« Les laboratoires du temps », soit dix jours avec Alain Fleischer au Centre Pompidou, du 21 au 30 novembre 2003 : une actualité parmi d’autres (un nouveau roman au Seuil, un premier texte pour le théâtre à la fin du mois, une rétrospective photographique jusqu’au 23 novembre…) pour découvrir ou redécouvrir l’oeuvre polymorphe d’un artiste qui, entre cinéma, photographie et littérature, multiplie les langages pour mieux explorer ses imaginaires intimes.

– Reprise en version intégrale du long entretien que nous a accordé Alain Fleischer en septembre, partiellement publié dans Chronic’art # 11

Chronic’art : Bien que connu et reconnu dans plusieurs domaines (cinéma, photographie, littérature), vous êtes un auteur étonnamment confidentiel : peu ou pas d’essais sur votre oeuvre, peu de notoriété auprès du grand public.

Alain Fleischer : Cela tient à plusieurs choses et peut-être d’abord à mon attitude, qui a toujours consisté à ne pas m’attarder dans un milieu. J’ai commencé par celui du cinéma, c’était mon métier principal, j’ai fait des longs-métrages qui sont sortis en salle, ont été présentés dans des festivals, etc. Le cinéma m’intéressait en tant que moyen d’expression, en tant que langage, mais pas en tant que milieu professionnel. Je n’ai pas appartenu à ce milieu, au sens que je ne l’ai pas fréquenté. C’est d’ailleurs ce que j’ai fait avec tous les milieux artistiques où j’ai pratiqué : l’art, la photographie, la littérature. J’ai en quelque sorte faussé compagnie à tous ces gens. Cela a beaucoup brouillé mon image, évidemment : lorsque les gens tiennent un cinéaste, par exemple, ils savent où il est, où le trouver, ce qu’il fait ; à quelle bande il appartient -les Cahiers du Cinéma, Positif, etc. Moi, j’ai toujours évité tout cela, j’ai cultivé une indépendance absolue et la liberté de passer d’une discipline à une autre. Ce qui a pu donner l’impression que j’avais quitté le cinéma pour m’occuper d’autre chose, ce qui est faux, car je continue à faire beaucoup de choses dans ce domaine : l’année dernière j’ai fait quatre films pour Arte, dont un sur un cinéaste, Atom Egoyan ; j’ai fait un film sur Rodin qui a fait l’ouverture du Festival de Montréal, etc. Néanmoins, je suis sûr que si vous demandez à des gens de cinéma s’ils me connaissent, ils vous répondront : « Il a fait des films à une époque, il n’en fait plus aujourd’hui ».

N’est-ce pas votre circulation constante entre différents domaines qui complique votre « visibilité » ?

Oui, je suis sur différents territoires. J’échappe ainsi aux étiquetages commodes. Je passe du cinéma à la photographie, de la photographie à la littérature ; c’est une question de tempérament, je suis les pentes de mon intérêt. Je ne suis aucune stratégie de carrière – cela ne m’intéresse pas du tout. Je ne m’interdis rien, je ne renonce à rien. Lorsque j’étais jeune, j’avais autant envie d’être cinéaste qu’écrivain. Je ne me suis pas dit un jour, comme d’autres camarades de ma génération : « Maintenant, je ne fais plus que cela et je renonce au reste ». C’est par exemple le cas de Boltanski, qui est une sorte de demi-frère. A une époque, il était intéressé par le cinéma, et puis il s’est dit qu’il serait uniquement plasticien, que le cinéma était un autre métier où il ne tenterait plus rien. Moi, c’était tout le contraire. Pour autant, mon attitude a toujours été d’être extrêmement sérieux dans chaque pratique. Pas en tant que professionnel qui fait ce qu’il faut pour être reconnu socialement, mais d’un point de vue théorique, en tant que je tiens à être pertinent : ne pas être un cinéaste qui écrit, un écrivain qui fait de la photo, un photographe qui s’occupe de littérature. Dans chacune de mes pratiques, j’interroge un territoire théorique très précis dans lequel j’essaye d’être pertinent et pointu. Ce qui m’intéresse, c’est de poser la question théorique propre à chaque territoire. Quand j’ai un projet de livre, ça ne peut pas être un film et quand j’ai un projet de film, il ne peut être remplacé par une série de photographies ou autre chose.

Vous avez commencé par le cinéma. Pourquoi ?

J’aurais tendance à penser que le cinéma est l’art des arts. En tout cas c’est l’art du vingtième siècle, celui qui domine le siècle écoulé. C’est aussi un surmoi des artistes. Pratiquement tous les artistes, les plasticiens que j’ai fréquentés, de ma génération ou plus jeunes, ont un surmoi absolu du côté du cinéma ; tous aurait voulu en faire et, d’une certaine manière, ils ne sont devenus artistes que faute d’être devenus cinéastes. C’est le cas de gens aussi célèbres que Daniel Buren qui avait tenté l’Idhec. On trouve d’ailleurs beaucoup d’excellents cinéphiles parmi les plasticiens.

