Construits sur des chemins tortueux et poussiéreux, les films d’Abbas Kiarostami se démarquent pourtant nettement du road-movie. Ici on voyage sur place, on tourne en rond sans forcément avancer. Cinéma de l’entre-deux et du déplacement, il renvoie plutôt à la notion de cheminement, de démarche. Outil de liaison entre deux points plus ou moins éloignés, le chemin mesure la distance, souvent plus importante que ne le laisse présager sa dimension géographique, qui sépare de « l’autre ». Et dans ces paysages torturés, l’altérité reste souvent inaccessible.

A l’évidence, le cinéaste iranien porte une affection particulière à la sensibilité individuelle et lui accorde sa plus grande attention. Le Goût de la cerise est ainsi entièrement élaboré à partir de la perception du monde de M. Baadi. L’espace quasiment clos de sa voiture délimite autoritairement un univers psychologique (suicidaire) distinct du monde. La caméra quadrille cet espace afin d’y inscrire le personnage. Les plans de face lorsque l’homme conduit et les travellings latéraux intégrant son profil pendant que la voiture roule emprisonnent le conducteur dans l’habitacle. Simultanément d’autres cadrages viennent tracer la subjectivité du regard. Des vues de la route et du panorama naturel libérés de points de fixation réalistes se mêlent à ce quadrillage. Une forme relative de rapport au monde élaboré à partir de la vision (couleur terre) de Baadi s’établit. Parfois, des plans extérieurs à cet univers visuel apportent un contraste saisissant et soulignent cette relativité; le paysage devient presque verdoyant, des arbres multicolores bordent la route. D’ailleurs, lorsque Baadi s’éteint à la fin du film (fondu au noir), les bruits environnants persistent. C’est un point de vue sur le monde qui disparaît, pas le monde. De la même manière, Où est la maison de mon ami ? se focalise (plusieurs plans de regards dès le pré-générique) sur l’attachement du jeune garçon à son copain. Cette vision commandera les mouvements au sein de l’espace filmique. Enfin, Au travers des oliviers, film sur le tournage d’un film, tend tout entier vers la création d’un point de vue subjectif, celui du réalisateur.

