Sept ans après Les Amants du Pont-Neuf, Leos Carax revient au cinéma avec Pola X, un film sélectionné en compétition officielle au festival de Cannes 99. L’occasion de rassembler ses souvenirs, afin d’exhumer l’univers poétique et décalé de l’un des trop rares cinéastes français à construire son cinéma sur le discours des images.

En trois longs métrages (Boy meets girl, Mauvais sang, Les Amants du Pont-Neuf), Leos Carax est parvenu, parfois brillamment, à façonner un univers humain et esthétique entièrement personnel. Son regard cinématographique, extrêmement abouti et complet, se nourrit concomitamment d’une maîtrise de la grammaire de la représentation par l’image et d’une sensibilité au monde tout aussi marginale qu’exacerbée. A la fois original, déroutant, émouvant, et parfois irritant, ce cinéma répond à l’expression d’un désir précis, bien plus ambitieux que la recherche d’une simple forme séduisante. La poésie forcenée et ostentatoire des films de Leos Carax participe activement à la peinture d’un monde complexe et implacable, où la quête acharnée et désordonnée des personnages qui le peuplent (quête d’amour par exemple) se heurte irrémédiablement à des forces naturelles incontournables et contradictoires (le sentiment de lassitude entre autres). Il émerge de ces aspirations fatalement vouées à l’échec le sentiment d’une beauté désespérée que le cinéaste cultive avec une grande admiration et un profond respect. Dans un tel univers, en forme d’impasse éternelle, seul le sentiment intime et réconfortant de la beauté tragique de cette posture est susceptible d’animer les différentes évolutions des personnages qui l’habitent. Au-delà de l’espoir hypothétique d’un bonheur au mieux temporaire, cette sensation contribue de manière décisive à alimenter la foi qu’ils accordent à leurs actes et à leur monde. Le réalisateur leur fait donc grâce de cette sombre luminosité au travers d’un rayonnement poétique porté par une double dimension, romantique et lyrique.

Le cinéma de Leos Carax est ainsi paradoxal. Lors d’une scène de Mauvais sang, l’ami du personnage fougueux en plein désarroi (interprété par le jeune Denis Lavant) lui adresse ce reproche : « Tu es déjà vieux. Les milliers de livres que tu as lu t’ont vieilli précocement ». Denis Lavant est dans le même temps engagé dans une recherche d’absolu (l’amour de Juliette Binoche), et totalement froid vis à vis des réalités douloureuses inhérentes au sentiment amoureux (il quitte durement sa petite amie). Ce paradoxe est le point d’équilibre de l’univers instable du cinéaste. Car si la sensibilité de cet auteur comporte une face empreinte d’une rude sagesse désillusionnée, acquise généralement par la force de l’âge, elle contient également une énergie typiquement adolescente. A son terrible constat d’un bonheur impossible s’oppose un désir farouche de s’imposer à la vie, de renverser ses règles, de faire triompher une jouissance débridée, sans ombre. Finalement, au-delà de son résultat, ce qui reste le plus important chez ce cinéaste, c’est la forme et la mise en valeur de cet acte d’émancipation, sa beauté et son énergie. Son inconscience et le désespoir dont il peut être porteur aussi. Le travail cinématographique novateur de Leos Carax lui est entièrement dévoué.

Les trois longs métrages s’ancrent tous dans une vision résolument noircie (pour les optimistes têtus), ou hyperréaliste (pour les autres) de notre environnement humain. Son caractère incompréhensible domine. Denis Lavant regrette, avant de mourir dans Mauvais sang, que sa vie n’ait été qu’un brouillon, « pas le temps de comprendre qu’il était déjà trop tard ». Bien sûr qu’il est « difficile d’être simple » dans un monde où rien ne l’est. Cette incompréhension mine irrésistiblement les couples dans Boy meets girl, avant de les détruire. Comment ça marche un couple, qu’est-ce que ça apporte ? Une réalité sèche, crue, finit par les frapper frontalement. L’effritement de l’amour les guette inexorablement.

Parfois brutal (une dispute violente derrière une cloison), parfois burlesque (M. Bourriana qui tente d’épeler en vain son nom), parfois misérable (une révélation sordide au parlophone), la réussite de ce constat de perdition face à l’emprise d’un monde obscur, passe par des formes extrêmes. Pourtant, de ces situations jaillit, grâce au regard du cinéaste, une bouleversante émotion romantique, passionnément dramatique. Elle peut naître de situations qui cristallisent des sentiments éperdus : une jeune femme aime Denis Lavant, qui aime Juliette Binoche, qui aime Michel Piccoli, qui n’aime personne (Mauvais sang). Ou bien de la pure invention d’un virus qui frappe les couples sans amour (Mauvais sang). La mise en scène participe également à cette hypersensibilité : Denis Lavant qui anticipe mot pour mot la déclaration de désamour d’un homme (Boy meets girl). Il en va de même pour les références cinématographiques à des formes anciennes ou plus expérimentales, porteuses d’un sentimentalisme formel.