Comment expliquer cette place du cinéma ?

Le cinéma a été le véhicule des grands mythes du siècle. Pour commencer, il a inventé le corps moderne. Lorsque l’on regarde les images du cinéma primitif, on voit que l’époque découvre ce qu’est un corps ; mais c’est un corps lourd, excessif dans sa gesticulation, un peu ridicule, lent et balourd. Il est issu du théâtre et doit se conformer aux codes expressifs du cinéma muet ; mais il est néanmoins un corps démodé, dirais-je pour aller vite, un corps ancien, qui n’est pas notre corps d’aujourd’hui. Et c’est dans le cinéma que l’on voit s’inventer le corps moderne, notamment dans deux genres : le western et le burlesque. S’invente là un corps virtuose, vif et sobre…

Votre intérêt pour le cinéma ne vient pas d’une pratique cinéphilique des films ?

Non. En tout cas pas au sens où beaucoup de gens de ma génération en vienne. J’ai vu beaucoup de films, notamment à la cinémathèque, les films russes ou les expressionnistes allemands. Tout cela a été très formateur pour moi ; mais ce sont surtout mes études qui m’ont apporté une sorte de structuration. J’ai commencé par la linguistique traditionnelle, puis j’ai fait de l’anthropologie avec Lévi-Strauss, de la sémiologie avec Barthes, Greimas etc. Ce qui me frappait surtout dans ce que je voyais, c’était le montage. J’étais beaucoup moins sensible au cinéma anecdotique, je suis passé à côté de la Nouvelle Vague, une très belle époque du cinéma français, mais qui formellement m’intéressait moins.

Vous opposez cinéma anecdotique et cinéma de la forme ?

Oui, dans la mesure où il existe un cinéma qui ne se pose pas du tout la question de la forme, qui se contente de raconter une histoire avec un scénario. A l’époque où j’ai fait partie de la commission d’avance sur recettes, j’en ai lu beaucoup et certains n’étaient que du dialogue. 8 scénarios sur 10, écrits par des cinéastes, qu’ils font lire à des acteurs ou sur la base desquels ils demandent de l’argent à des producteurs, c’est du dialogue. Vous lisez un manuscrit qui pourrait être une pièce de théâtre. Cela me choque beaucoup, qu’il n’y ait pas de projet d’image, pas de projet de son, pas de projet de montage. C’est ce que j’appelle en allant très vite du cinéma anecdotique.

Chez les cinéastes de la Nouvelle Vague, il y a une exigence formelle très forte, non ?

Pour moi, le seul cinéaste de la Nouvelle Vague qui soit vraiment en rupture radicale, c’est Godard. Je pense que Truffaut est complètement dans une tradition, je dirais, renoirienne… J’admire beaucoup Renoir -j’ai travaillé sur lui en faisant un film de montage sur les plans non utilisés de la Partie de campagne- mais s’il y a deux familles dans la cinématographie française, je suis de celle de Cocteau plus que de celle de Renoir. Dans le cinéma français, Cocteau a été vraiment ma grande référence.

Cocteau -assez peu cité aujourd’hui- a aussi été sur différents territoires, ce qui lui a parfois valu un certain dénigrement.

Complètement. Je me suis beaucoup battu en sa faveur. Il y a 20, 25 ans, défendre Cocteau, c’était se disqualifier complètement, pour des tas de raisons ; il y avait les arguments politiques : comment défendre un type plus ou moins sympathisant, ou en tout cas, qui avait accepté l’occupation allemande sans broncher, en continuant de faire ses mondanités ? Puis c’était la critique de l’esprit superficiel, du  » touche-à-tout « , expression qui est le plus souvent totalement injuste.
Elle serait vraie pour des personnages oubliés qui auraient été des touche-à-tout sans résultats ; mais des artistes comme Cocteau ou Man Ray ? Les films de Cocteau ont été pour moi décisifs –Orphée, le Testament d’Orphée et les autres, ainsi que quelques textes théoriques qui me semblent encore tout à fait remarquables : il était un esprit extrêmement fin, d’une précision absolue, avec des trouvailles de langage, des idées extraordinaires… Or c’est quelqu’un qui a beaucoup souffert de son image de grand mondain.

Nous évoquions votre circulation entre différents territoires et votre souci de poser à chaque fois la question pertinente à chacun. Comment se fait cette circulation ? Les influences sont-elles elles aussi transversales ?

