressant à relever. Je voulais réfléchir sérieusement sur le travail d’un acteur : les points communs, les figures récurrentes dans le jeu. Les habitudes d’un acteur comique sont aussi passionnantes à relever que les idées fixes d’Hitchcock.

Ce travail de recherche vous a aidé dans vos directions d’acteurs ?

Non. Mes acteurs se plaignent souvent que je ne les dirige pas assez. C’est peut être vrai. Mais il faut se méfier aussi des réalisateurs qui dirigent trop les acteurs. Certains réalisateurs de la même génération que moi, comme Chabrol ou Godard, laissent l’acteur assez libre sur le plateau. Mais souvent, ils écrivent à l’avance le rôle pour cet acteur, comme c’était le cas chez Truffaut. Quand on prend un acteur de grand calibre, on ne va pas le surdiriger. Il faut savoir ce qu’il est, et l’orienter un petit peu. On est beaucoup plus efficace quand on sait être discret, je pense. Mais, en moyenne, sur un tournage de 10 acteurs, il y en a 8 qu’on peut laisser faire et 2 qu’il faut un peu aider. Leur dire la démarche à suivre, le ton à adopter, réajuster leur timing par rapport aux plannings de jeu etc. C’est un travail très partiel, qui entraîne quelques heurts : certains acteurs, qui jouent très bien, voient qu’on ne s’intéresse pas eux et n’aiment pas ça.

Vous utilisez souvent les mêmes acteurs. Vous vous êtes forgé une petite famille d’interprètes ?

Oui. Je varie quand même plus que Guédiguian mais c’est vrai. Quand on connaît ses acteurs, on sait de quoi ils sont capables par la suite. Cette notion de famille se retrouve aussi avec les techniciens. Cecil B. DeMille avait employé 43 fois le même opérateur et avait gardé la même monteuse de 1928 à 1956. Chabrol a coopéré avec Jean Rabier sur une trentaine de films.

Et vous-même en tant qu’acteur ?

Je crois que je me connais, je sais donc ce dont je suis capable. Dans la vie, je fais rire et je pense qu’à l’écran aussi. Il m’arrive aussi de jouer pour d’autres réalisateurs. J’observe donc comment ça se passe. Ça m’a aidé à comprendre ce que qu’un acteur peut attendre du réalisateur. Mais il n’y a plus de sur-directeurs aujourd’hui comme Wyler, qui n’était pas très bon d’ailleurs, ou comme Kazan, qui se débrouillait souvent mieux. Ça peut devenir souvent excessif et brimer la personnalité d’un acteur. Il y a des réalisateurs comme Clouzot qui s’amusent à changer d’idées sans cesse au cours du tournage d’un plan et à torturer moralement l’acteur, par des demandes inconsidérées, pour tirer le meilleur de lui-même. Ca ne donne rien.

Vous avez déclaré que le cinéma n’était qu’un hobby, que votre activité principale était le trekking…

Dans le sens où la randonnée demande beaucoup plus de temps que de faire du cinéma ! Un tournage dure en moyenne trois ou quatre semaines par an, la randonnée beaucoup plus. Mais il faut songer que, durant mes randonnées, je pense souvent aux films que je vais faire.

Il y a une similitude entre les deux activités ?

Oui, je pense que le spectateur aime les films qui ont du relief. Cette différence entre relief et plat s’exprime encore mieux par le paysage au cinéma. Quoiqu’il y ait eu des réalisateurs qui s’en soient très bien tirés avec des paysages plats, comme Miklós Jancsó avec la puszta (la steppe, ndlr), ou d’autres avec le désert, dans les westerns ou les films d’aventure. Mais le désert m’intéresse autant que la montagne, qui est souvent désertique ceci dit. On peut y trouver une réalité presque nue, sans artifices.
C’est la poésie de la table rase, qui correspond un peu à l’art du XXe siècle, notamment dans la peinture ou la musique avec Stockhausen ou le cinéma minimaliste des Straub, de Monteiro avec Blanche Neige ou Duras avec L’Homme Atlantique. La littérature aussi : Duras, Prévert, Emily Dickinson ou Joyce où les mots sont là mais l’histoire a quasi disparu. L’Art était identifié auparavant à un décorum, aujourd’hui il y a une volonté d’aller vers la destruction de ce décorum.