En face, et souvent en opposition, s’exprime la pensée collective. Fondée sur des notions telles que la discipline, l’éducation, la religion, les traditions, la morale, elle contient toute la force, la fausse légitimité, et l’aveuglement issus de la masse. Dans Où est la maison de mon ami ?, elle prend la forme d’ordres incessants qui asphyxient le jeune garçon et le contraignent durement. Son comportement lui est dicté d’autorité. Sa mère refuse surtout qu’il aille rendre à son ami le cahier qu’il a pris par erreur. Cet interdit absurde entrave le désir du jeune garçon, le cloue sur place au détriment d’une quasi nécessité. La caméra le tient en laisse par des travellings qui vont et viennent de droite à gauche. Ce point de vue collectif s’exprime aussi à travers de nombreux plans fixes qui se heurtent frontalement au mouvement et le figent. Alors que le gamin s’est élancé sur les chemins à la recherche de la maison de son ami, les villages, par le moyen du surcadrage, agissent comme autant de nœuds qui tentent de l’engluer, de lui barrer la route, de lui masquer le chemin. Selon le même processus, le poids de la tradition qui pèse sur la famille de la jeune actrice d’Au travers des oliviers fonde le refus d’accorder sa main à un jeune garçon (il ne possède pas de maison). Moins violent et dogmatique, le mécanisme est toutefois identique dans Le Goût de la cerise. Chaque personne que Baadi accueille dans sa voiture (son espace psychique) tente de le persuader de ne pas se suicider en utilisant des arguments issus de la loi religieuse et sans liens directs avec lui. Un seul lui raconte son expérience individuelle et parvient presque à retourner sa volonté. Mais chacune fuira plus ou moins précipitamment l’intérieur du véhicule.
Le poids de cette pensée collective empêche la circulation vers l’autre, refuse toute altérité. Socle de l’enfermement (à l’intérieur des villages, des maisons, de la famille, de l’individu) et de l’uniformité (la leçon, le Coran, la coutume), le rejet systématique du déplacement, du mouvement vers l’inconnu, vers la différence ou le nouveau, s’oppose à l’altérité. Cette entropie impose une position statique qui tente de ramener le monde vers soi, de ramener au même. Elle s’oppose formellement a tout cheminement, même s’il n’est qu’exploratoire, informel.
Car l’altérité s’échelonne du timide au plus spectaculaire. Mais la simple présence d’une telle volonté, même à l’état de curiosité, témoigne d’une sensibilité à l’autre dans ce qu’il a de plus personnel. En même temps qu’une prise de contact, le questionnement incessant de M. Baadi envers ses interlocuteurs trahit une volonté de s’accorder un temps de réflexion, de se donner une chance de devenir autre en changeant son point de vue sur le monde. Un temps, il se laisse même guider par un passager. Cette approche d’un autre soi-même, orientée par une individualité extérieure, marque la recherche d’une transformation satisfaisante (qu’il n’obtiendra malheureusement pas) à même de le mettre à l’abri du suicide. Le jeune garçon de Où est la maison de mon ami ? tente un grand écart en cherchant à ressentir les événements comme le ferait son ami. Il se substitue à lui virtuellement puis physiquement. Bravant l’interdit et le repli sur soi (il ne sait pas qu’il y a plusieurs hameaux dans le village où il veut se rendre ; les gens confondent le nom de son ami avec un autre, signe d’un intérêt superficiel), il s’élance sur les chemins à la recherche de sa maison pour lui restituer le cahier afin qu’il fasse ses devoirs. Il quitte le statisme du village, court sur la crête de la colline, se déplace librement dans le plan, traverse les villages, commande la caméra. Son amitié s’accomplit dans le partage du sentiment et par l’acte qui le fera advenir (même s’il ne restera qu’à l’état de tentative). Aboutissement absolu, le processus cinématographique, à l’œuvre dans Au travers des oliviers, transporte en lui la quintessence de l’altérité. Sous la direction du réalisateur se reconstruit une réalité (même si elle n’est qu’apparence) autre, concrète, matérielle. L’assistante du réalisateur récupère des gens dispersés pour les amener en voiture sur un même lieu, celui du tournage. Le réalisateur se laisse aiguiller par sa curiosité, questionne, s’intéresse à son environnement, dépasse la limite du tournage pour aller vers les enfants qui regardent. Devant la caméra (œil subjectif) se construit (par un champ-contrechamp omnipotent) une nouvelle vie (scène) selon un désir (faire de l’homme et de la femme un couple marié) contrarié dans la réalité. Les acteurs deviennent des personnages. Malheureusement, ces tentatives louables avortent toutes avant leur accomplissement total. Chaque être se heurte à sa propre unicité.

A la géométrie des chemins et des déplacements correspond le cheminement psychique intérieur des différents protagonistes. Cette matérialisation topographique d’un état mental permet de matérialiser la distance qui sépare l’individu de sa quête de « l’autre ». Le Goût de la cerise repose sur la figure du cercle. M. Baadi revient inlassablement sur ses traces. Il erre dans un paysage désolé ; les travellings s’enchaînent avec une grande régularité, sans heurts ; la voiture avance vers un déroulement fatal prévisible. Dans une scène à la dimension lyrique saisissante, il voit même son ombre être ensevelie sous des tonnes de terre déversées par une pelleteuse. Incapable de s’extraire de cette spirale, de se diriger vers l’ailleurs (un autre point de vue), on peut anticiper sa mort prochaine. Les hésitations du jeune garçon de Où est la maison de mon ami lorsque la nuit tombe, et qu’il approche de son but (alors que le décor et une lumière expressionnistes figurent les arcanes de sa conscience), son renoncement ultime (devant les aboiements d’un chien, le tonnerre et le vent) tandis qu’il arrive devant la maison tant recherchée, témoignent de la difficulté insurmontable de s’effacer devant les nécessités de l’autre, de l’angoisse à l’orée des limites de sa conscience. Si le film tourné dans Au travers des oliviers parvient (presque) à réunir le couple sur la pellicule, son influence ne déborde pas le cadre du tournage. Car une fois terminé, lorsque la fille rentre chez elle à pieds et que son prétendant s’élance après elle pour la rattraper, un plan lointain nous permet d’apprécier les événements (et leur conclusion) à la seule mesure de la distance qui sépare les deux individus. L’écart grandit, puis se rétrécit, puis s’agrandit définitivement. La jeune fille renverse l’usage du chemin, elle ne l’emprunte pas pour aller vers le jeune homme, mais pour le fuir.
Dans ces magnifiques paysages désertiques d’Iran, les points de vue ne se fondent jamais les uns dans les autres. Malgré tous les efforts parfois entrepris, chaque être reste unique et en fin de compte seul.

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