A vrai dire, je suis dans une situation un peu paradoxale. Je ne supporterais pas cette idée, par exemple, que mes films sont influencés par la littérature. Je crois qu’ils ne le sont pas : j’ai réalisé de nombreux films muets, qui ressemblent à des documents ethnographiques, qui n’ont rien de littéraire. Je ne crois pas non plus que j’écris comme un cinéaste ; par contre, j’ai longtemps travaillé dans cette illusion que j’étais plusieurs. Que j’étais un cinéaste reconnu comme cinéaste, même si je ne fréquentais pas le milieu, un artiste reconnu parmi les artistes… C’est une réalité qui s’est encore prolongé assez récemment : j’ai fait un livre de photographies et chez l’éditeur, quelqu’un s’est exclamé : « Il y a quelqu’un qui porte le même nom et qui est écrivain ». On lui a dit que c’était la même personne, et il a répondu : « Non, ce n’est pas possible car c’était un vrai écrivain ». Comme c’était un livre de vraies photographies, je ne pouvais pas être aussi un vrai écrivain. Un peu comme si Cartier-Bresson avait écrit un livre et que l’on avait dit : « Ah, il y a un autre Cartier-Bresson qui, lui, écrit ». Le Cartier-Bresson photographe ne peut pas être écrivain. Bon, je fais une comparaison un peu prétentieuse car Cartier-Bresson est un grand nom, mais voilà. J’ai donc vécu dans cette illusion, doublée de celle d’un temps sans limites. J’ai travaillé comme si la vie humaine était longue de trois ou quatre cents ans, c’était absolument ma perception du temps. Je me vivais donc comme plusieurs : cinéaste reconnu par les cinéastes, mais ignoré par les cinéastes en tant qu’artiste, par exemple. Et pendant très longtemps cela a marché comme ça : le petit milieu du cinéma que je fréquentais -car je ne fréquentais pas le grand- me connaissait comme cinéaste, et ne savais absolument pas que j’avais d’autres activités.

Vous jouissiez de cette situation ?

Absolument : cela me permettait de parler en tant que professionnel avec un producteur ou un technicien de cinéma, et dans le même temps de parler avec un critique d’art ou un galeriste sans être perçu comme quelqu’un qui venait d’un autre milieu que celui de l’art. C’est très important pour moi d’être de plein droit, dans une totale légitimité, dans chacun des champs que je fréquentais. Et éventuellement dans cette sorte de schizophrénie. Quant à l’imaginaire à l’œuvre, lui, bien sûr, ne se démultiplie pas. Mais, et là c’est quelque chose qui demanderait à être un peu creusé, tout en étant l’imaginaire de la même personne, je pense que c’est un imaginaire qui peut… appartenir à d’autres dans le même. Je suis absolument convaincu que mes films, par exemple, ne sont pas les films de la même personne que celle qui écrit. Aucun de mes films n’aurait ainsi pu être l’adaptation d’un de mes romans. De la même façon que je ne pense absolument pas possible d’adapter mes livres au cinéma. Cela me semble impossible : c’est tellement fait pour l’écriture, même si cela fait parfois appel à l’image, à la métaphore, et parfois à des techniques du cinéma -le point de vue, le cadrage…-, que je ne vois pas comment ils pourraient être adaptés au cinéma. Ni par moi ni par d’autres -en tout cas pas par moi. De la même façon, je ne serais absolument pas intéressé par l’idée de novéliser, comme on dit, de faire un roman d’un film. Il y a donc quelque chose qui se manifeste, qui s’incarne différemment d’une même personne dans des langages différents. La littérature me fait dire des choses, me fait travailler des questions que ne me fait pas travailler le cinéma. Alors si on monte très haut, disons, dans l’échelle des généralités et des passerelles, on pourra trouver des grands domaines d’intérêt : l’érotisme, l’ailleurs, certaines formes d’exotisme, la question de la séparation… Mais sinon, en tant qu’écrivain je ne reconnais pas mes films, et en tant que cinéaste je ne reconnais pas mes livres.

On parlait tout à l’heure de vos années de formation ; ce que vous dites n’est pas sans évoquer les notions deleuziennes de devenir et de retour…

Tout à fait. J’ai lu Deleuze, mais ne l’ai malheureusement pas fréquenté. J’aurais pu car nous avons eu quelques amis communs. J’en ai fréquenté d’autres : j’ai un peu croisé Derrida, ou François Châtelet, ou des gens comme Georges Didi-Huberman, par exemple, qui est anthropologue… Et, pour ce qui est de cette façon d’être plusieurs parce que différemment convoqué par différents territoires, parfois, lorsque j’ai à m’expliquer sur ce qu’est mon travail d’écriture, je le rapproche de ce qu’est l’archéologie. L’archéologie, cela consiste à gratter pour découvrir quelque chose qui est déjà là, mais qui pourrait ne jamais apparaître ; si on ne gratte pas, ça n’apparaît pas. Pourtant c’est là. Eh bien, l’écriture c’est un peu ça : gratter pour faire apparaître quelque chose. Quand je prépare un livre, je n’en ai au début que presque rien : trois lignes, une idée de départ. Je ne sais pas où cela va se passer, quels seront les personnages, d’où ils viennent, etc. Je ne trouve donc le livre qu’en l’écrivant, en quelque sorte, je n’ai pas de grand plan d’avance. C’est donc le livre qui me dicte le livre, ou plutôt l’écriture ; c’est cette idée de gratter pour faire apparaître.