Mais de manière plus concrète encore, ce sont les corps qui finissent par subir. La prégnance de la douleur est incontournable dans cet univers. Souffrance morale, mais également physique. Les corps sont atteints. Du délabrement intégral dans Les Amants du Pont-Neuf à la surdité comique de l’oreille gauche de la copine de Denis Lavant, source de quiproquo (Boy meets girl), les organismes ne s’en sortent jamais intacts.

Ces blessures mentales et corporelles sont transcendées par de nombreux plans de coupe qui mettent en exergue et brandissent ces postures abîmées, créant presque des icônes de la souffrance. La vie boxe irrésistiblement tous ses personnages, Carax s’émeut de leur résistance acharnée et nous la transmet magnifiée. Certes, ce romantisme entêté peut parfois être irritant (les skis à travers le pare brise dans Mauvais sang; Denis Lavant qui jette sa chaussure dans la Seine plutôt qu’un pavé dans Les Amants du Pont-Neuf) lorsqu’il devient trop superficiel et gratuit, ou quand il s’escrime à plaquer de la beauté là où elle n’est décidément pas. Mais le ton extrêmement lyrique de ce cinéma s’accorde parfaitement à la perception d’une beauté extérieure artificielle, issue de la touchante tristesse intérieure des personnages.

L’expression externe de l’intimité de ces personnages occupe tout l’espace du cinéma de Leos Carax. L’ensemble de son dispositif cinématographique est voué à exposer cette sentimentalité intérieure de manière exclusive : gros plans sur les yeux, sur certaines parties du corps, sur des gestes signifiants; voix-off; postures expressionnistes. Denis Lavant dans Mauvais sang est ventriloque, il parle de l’intérieur. Les lieux d’habitation, clos par des vitres, sont des espaces d’exposition (le magasin de Mauvais sang, l’appartement de Mireille Perrier dans Boy meets girl) où les personnages sont mis à nu et offerts au regard extérieur. Sans cesse, les personnages sont poursuivis par le reflet de leur image (vitres, glaces, etc.).

Ce lyrisme, puisé dans un ancrage réaliste et objet d’un traitement romantique, s’exprime par une artificialité générale revendiquée. La matérialité des films de ce cinéaste est intégralement consacrée à l’expression lyrique. Leur traitement esthétique tend vers la mise en scène introspective d’un espace mental virtuel, évocation figurative d’un univers intérieur abstrait. Il s’appuie sur des décors, ouvertement artificiels et irréalistes, au service de cette actualisation figurative. Les dialogues, concis et directs, proviennent directement de la conscience des personnages, et sont transmis, tels quels, de l’un à l’autre, sans aucune mise en forme liée à l’expression orale, sans intention rhétorique non plus. Le montage, lui même elliptique -parfois une ellipse de quelques secondes seulement-, se concentre sur l’essentiel, créant un réel décalage avec l’impression de réalité attendue généralement.
L’action des films, construite sur des situations où le plus souvent tout réalisme est écarté, devient ainsi le porte-parole d’une poésie lyrique, tour à tour jubilatoire (la séquence de ski nautique sur la Seine, véritable concrétisation de l’espace mental, à ce moment-là, joyeusement délirant des protagonistes) ou tragique (la rencontre sur les quais de Seine de trois incompréhensions : l’homme, sa femme qui le quitte, et l’ami-amant).

Parfois source d’irritation, c’est pourtant cette poésie forcenée qui distingue le cinéma de Leos Carax. Sa mise en scène toujours originale et inventive suffit largement à compenser les quelques séquences trop ostensiblement poétisées. Mais si ses personnages flamboyants ne sont pas mélancoliques, puisqu’ils croient tous obstinément à un avenir souvent obstrué, l’univers du cinéaste, construit en forme d’impasse, l’est franchement. Ses films eux-mêmes sont faits de récurrences de lieux (Pont-Neuf, métro, etc.), d’acteurs (Lavant, Binoche, et beaucoup d’autres), de formes, comme si l’avenir ne pouvait offrir d’autres possibles. Sept ans après, Leos Carax sera-t-il sorti de cette mélancolie ?, en aura-t-il construit une autre ? Tout porte à croire que si la forme cinématographique est susceptible d’évoluer, ce regard empreint d’une amertume héroïque lui est invariablement chevillé au corps. C’est bien là la marque d’un auteur.


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