A 33 ans, il vient de signer son troisième album : batteur, compositeur, concepteur, créateur d’ambiances ou tout à la fois, l’américain John Hollenbeck est probablement l’un des musiciens les plus innovants et importants des années à venir. Découverte.

Meredith Monk, Bob Brookmeyer, Cuong Vu, Ellery Eskelin, David Krakauer : il suffit parfois de commencer à dévider le fil d’un parcours musical pour cerner intuitivement les contours d’une personnalité artistique. Lorsqu’on sait au demeurant les éloges récoltés auprès de ceux avec qui il a pu mûrir ses idées, qu’on mesure l’étendue des régions qu’il a déjà pu explorer (jazz, tango, musiques latines, ambient, new klezmer et, cela va sans dire, les indéfinissables magmas qui se tiennent entre zones définies) et la variété des influences dont il se réclame, on comprend que John Hollenbeck n’est pas un oiseau des plus faciles à piéger : comment réduire en effet cet inconditionnel de Garbarek et d’Oregon, disciple attentif de Brookmeyer et électron libre plus ou moins affilié Knitting Factory à l’une ou l’autre des catégories conventionnelles ? L’itinéraire et la musique de ce new-yorkais de trente-trois ans excèdent à peu près toutes les déterminations imaginables, générationelles (autour de ses différents projets gravitent aussi bien le fougueux Eskelin que l’honorable Dave Liebman), géographiques (avec une tangible dominante septentrionale, version scandinave) et, bien évidemment, stylistiques.

Luther King et ventilateur

L’histoire commence au milieu des années quatre-vingt-dix avec No images, premier album aujourd’hui réédité sous étiquette Blueshift (un label affilié au vénérable diffuseur de musiques nouvelles américaines « Composers Recordings Inc ») : une extraordinaire galerie imaginaire d’impressions auditives-visuelles et d’explorations sensorielles expérimentales autour de l’image et du son. Le batteur-concepteur rassemble autour de lui un all-stars band où l’on trouve les saxophonistes Dave Liebman, Rick Dimuzio et Ellery Eskelin, le chanteur Theo Bleckmann, le guitariste Ben Monder et les trombonistes Ray Anderson, Tim Sessions et David Taylor : dans des arrangements d’une grande originalité, il invente un monde fortement marqué par les expérimentations new-yorkaises contemporaines, s’aventure hardiment dans le carrefour où se croisent écriture et improvisation (fabuleux Ben Monder dans Without morning), donne toute leur dimension au talent de Liebman et Eskelin dans une série de duos saxophone / batterie, et laisse libre cours à une fantaisie expérimentale sans bornes. Au nombre des inventions relevées dans No images, un thème enregistré dans le noir total autour d’un sermon samplé de Martin Luther King : les trois trombonistes (« j’ai choisi les trombones parce que statistiquement ce sont les instruments les plus modestes dans un big band ») et le batteur s’efforcent de suivre le rythme scandé du discours enregistré avant de s’en libérer pour en inventer un arrière-fond, en donner un commentaire ou un écho. Où Brookmeyer rencontre Don Byron (Nu blaxploitation) avant qu’Hollenbeck, dans une pièce finale éponyme enregistrée pour cette réédition et inspirée par un poème de Waring Cuney, ne poétise la vie quotidienne en évoquant le reflet d’un visage dans l’eau au moyen -pour autant qu’on sache inédit- d’une harpe actionnée par un ventilateur.
ECM obsession