Vous vous souvenez de votre livre à venir, d’une façon platonicienne…

Effectivement. Et on ne fait pas apparaître la même chose selon les territoires que l’on traite. Je ne peux donc pas me dire que j’ai des livres dans la tête ; j’ai tout au plus des sujets de livres, que je peux garder en moi pendant une dizaine d’années, mais le livre, la forme que prend le livre, je ne peux absolument pas la prévoir d’avance. Je n’en ai pas trois pages d’avance lorsque je commence. Il y a cette absolue dépendance par rapport au territoire, à l’outil de travail. Et en grattant dans le territoire du cinéma, je trouve des choses qui sont totalement différentes.

Quelle est la spécificité du cinéma ? Un rapport obligé à la matière, le passage par la technique ?

Il y a d’abord en effet un rapport assez fort à la technique. La technique m’intéresse : je ne suis pas un technicien hors pair, mais je pense que l’on ne peut pas faire de cinéma si l’on n’est pas un peu technicien, de la même manière que l’on ne peut pas faire de la photographie sans être un peu technicien. Ni musicien si on ne maîtrise pas la technique de la musique, c’est la même chose. Et puis ce qui m’intéresse dans la pratique du cinéma, c’est probablement son rapport au corps des autres. Et tout au début, lorsque j’étais adolescent, c’était presque, disons… un prétexte pour draguer. Je simplifie beaucoup, mais c’est cela : un prétexte pour proposer quelque chose à quelqu’un. Et lui proposer quoi ? D’être dans l’image, que je regarde cette femme, que je l’implique dans une situation. Le cinéma, c’est, en fait, prendre ses désirs pour des réalités. Etre dans un rapport au réel qui infléchit le réel. Il y a nécessairement un rapport au réel, il fait que les choses se passent : lorsque l’on filme des lieux, une situation, même si le résultat est une illusion, une vision onirique, il y a quand même eu quelque chose qui s’est réellement produit, il y a eu du vécu.

C’est la confrontation avec le réel qui vous intéresse…

Oui. Un livre peut permettre d’exprimer des fantasmes, des sentiments, des désirs, mais ne nous rapproche jamais d’une forme de réalisation. En contrepartie, il permet d’aller beaucoup plus loin dans l’évocation des choses, en particulier parce qu’il a un rapport idéal à l’économie : un livre, ça ne coûte rien, l’écriture, ça ne coûte rien. On peut prévoir une scène avec 10000 figurants, dans un livre. Il y a là un rapport idéal à l’économie de création, mais aussi à l’économie libidinale, à la pensée -les mots, il n’y a rien de plus efficace. Le cinéma, qui ne permet pas d’aller aussi loin, permet à l’inverse, d’aller plus près. D’être dans une plus grande proximité avec le passage à l’acte, la réalisation. Pour faire un film, il faut qu’avant, ou que pendant, il y ait au moins un petit pourcentage de vécu. Même si on filme sa paire de chaussures, il faut la regarder, il faut avoir une paire de chaussures à filmer.

Vos livres exploitent à l’envi ce rapport idéal à l’économie dont vous parlez, cette infinité des possibles que permet l’écriture.

Oui. Ce qu’il y a dans les livres que j’écris en ce moment, c’est impensable dans un film. Impensable. Une fois encore, mes livres ne sont pas les livres du cinéaste que je suis, ni l’inverse. Dans les livres, j’ai un immense plaisir à tout convoquer, tout ce qui est à ma portée : intellectuellement, des expériences que j’ai pu vivre, du côté de la mémoire ou de l’imaginaire, du côté du fantasme…
Je ne renonce à rien lorsque j’écris, avec cette tendance à écrire des livres mondes, des livres où il y a de tout, et ce petit fil qui dépasse au début du livre et qui fait trois lignes, je le tire : il vient des choses dont je sais qu’elles sont en moi, mais j’ai besoin du livre pour les faire apparaître. Ce que j’essaye de cerner, c’est cela… Au cinéma, je ferais peut-être apparaître d’autres choses avec des points de vue esthétiques radicalement différents, tout simplement parce qu’il n’y a aucun point commun entre l’écriture et le cinéma. Rien. Je déteste écrire des scénarios alors que j’adore écrire des livres, c’est quelque chose que je fais avec une très grande facilité, je les écris en deux mois, je les dicte…

