Après des années de Dead Can Dance, Lisa Gerrard, vocaliste aérienne et femme de tête, voulait évoluer vers un univers plus personnel, moins marqué, sans doute, par les fantômes de la new wave et du mouvement gothique auxquels son groupe avait peut-être un peut trop vite assimilé. Un premier essai mi-figue mi-raisin, et un nouvel envol cet année avec le très réussi « Duality », justement réalisé en doublette avec le talentueux Pieter Bourke, lui-même échappé duo électronique Soma.

Lorsqu’on parle à Lisa Gerrard de cette fameuse dualité, du travail effectué avec Pieter Bourke -ils se connaissent depuis sept ans-, elle semble encore troublée, et pourtant, on sent bien que cette idée a été tournée et retournée dans sa tête :  » C’est en effet étrange comme sensation. Au départ, il a fallu se mettre dans la tête que pour effectuer le meilleur travail possible, certaines règles -je parle de règles personnelles, d’idées préconçues- devaient être mises de côté. C’était le seul moyen d’arriver à ce stade d’intimité nécessaire pour la réalisation de ce disque, cette espèce de communion créatrice. C’était presque gênant d’y penser. » Et cela s’entend : l’union musicale de ces deux artistes est l’une des clés de la réussite de Duality. La voix toujours aussi splendide de Lisa, le sens des arrangements de Pieter font merveille.

Il y aussi cette sensation d’isolement, de dépouillement qui se dégage à l’écoute de certains morceaux, comme The unfolding, formidable élégie. On suggère à Lisa que le fait de s’être retranché dans le studio personnel de Gippsland, en Australie, pour l’enregistrement, a peut-être contribué à renforcer cette impression. Lisa réfute, invoque des raisons de « commodité » avec une telle assurance qu’on renonce à aller plus loin dans cette direction. Il faut biaiser, bifurquer pour essayer de voler quelques vérités profondes à cette femme qui, si elle parle franc, semble néanmoins se protéger en permanence d’une quelconque intrusion dans son domaine privé. Elle met pourtant beaucoup d’éléments personnels dans sa musique.

Alors on tente par les bandes. Cette idée de liberté totale qui plane sur l’ensemble de l’album, ça, ce n’est pas fortuit. Bingo, le visage de la belle s’éclaire, visiblement la remarque lui fait plaisir : « Oui, c’est vrai, il y a eu dans le processus de création du disque une très grande sensation de liberté, et ce pour deux raisons : d’une part, il faut revenir sur la facilité avec laquelle le travail s’est effectué avec Pieter, cette symbiose qui a procédé à la création des morceaux. De l’autre, il est certain, également, que j’étais heureuse de pouvoir mettre en avant certaines idées plus personnelles. Quand on est dans un groupe comme Dead Can Dance, ce n’est pas évident : entre la recherche des compromis et la pression des gens qui attendent de vous des choses bien précises, on est un peu enfermé. »

Alors, Duality sera non pas l’album des frustrations ressassées, mais celui des grands espaces, de l’ouverture sur le monde et les cultures différentes, comme sur Shadow magnet, Pilgrimage of lost children, The human game ou bien encore Nadir (synchronicity), titres sur lesquels les influences de la musique arabe ou moyen-orientale sont très présentes. Sur cette question, Lisa et Pieter s’animent, prônent les influences naturelles. Pieter affirme : « Il n’y a pas eu d’entente ou de questionnement préalable quant à l’incorporation de ces sonorités dans la structure des morceaux. C’est un apport très naturel. Nous sommes tous les deux sensibles à ce type de musique. Moi en particulier, avec Soma, j’ai déjà utilisé ce type de mélodies, de rythmes. »

C’est encore celui de la continuité pour ce qui des morceaux à l’atmosphère mystique, quasi religieuse, des morceaux –The comforter, The circulation of shadows– où la voix de Lisa Gerrard se fait mélopée, donne toute la profondeur de son champ, survolant ces arias payennes avec une affolante limpidité. Justement, c’est l’occasion d’essayer de percer le mystère, de demander à Lisa la raison de la prééminence de ce style dans sa musique. Et d’abord, si au-delà du mysticisme de ces ambiances, elle perçoit la portée religieuse de son chant.
« De toutes manières, tout ce qui est mystique contient une part, par essence, de religieux. Dans mon cas, c’est l’environnement dans lequel j’ai grandi qui a été prépondérant : quand ma famille a émigré en Australie, dans le quartier ouvrier où nous habitions, j’ai été sensibilisée -car entourée-, dès mon plus jeune âge, à différentes ethnies, différentes cultures et donc différents cultes religieux. Il y avait, en particulier, beaucoup d’orthodoxes, des grecs, des turcs. Cette influence n’est donc pas le fruit d’une éducation personnelle ou familiale. »

Devant tant d’humilité -non feinte- mais aussi tant de force à préserver une partie du mystère qui continue à exercer une attraction quasi magnétique sus ses auditeurs, il n’y a plus qu’à se retirer dans l’écoute de Duality, et à méditer sur les vertus de la liberté, de l’union des esprits, sur une certaine idée de l’absolu.

Propos recueillis par

Lisa Gerrard & Pieter Bourke : Duality (4 AD/Labels)