C’est pour ça que vous avez choisi le décor des Roubines (dans les Alpes de Provence) pour Une Aventure de Billy Le Kid ? Pour détruire le décorum du western ?

Oui, en quelque sorte. Je suis un grand amateur de westerns. En plus, il était plus facile de recourir à un genre connu pour connaître une bonne diffusion. C’est un genre idéal. Godard en a fait un aussi avec Vent d’est.

Vous dites que vous ne théorisez pas ce que vous faites. Cela vous ennuie quand on théorise votre oeuvre ?

Le problème est que lorsqu’on théorise, on s’arrête à une seule théorie, on réduit un artiste à une seule idée. En tant que cinéaste, on n’aime pas vraiment être réduit. C’est un réflexe d’auto-défense. Si on peut me réduire à une seule formule, c’est que j’aurais pu exprimer cette formule une fois pour toutes et que je n’avais pas besoin de faire des films.

On vous réduit ? à quoi ?

Il y a des images de marque, je dirais. Il y a une phrase que j’ai écrite il y a cinquante ans : « la morale est affaire de travelling ». On m’identifie à ça. Il y aussi : « Luc Moullet, le contrebandier ». Le comique, la pataphysique et d’autres de ce genre. C’est sans doute juste. Mais on réduisait aussi Hitchcock à la maîtrise du suspense. C’est ça mais pas seulement. Ça irrite un petit peu mais pourquoi pas…

Vous avez le sentiment qu’on a laissé passer quelque chose dans votre œuvre ? qu’on ne vous pose pas les questions que vous voudriez entendre ?

Probablement…Les publics du Tiers Monde ont des questions très insolites et donc, très intéressantes, que je n’entends jamais à Paris. Il y a des gens qui ne voient pas les problèmes profonds mais davantage les sujets, qui limitent le film au contenu du scénario. Je ne dis pas que je me sens incompris. C’est normal qu’il y ait des gens qui ne me comprennent pas, ça fait partie du jeu. J’adore que, dans une salle, il y ait une personne qui rit aux éclats et, à côté, quelqu’un qui reste totalement insensible à ce qu’il voit. Cette disparité renvoie à celles qui existent dans la société.

Vous mettez en scène votre mort dans votre dernier film, Le Prestige de la mort, afin de récolter le financement de votre prochain film. Vous avez le sentiment d’être délaissé par l’industrie du cinéma ?

Oh, je ne parle pas forcément pour moi. Bien souvent, les personnes reconnues ne le sont que bien longtemps après. Ce qui est évident, c’est que la mort sert de tremplin au lancement des créateurs. Truffaut n’était pas toujours très bien considéré de son vivant. Après, il y a un certain mythe qui s’est instauré. Même chose pour Vigo ou Eustache ou pour Fassbinder. Dans la distribution des films, ça sert aussi très souvent. Il y a plusieurs films de Pierre Etaix qui sont invisibles. Tout ça parce qu’il a 80 ans et que le propriétaire des droits des films attend qu’il meure pour sortir ses films. La diffusion du Duras de Jacquot a été retardée pour le même motif. La sortie de Madadayo de Kurosawa avait été repoussée à cause de cela. Même dans la presse, il y a ce genre de pratiques : il y a tout un stock de longs articles qui sont déjà prévus pour De Oliveira, Lévi-Strauss ou bien d’autres. Pour Le Prestige de la mort, le personnage veut réaliser une adaptation très ambitieuse d’un roman de Thomas Hardy. Il a plus de mal à trouver un financement que moi en temps normal. Aujourd’hui, j’arrive à tourner plus régulièrement. Ça peut toujours être difficile, certes, mais il est plus facile pour nous de tourner que pour les américains, qui étaient limités par les lois du marché. Il y a eu beaucoup de carrières courtes aux Etats-Unis : Stroheim, Griffith, Sturges, Ray, Von Sternberg ou Welles, qui a dû s’expatrier. En France, les mécanismes d’aide et de subventions rendent les choses plus faciles. Avec l’avance sur recettes, Griffith ou Stroheim auraient pu réaliser d’autres films.

Vous avez toujours trouvé des financements à la hauteur de vos ambitions ?

Je n’ai jamais eu besoin de beaucoup d’argent. Quand j’étais jeune, j’ai eu quelques difficultés. Mais en cinquante ans, les choses se sont améliorées depuis. Quand on est réalisateur, les vingt premières années sont difficiles. Après, ça marche plutôt bien.