D’où un rapport à l’oralité, et même à la musicalité, pour vous qui êtes un homme d’image…

Oui, un rapport très fort à l’oralité. J’ai donc beaucoup d’appétit, de facilité pour la littérature, ou pour écrire des essais, des choses théoriques… Je déteste en revanche écrire des scénarios, je ne sais pas le faire, ce que je fais ne ressemble pas vraiment à des scénarios. Par contre, je pense que je suis un assez bon filmeur : je n’ai jamais été intimidé par un filmage ; je suis sûr que l’on peut me parachuter n’importe où au monde avec une caméra, je m’en sors. Vous me dites : « Allez faire un film sur les fourmis sociales en Amazonie » -je m’en sortirais. Filmer, je sais faire. Je sais regarder dans un œilleton, je sais qu’il faut cadrer, donner une durée au plan, du mouvement ou du non-mouvement…

En fait, vous détestez « anecdotiser » le réel.

Complètement. Je pense réellement que filmer et écrire sont deux actes absolument et radicalement différents. Ca n’a rien à voir. Ca ne passe pas du tout par les mêmes procédures. Pour moi, le cinéma ne passe donc pas par l’écriture, en tous cas le moins possible. Quand j’ai été obligé de le faire, ça a été extrêmement douloureux. Quand j’ai été obligé de dialoguer dans des films, ce que j’aime le moins, ce sont les dialogues. Cela étant, si je reviens un jour au long-métrage de fiction, étant passé par l’écriture littéraire comme je le fais « plein pot » depuis quelques années, peut-être que je pourrais retrouver quelque chose. Mais il y avait ce malaise pour moi, avant que je ne me sois consacré sérieusement à la littérature, d’écrire pour le cinéma, d’être dans une espèce de mascarade, de fausse piste, de fausse identité.

Le thème de la gémellité, des sosies, revient fréquemment dans vos livres.

Je n’ai pourtant jamais eu affaire, dans ma propre famille, à cette question là. Je n’ai pas de frère jumeau, n’en connaît pas autour de moi, ce n’est pas une question que j’ai eu ne serait-ce qu’à frôler. Il faut donc chercher ailleurs la racine de cet intérêt pour la question du double, de l’être multiple – il vient peut-être du fait que mes origines sont très diverses. Dans ma famille, j’ai entendu plusieurs langues tout le temps : autour de moi, j’étais probablement le seul à parler français impeccablement, tous les autres parlaient avec un accent. J’entendais également beaucoup de langues : mon père était hongrois, ma mère à moitié espagnole, j’avais un oncle tchèque…

Où avez-vous grandi ?

A Paris, mais j’étais souvent chez ma tante et mon oncle tchèques, à Londres… Lorsque mes parents ont voulu me faire apprendre l’anglais, ils ne m’ont d’ailleurs pas envoyé chez eux, car mon oncle avait un accent très fort. J’ai donc toujours été dans un milieu avec des ailleurs, plusieurs ailleurs très différents, parfois même antagonistes. Mon père renvoyait à cet univers de l’Europe centrale alors que ma mère et ma grand-mère, c’était l’Espagne, deux mondes très différents, et souvent en conflit dans la famille… J’ai donc assez vite eu le sentiment d’être plusieurs, d’avoir plusieurs histoires possibles derrière moi : un passé du côté de l’Europe centrale, un autre du côté de l’Espagne… J’adorais aller en Angleterre et, lorsque j’y étais, je me prenais pour un petit anglais. Même chose pour l’Espagne, d’autant que je parlais couramment espagnol -même si c’est un peu moins vrai maintenant ; en Espagne, je pouvais me prendre pour un petit espagnol, me dire que j’allais à telle école, que j’habitais telle maison, etc. C’est moins vrai pour le hongrois, car mon père n’a pas souhaité nous l’apprendre. C’est une langue qui l’imprégnait totalement mais qu’il rejetait. Je l’ai donc apprise par la suite. Je vis aujourd’hui beaucoup en Italie, et j’ai cette même tentation de m’attacher à des lieux, à en faire les lieux d’une biographie possible : je n’ai aucune difficulté à imaginer ce qu’aurait été ma vie si mes parents avaient émigré non pas en France mais en Italie ou à New York. J’ai d’ailleurs réalisé un film, Demi-frère, double portrait, qui est une sorte d’errance dans New York, dans les années 80, un film resté inédit mais que j’ai fini pour la présentation qui sera faite de certains de mes films à Beaubourg. Je m’y imagine américain, en quelque sorte. C’est sans doute quelque chose d’atavique dans les familles qui ont été trimballées à travers le monde. Le thème du double vient donc probablement de cet aspect pluridirectionnel dans mes origines. Ce n’est pas comme si j’étais né dans une famille française dont on connaît la généalogie sur plusieurs générations, avec un univers très déterminé et précis… lequel vous enferme aussi dans une identité, alors que la mienne est très flottante. Cela donne une certaine indépendance à l’identité -au-delà de mes grands parents, que je n’ai d’ailleurs pas connus, je ne sais rien. Du coup, j’aime beaucoup les accents, par exemple ; pour moi l’accent, c’est tout de suite un hors-champ de la langue, une autre langue derrière la langue. C’est déjà une figure du double, on vous parle dans une langue qui en cache une autre. Plus simplement maintenant, une chose très importante pour moi à l’école, dès l’école communale, c’était qu’il fallait être bon dans toutes les matières. Mon père ne supportait pas que j’aie des facilités dans l’une et sois moins bon dans une autre -ce n’était pas une excuse. Il fallait être bon en tout. Et du coup, je me suis dit qu’effectivement c’est passionnant, les sciences, la biologie, la littérature, les langues… Et voilà : ne renoncer à rien, être bon en tout… Cela peut sembler paraître très prétentieux, mais n’a pas été sans laisser des traces : avoir de la curiosité pour tout, et ne pas dire : « Je renonce » à telle ou telle chose.