La versatilité du personnage, son goût pour le façonnage des climats sonores et la diversité de ses influences se retrouvent tout entiers, décuplés et affinés par quelques années de compagnonages en tous genres et d’expérimentations supplémentaires, dans les deux formations qu’il dirige aujourd’hui -le Claudia Quintet et le Quartet Lucy. S’y produit l’étrange et singulière alchimie d’une palette de goûts et d’influences qu’il serait à peu près impossible de détailler complètement : sens mélodique et rythmique du jazz avec Fred Hersch, subtilité des arrangements avec Bob Brookmeyer (l’un de ses mentors -il est depuis longtemps membre de son New Art Orchestra), puissance binaire du rock avec le trio du guitariste Cuong Vu, creuset des musiques du monde avec David Krakauer (on le retrouve dans le groupe Klezmer Madness) ou Pablo Ziegler (pianiste d’Astor Piazzola), écriture contemporaine avec Meredith Monk. Il faut encore y ajouter une quasi-obsession pour l’esthétique du label ECM -« je possède plus de disques de chez ECM que de tout autre label de jazz », confesse-t-il. De fait, c’est le meilleur pan de l’héritage de l’étiquette munichoise que l’on retrouve dans les textures et climats de ces deux disques majeurs, enregistrés en 2001 : Jarrett, (un certain) Garbarek, l’Art Ensemble of Chicago, une manière de couleur commune au Pat Metheny Group et au défunt Oregon ainsi que la voix de la chanteuse norvégienne Sidsel Endresen -on ne peut qu’espérer une prochaine rencontre entre eux.

Impressionnisme poétique

Claudia et Lucy, donc. La première était une sorte d’égérie de son trio (les Refuseniks) avec Ted Reichmann (accordéon) et Reuben Radding (contrebasse), venue un soir leur confesser son admiration pour leur musique puis disparue à tout jamais. La seconde renvoie tout à la fois à deux anciennes girlfriends du batteur et au terme espagnol « luz » (lumière). Le Claudia Quintet, à mi-chemin de la fomation jazz et de l’ensemble de musique de chambre, mêle écriture et improvisation dans une musique qui évoque tout autant Gil Evans et Tim Berne (titre du huitième morceau : « After a dance or two, we sit down for a pint with Gil and Tim… ») que Braxton. Les cinq musiciens (Chris Speed, saxophone et clarinette ; Ted Reichmann, accordéon ; Matt Moran, vibraphone ; Drew Gress, contrebasse) inventent un magma de textures et de matières d’une formidable subtilité, donnant à entendre ce qui se fait aujourd’hui rare : de l’inédit. Le goût d’Hollenbeck pour les atmosphères et l’héritage ECM se retrouvent plus tangiblement encore dans le Quartet Lucy, avec le chanteur Theo Bleckmann (dont le rôle est conçu comme celui de Pedro Aznar dans le Pat Metheny Group, c’est-à-dire non comme celui d’un soliste mais comme un élément à part entière du son global), le souffleur Dan Willis (saxophones, flûte mais aussi cor anglais : « je voulais absolument un cor pour compléter la voix de Theo ») et le contrebassiste islandais Skuli Sverrison. Boucles de percussions hypnotiques et timbre éthéré de la voix de Bleckmann, résurgences folk et world (brésiliennes, en particulier) qu’on dirait passées au travers d’un filtre imaginaire déformant, impressionnisme poétique de bout en bout fascinant dont la capacité d’invention n’en surprend pas moins à chaque instant : John Hollenbeck a manifestement énormément à dire et, surtout, les moyens de le faire. Sans s’arrêter à la synthèse féconde d’éléments disparates (ce qui en soit est déjà beaucoup), il transcende résolument les voies qui l’ont amené où il est. Il n’y sera sans doute déjà plus au prochain disque, qu’on attend impatiemment.

No images ; Quartet Lucy ; The Claudia quintet (Blueshift / Composers Recordings – Import USA).

Commandes possibles sur le site de Composers Recording
Voir également le site officiel de John Hollenbeck

A écouter aussi :
– Cuong Vu Trio : Come play with me et Pure (Knitting Factory / Orkhêstra)
– Matt Moran’s Sideshow : The Music of Charles Ives (Blueshift / CRI)
– Dan Willis Quartet : Dan Willis quartet et Hand to mouth (A Records)
– Bob Brookmeyer’s New Art Orchestra : Celebration (Challenge / DAM)
– Tim Sessions with Randy Brecker, Brad Shepik, Tony Scherr, Chris Potter and Kenny Werner : And another thing (Episode)