Vous vous reconnaissez dans un mouvement ou dans des cinéastes contemporains ? Vous avez mentionné Jia Zhang-ke…

Oui, Still Llife est un très grand film. Il fait partie de tous ces films qui traitent d’un grand thème de l’Histoire du cinéma : les villages noyés. On retrouve ce thème chez d’autres comme Le Fleuve sauvage de Kazan, Le Poème de la mer de Dovjenko ou L’Eau vive de Villiers et Giono. Quant à me reconnaître dans le cinéma de Jia Zhang ke, je ne pense pas. Il y a une différence géographique, une mise en abyme du cinéma dans le cinéma, dans The World notamment. Mais je devrais le suivre plus attentivement. J’ai vu 24 city dernièrement : il a des idées de montage d’interviews qui auraient pu me servir pour mes films. Au lieu de faire des jump-cuts, il y a des noirs entre les images de trois secondes, ça provoque un effet de respiration entre les parties. Ca m’aurait bien servi pour mon dernier film.

Et en France ?

Je vais faire une conférence, dans le cadre de la rétrospective au Centre Pompidou, autour du travail d’Ismaël Ferroukhi et de Mikhael Hers. Ces deux cinéastes m’intéressent beaucoup, ils apportent quelque chose de vraiment neuf au cinéma. Il y a aussi beaucoup de femmes cinéastes intéressantes : Caroline Vignal, Anne Villacèque, Céline Sciamma, Lou Doillon, Isild Le Besco, Emmanuelle Bercot, etc.

Vous allez beaucoup au cinéma ?

Je vais au cinéma en moyenne 80 fois par an, j’ai calculé. Je n’aime pas voir trop de films. Je préfère garder l’idée de sortir au cinéma comme une fête. Après je rattrape mon retard avec des DVD qu’on me prête. J’essaie de garder une attention suivie sur ce qui se fait. Mais cela devient difficile. Avant, jusqu’en 1950-60, on pouvait écrire une Histoire du cinéma. Maintenant, plus personne n’essaie. On fait peut être l’Histoire du cinéma d’un pays mais pas globale. De même qu’on ne pourrait pas imaginer une Histoire de la littérature mondiale. Mais les grands films ne se découvrent que plus tard. On le voit bien avec la dernière manifestation « Les 100 plus beaux films de l’Histoire du cinéma ». Sur les cinq premiers, La Règle du jeu, L’Atalante et La Nuit du chasseur ont été des échecs commerciaux. Citizen Kane a coûté plus qu’il n’a rapporté. De même que pour L’Aurore, qui a été une affaire blanche. Le film ne naît donc pas tout de suite. Je m’en aperçois moi-même pour la diffusion de mes films : ils mènent leur train-train les premières années et puis ils connaissent une explosion commerciale au bout de 24 ans !

Des chocs cinéphiliques dernièrement ?

Il y a Primrose hill de Mikhael Hers, que j’aime beaucoup. Il y aussi La Soledad de Jaime Rosales, qui est un film important. Il y a aussi ce film, qui est passé totalement inaperçu ici, et qui s’appelle Pineapple Express (Délire express, ndlr). C’est un film tout à fait surprenant. Apparemment, le réalisateur n’est qu’un élément superficiel du film. Il faut que je vois les autres films de son producteur, Judd Appatow.

Quels sont vos projets à venir ?

Je viens de terminer La Terre de la folie, qui sera diffusé fin mai au centre Pompidou. C’est un documentaire qui traite de la folie dans les Alpes du Sud. Je travaille aussi sur un projet, Le Journal de Marie, qui sera un film comique sur le terrorisme. Le film est écrit, il ne manque plus qu’à trouver les financements pour le tourner.

Vous vous exposez à la controverse…

Oui, ça ne me dérange pas. Le plus dur, dans tout ça, c’est de trouver quelqu’un qui veut bien le financer. Vous savez, Genèse d’un repas contenait des éléments comiques. J’ai fait un film comique sur le chômage, La Comédie du travail. Traiter du terrorisme par le rire est une gageure de plus. Elle avait d’ailleurs été relevée en partie par Fassbinder, dans La Troisième génération, qui contenait des éléments comiques.

Propos recueillis par