Vous parlez de territoires refuges, d’ailleurs… L’ailleurs par excellence dans vos livres, c’est l’Europe centrale. Que représente-t-elle pour vous ?

C’est à la fois une terre perdue et un temps perdu. C’est le territoire de la nostalgie absolue, je dirais de la mélancolie. Parce qu’en même temps, ces lieux n’existent plus, plus tels qu’ils étaient. Si on y retourne aujourd’hui, on trouve un pays comme l’Autriche, en gros, avec de l’argent… Il n’y a plus du tout la communauté juive qui en était un peu l’âme. Ce sont pour moi des refuges, des réserves d’imaginaire. Mon travail d’écriture est instantanément facilité si ça se passe là-bas. J’ai une familiarité d’imaginaire avec eux, même s’ils n’existent plus. Quand j’ai commencé Les trapézistes et le rat, j’avais pensé situer le roman entre Paris et New York. Deux jeunes français se marient, la jeune femme est envoyée en mission professionnelle à New York pour quelques temps, puis y reste. Et ce couple continue à vivre ensemble -et séparé. J’ai donc essayé d’écrire ça : impossible. Il y avait une résistance de ces lieux à mon imaginaire : Paris et New York, ça ne marchait pas. Ces lieux me dégoûtaient même de l’idée du livre.

Vous décidez alors de situer l’action en Transylvanie.

Exactement. Dès que j’ai décidé de situer le livre entre Budapest et Vienne, tout est arrivé : les personnages, le cirque, le frère, qui est cette espèce de go-between entre les deux héros -tout est venu presque instantanément. Tout était donc là, mais j’avais cru que c’était ailleurs. Voilà donc ce qu’est l’Europe centrale pour moi. Et puis c’est aussi, tout de même, le lieu de références concrètes, qui m’inspirent beaucoup : Kafka, Musil, Bernhard… Un lieu dont l’histoire littéraire me semble plus proche de moi que celle de la littérature française, même si j’admire beaucoup les écrivains français. J’ai parfois l’impression d’être un écrivain traduit. Comme si je me traduisais moi-même, ou comme si j’écrivais un français qui se traduisait lui-même d’une autre langue. L’Europe centrale, c’est aussi une autre façon de penser la célébration. Les hongrois, les tchèques, célèbrent autrement. Par exemple, cette histoire de la célébration de l’anniversaire du baccalauréat que je raconte au début des Angles morts, ça ne se fait pas en France. Moi, j’ai complètement perdu de vue mes copains du lycée, alors qu’en Hongrie, c’est une très grande tradition, ils reviennent du monde entier. Mon père est rentré en Hongrie pour le trentième, le quarantième anniversaire du baccalauréat, des amis à lui qui avaient émigré en Australie revenaient aussi. Les années de lycée sont une période tout à fait essentielle pour les europe-centraliens.
On retrouve cela dans leur littérature, avec un rapport à l’adolescence complètement différent de celui des français…

Oui. La tradition proustienne, par exemple, situe le « centre de gravité » du destin dans l’enfance : la mémoire, le souvenir renvoient à l’enfance -on retrouve cela aussi chez Barthes : la petite enfance, sa mère, les culottes courtes, les premières expériences sexuelles, etc. Pour les europe-centraliens, la petite enfance, en dessous de dix ans, n’est absolument pas importante : ce qui compte, ce sont les années de lycée, la première promiscuité avec d’autres jeunes hommes, etc. Je l’ai constaté chez des gens comme mon père, qui n’a jamais cessé de ressasser ses souvenirs de lycée, ce qu’il a fait entre 11 et 18 ans.

