Deux livres -un roman, récit d’une chasse à l’homme haletante, et un essai attaquant le soi-disant optimisme rationaliste des Lumières- nous invitent à un voyage passionnant au cœur du XVIIIe siècle, à une époque où l’homme fait l’expérience paradoxale d’un espoir inédit de bonheur suscité par les progrès de la connaissance et de la permanence opiniâtre du mal.

Les philosophes des Lumières sont-ils, comme on l’entend parfois aujourd’hui, des optimistes un peu naïfs qui, faisant table rase des traditions, plongèrent sans le vouloir l’humanité dans d’épouvantables tourments ? Leur tolérance vis à vis des autres cultures les conduisant au relativisme, puis au nihilisme ; le rationalisme étendu à l’organisation scientifique des sociétés humaines engendrant les dictatures du XXè siècle, et avant elles les épisodes les plus sanglants de la Révolution Française. Bronislaw Baczko tente de nuancer ce jugement trop réducteur sur une pensée qui, loin d’apparaître comme dogmatique, est avant tout critique et pluraliste. Voir en Voltaire, par exemple, un incurable optimiste revient à ignorer l’émotion tragique qui lui a inspiré le poème sur le désastre de Lisbonne ou à rester sourd au rire grinçant qui résonne dans Candide. Son combat contre l’ignorance ne s’accompagne d’aucun utopisme.

Que l’humanité rejette ses préjugés, qu’elle cesse de considérer ses malheurs comme une fatalité découlant du péché originel et qu’elle ne voit plus en Dieu l’unique source de son salut est une exigence de la raison, aucunement une promesse de bonheur, mais tout au plus un espoir. « Aie le courage de te servir de ton propre entendement ! Voilà la devise des Lumières » : écrira Kant. Le progrès intellectuel qui se profile va de pair avec des responsabilités accrues et le difficile usage de la liberté. Le mal qui s’enracinait dans une faute immémoriale se déplace sur le terrain politique et social. « L’homme est né libre, et partout il est dans les fers » déplorait Rousseau.

William Godwin, dans Les Aventures de Caleb Williams, tentera d’illustrer sous forme romanesque l’injustice de la société d’Ancien Régime il l’avait déjà dénoncé dans son Enquête sur la justice politique. Ici, son récit hallucinant est celui de l’innocence persécutée, de la vertu outragée, thème si cher à la littérature du XVIIIe siècle, et en particulier au Marquis de Sade. Caleb Williams découvre ainsi qu’un seigneur respecté de tous a commis un meurtre. Cette indiscrétion, qui le vouera aux persécutions infatigables de ce criminel, fait basculer son destin dans un monde absurde où le Bien et le Mal échangent leurs visages, où le mensonge passe pour véridique et la vérité pour calomnieuse, où les hommes vertueux croupissent en prison ou rejoignent les rangs des brigands et les scélérats se présentent sous les traits de la vertu.

La dialectique qui anime ce récit rejoint alors les conclusions de l’Enquête sur la justice politique. Car selon Godwin : « tout gouvernement est un mal » qui corrompt insidieusement « tous les rangs de la société ». Cette profession de foi anarchiste évoque les rêveries des utopistes dont la vocation était plus critique que réaliste. Il en fut de même pour Rousseau qui, après avoir défini dans le Contrat social les critères d’un régime politique juste, regrette qu’ils ne puissent s’appliquer qu’à la Cité grecque, voire aux Cantons Suisses, mais aucunement aux grandes nations de l’époque. Nul fanatisme rationaliste, nul optimisme démesuré ne sont donc de mise. Seul le travail patient de l’esprit critique visant à réduire les maux de l’humanité, ici et maintenant, est à l’œuvre – même s’il nourrit peu d’espoir de les éradiquer complètement.

Fabrice Deleplanque

Bronislaw Baczko – Job, mon ami : promesses du bonheur et fatalité du mal (NRF Essais, Gallimard, 160 F, 444 p.)
William Godwin – Les Aventures de Caleb Williams (Phébus, 149 F, 435 p.)