Avez-vous été marqué, durant votre enfance ou votre adolescence, par les événements qui ont secoué l’Europe centrale -la révolution hongroise des conseils ouvriers en 1956, notamment ?

Oui, tout à fait. Je pense que j’y ai été plus sensible qu’un petit garçon français d’origine bretonne ou basque mais, en même temps, cela concernait un autre pays que mon pays imaginaire. Cette Hongrie là n’était plus habitée par les mêmes gens : ceux de mon pays imaginaire avaient été déportés, décimés… Et on n’y parlait même plus tout à fait la même langue. Le hongrois qu’a parlé mon père et le hongrois que l’on parle depuis, disons, les années soixante, ce n’est déjà plus la même chose. Ce qui est arrivé à la Hongrie dans les années cinquante, soixante, ça me concernait, certes, mais ça ne concernait pas tout à fait ma Hongrie, comme si celle-ci était en quelque sorte entre parenthèses. Pour revenir ensuite, comme dans les Angles morts, ou pour être définitivement cantonnée dans un espace imaginaire. Par contre, ce dont j’ai pris conscience, c’est que ces régimes communistes, aussi bien en Hongrie qu’en Tchécoslovaquie, ont été des régimes extraordinairement conservateurs d’états des lieux, je dirais : tant qu’il y a eu un régime communiste en Hongrie, même si ça n’était plus tout à fait le pays que j’avais en tête, il y ressemblait beaucoup. Physiquement. Parce que le commerce n’avait pas envahi les rues, que les façades n’avaient pas été ravalées, que les voitures n’étaient pas des voitures modernes… Prague, par exemple, est restée très longtemps la ville de Kafka. Elle ne l’est plus du tout maintenant, c’est devenu la ville des autrichiens, qui débarquent avec leurs Mercedes… Je suis allé à Prague très souvent, jusque dans le milieu des années quatre-vingts, c’était vraiment la ville de Kafka… Avec toute l’horreur qu’ils ont constitué pour les générations qui ont été sacrifiées, ces régimes ont eu cet « avantage », si on peut dire, d’avoir prolongé l’état des lieux, visuellement. Quand j’allais en Hongrie, d’un côté ce n’était plus le pays dont j’avais entendu parler, il n’y avait plus personne, toute ma famille avait été déportée, mais d’un autre les lieux étaient intacts. Le quartier de ma famille, un faubourg de Budapest, était intact, endormi, gelé : pas de travaux, encore trois ampoules manquantes sur quatre aux réverbères… C’est cela que je percevais avant tout. Les soubresauts politiques, je ne les comprenais pas vraiment, je ne savais pas qui avait raison et qui avait tort, ni jusqu’où allait l’horreur des dirigeants communistes.

Vous retournez régulièrement en Hongrie ?

J’y suis retourné l’année dernière pour faire des photographies. Je ne fais pas du tout de reportages photographiques, ce n’est pas mon truc, mais j’ai adoré faire des livres de photographies, de voyageur ; j’en ai fait deux sur l’Italie -un sur Rome et un sur la Toscane. C’était pour moi l’occasion d’avoir une activité de voyageur photographe, en quelque sorte, même si il y a une règle du jeu qui est un peu pesante, et que les photos pourraient presque être faites par n’importe qui. On m’a proposé d’en faire un sur la Hongrie ; j’ai donc été voir la Hongrie comme ne me l’avait jamais montré mon père, car il m’avait justement emmené dans les lieux où il retrouvait une sorte de micro-monde… Là, tout à coup, j’ai découvert la Hongrie d’aujourd’hui : la rupture avec ce qu’a pu être l’Europe centrale avant la guerre est consommée. Et tout ce qui est mythologie de la Hongrie, comme la puszta dont je parle dans les Angles morts, ou certaines villes de province, le lac Balaton, la région de Tokai, etc., c’est charmant, n’est-ce pas, mais bon… C’est la Suisse, quoi.

Autre ailleurs fondamental pour vous, outre l’Europe centrale, c’est l’Amazonie.

En effet : un autre territoire d’imaginaire inépuisable, de rêverie, une réserve. Je n’ai moi-même rien à voir avec l’Amazonie, aucune racine là-bas, aucune histoire, aucune famille. D’où cela vient-il, je ne sais pas : c’est le fantasme de la forêt vierge, de la nature primitive…

Pour la Hongrie, il y a en effet un lien fort avec votre histoire personnelle, avec votre réel, qui n’existe pas pour l’Amazonie. Devez-vous dès lors passer par des recherches documentaires pour vous l’approprier, ou « inventez-vous » l’Amazonie ?

Elle est d’abord inventée, à partir de ce fantasme de la forêt vierge. Après, quand même, j’y suis allé. Ce n’était d’ailleurs pas pour écrire un livre : c’était en 1975, pour y faire un film, qui fait partie de mes films expérimentaux, plus ou moins jamais achevés… J’y ai vérifié des choses, corrigé des visions que je pouvais avoir, mais dans l’ensemble cela a plutôt confirmé ce que j’en attendais. J’ai par ailleurs beaucoup lu : pas des livres d’information scientifique mais plutôt des livres de « faux » scientifiques, de scientifiques improvisés. J’aime par exemple beaucoup la collection Payot, vous savez, sur les bêtes sauvages d’Amazonie, les réducteurs de tête… Des livres qui étaient fait par des gens sérieux, des voyageurs, des explorateurs, non scientifiques mais qui, malgré cela, donnent une vérité très forte. Je dois plus au Marquis de Bavrain qu’à Lévi-Strauss, dont un des livres les plus forts reste pour moi Tristes tropiques, qui est plutôt un roman -en tous cas pas un essai de scientifique. Bref, l’Amazonie est pour moi un lieu très particulier. Je n’ai pas du tout le même fantasme pour, je disons, Tahiti, les îles du Pacifique, ou le désert.

La jungle renvoie aussi à la luxuriance caractéristique de votre écriture…

Oui. Et à cette relation au temps qu’a la forêt, qui est l’idéal de ma relation au temps. On a l’impression qu’elle sera toujours plus forte, que la forêt est éternelle, qu’il suffit de laisser trois ans à la végétation pour qu’elle se réapproprie tout. Et ça, ce sont des histoires que je n’ai qu’à moitié inventées. Une chose, en tous cas, que je n’ai pas inventé, c’est qu’en Amazonie, les poteaux télégraphiques repoussent. Ce qui est quand même absolument magique…

Peut-on y voir aussi une manière d’idéalisation de l’oubli, de la perte ?

C’est un idéal de la disparition, plutôt, oui. C’est-à-dire faire le mort. Faire le mort, c’est un très grand fantasme pour moi. C’est évidemment une façon de narguer ceux qui croient être vivants. Faire le mort, disparaître, fausser compagnie…

Comme le personnage de Gabriela dans les Angles morts

Laquelle est une « artiste de la disparition », oui ; Krauss, dans les Ambitions désavouées, est aussi quelqu’un qui a décidé de disparaître, d’être mort, qui s’accorde cette jouissance du regard post-mortem, d’être tenu pour mort et de ne pas l’être – donc d’avoir cette supériorité sur les autres, voir sans être vu. Etre caché, voir sans être vu, c’est aussi un fantasme de cinéaste. Pour disparaître, cela dit, il faut quand même être déjà apparu. Si on décide d’entrée de jeu de ne pas apparaître, on n’a pas à disparaître, on est d’avance invisible. Ce qui est plus troublant, évidemment, c’est ce mouvement de s’être rendu visible et saisissable par la société, par d’autres, puis de leur échapper. Au moment où ils se disent : « Ca y est, je le tiens, je l’ai bien photographié », on leur échappe. Beaucoup d’artistes, de cinéastes, sont au contraire obsédés par l’apparition : apparaître, surparaître, être là tout le temps, partout, à la télévision -je déteste passer à la télévision… J’ai au contraire un réel goût pour la disparition…

Propos recueillis par et

Alain Fleischer, les livres :
Tour d’horizon. Théâtre de la fin (Léo Scheer, sortie le 25 novembre 2003)
Les Angles morts (Seuil, « Fiction & Cie »)
Là pour ça (Flammarion / Léo Scheer, « Textes »)
Living in Hungary (Flammarion, texte de Jean-Luc Soule, photographies d’Alain Fleischer)
Alain Fleischer (Léo Scheer : 392 photographies en bi et quadrichromie, avec des textes de Daniel Arasse, Erik Bullot, Philippe Dagen, Hubert Damisch, Georges Didi-Huberman, Daniel Dobbels, Jean-Jacques Lebel, Jean Luc-Monterosso, Frédéric Mora, Dominique Païni, Alain Sayag, Didier Semin. Le livre est accompagné du DVD de Zoo zéro -1977-, film d’Alain Fleischer avec notamment Klaus Kinski et Bruno Nuytten).

Alain Fleischer, les expos :
La Vitesse d’évasion : rétrospective de l’œuvre photographique, à la Maison européenne de la photographie, jusqu’au 23 novembre 2003
Les Laboratoires du temps : films, lectures et performances, au Centre Georges Pompidou, du 21 au 30 novembre 2003