Deux livres inédits pour redécouvrir August Strindberg, génie suédois au souffle stupéfiant, révolutionnaire virulent et autodidacte d’une hallucinante érudition.

Théâtre, roman, autobiographie, mais aussi poésie, pamphlet politique, nouvelle, essai philosophique, reportage, étude scientifique : il n’est guère de genre littéraire auquel le grand August Strindberg (1849 – 1912) ne se soit essayé, quand bien même l’on tend à ne retenir de l’océan de ses œuvres complètes (dont l’édition, actuellement en cours en Suède, comptera rien moins que 68 volumes) que son pan dramatique, au demeurant de tout premier plan (Le Songe étant l’une de ses plus fameuses pièces). Il faut ajouter à cela une puissante érudition historique (nationale ou non), un léger penchant pour l’alchimie et les sciences occultes (disciplines qu’il s’essayera à introduire dans ses livres à la fin de sa vie) et, car il n’était pas habile que de la plume, un talent de peintre encore peu connu hors des frontières de son pays natal. Bref : un polygraphe d’une invraisemblable prodigalité, « génie universel s’il en fut jamais, dont on ne voit pas le domaine qui l’aurait laissé indifférent », selon les mots du préfacier et traducteur Régis Boyer.

Marxisme et nihilisme

Publiées en 1885 à Stockholm, ses Utopies dans la réalité, parfois connues sous le nom de « Nouvelles suisses » (l’intrigue s’en déroule pour moitié en Suisse, en France pour l’autre), donnent un aperçu de la flamme politique qui habitait cet esprit profondément humaniste et des influences qui la nourrissaient. Ecrites au début d’un exil volontaire (motivé, en partie tout au moins, par les violentes attaques de la presse suédoise contre son Nouveau royaume et son essai Le Peuple suédois) à Paris puis Lausanne, ces quatre nouvelles témoignent en effet de la constitution d’une pensée ouvertement révolutionnaire, séduite par les grandes utopies socialistes qui font florès en cette fin de siècle : infatigable lecteur de Charles Fourier, d’Etienne Cabet et de son Icarie, du comte de Saint-Simon, mais aussi de Marx et des nihilistes russes (à commencer par Tchernychevski, auteur du roman culte Que faire dont Lénine tirera lui aussi grand profit), Strindberg adopte le modèle d’une lutte des classes basée sur l’antagonisme économique et opte pour une solution radicale et violente (« je ne suis pas contre la dynamite en politique ! », s’exclame-t-il en 1880). « Ce livre est une attaque contre la culture supérieure, autrement dit contre la dégénérescence », prévient-il d’emblée dans sa préface, par ailleurs consacrée à une réflexion sur l’évolution humaine et le rapport à la nature qui ne recule devant aucun argument, fut-il des plus curieux (« l’huître est placée très haut dans l’évolution, […] plus haut que l’être humain »). Et de conclure : « Ce livre parle du travail pour l’amélioration de la société et des tentatives de réforme déjà menées à terme ». On découvrira ainsi quatre récits d’une grande subtilité psychologique, tout entiers tournés vers un message politique qu’on pourra juger lourdement démonstratif (les procédés narratifs retenus n’en cachent d’ailleurs rien) mais hautement significatifs de l’atmosphère intellectuelle de ces années 1880 dont il donne, de ce point de vue, un fabuleux tableau. Utopies dans la réalité marquera au demeurant la fin d’une période dans la production de l’écrivain suédois, qui abandonnera ensuite le terrain politique et social au profit d’une approche plus introspective de ses thèmes de prédilections.
L’Histoire universelle

La fin de la décennie suivante le verra se prendre d’une vive passion pour la chose historique. Et pas de la moindre manière : « Avec la démesure qui toujours le caractérisa, écrit Régis Boyer, ce n’est pas à l’anecdotique bien situé, au petit portrait fût-il en pied qu’il s’intéresse, mais bien, en toute simplicité, à l’Histoire universelle. » Il envisage ainsi d’abord, modestement, de donner à ses conceptions le tour d’un essai plus ou moins philosophique intitulé La Mystique de l’histoire du monde ; en résultera une dizaine d’articles qui paraissent dans un journal quotidien au début de l’année 1903. Strindberg dévore les ouvrages et les monographies, les annote fiévreusement, en extrait d’abondants passages, se trouvant bientôt à la tête d’une masse de connaissances proprement ahurissante. Plutôt que de rédiger un ouvrage historique au sens classique, il conçoit de lui donner une forme dramatique en développe le plan d’une triple trilogie, Histoire des hommes (on relèvera encore une fois la sobriété du titre, révélatrice de son caractère pour le moins ambitieux). Faute de temps et de moyens, il n’en donnera que les vingt-deux Miniatures d’un recueil, traduit aujourd’hui dans la nouvelle collection « Classiques du Nord » des Belles Lettres, mettant en scène Alcibiade et Attila, Socrate et les révolutionnaires français, Pierre le Grand et Julien l’Apostat. Curieux volume, plein d’une érudition absolument remarquable, où l’on voit au demeurant Strindberg, grand blasphémateur devant l’éternel, en revenir à une foi qu’illustre le fil général des récits, où l’on voit progressivement le christianisme l’emporter sur la barbarie.

Bienvenue au Nord

Pour donner à comprendre tout l’intérêt de cet étonnant travail, Régis Boyer, spécialiste des littératures nordiques (on lui doit, entre autres, l’édition des Sagas islandaises dans la collection de la Pléiade) signe une introduction tonique et accessible, expliquant en outre son choix d’inaugurer par Strindberg la collection des « Classiques du Nord » qu’initie l’éditeur sous sa direction. « Classiques » ? Le terme prend, ainsi qu’il l’explique, un sens particulier s’agissant des pays scandinaves. Rien, en effet, n’y existe en fait de littérature avant le XIIe siècle (à l’exception, bien sûr, des sagas d’Islande) ; une première série, « Racines », se proposera de traduire les premiers textes danois, suédois et finlandais, écrits aux environs de notre Moyen Age. Quelques siècles plus loin commencera la série « Lumières », vouée à des textes des seizième et dix-septième siècle (à commencer par ceux du dano-norvégien Holberg, auxquels est promise une prochaine introduction) ; « Percée », enfin, rassemblera des oeuvres inédites d’auteurs classiques eux aussi, encore que d’une autre manière : Strindberg, donc, mais aussi Ibsen, Andersen ou Kierkegaard (sans compter quelques noms moins connus sous nos latitudes). Ce Kierkegaard dont la lecture, couplée à celle de Nietzsche et de Rousseau, aura eu l’influence que l’on sait sur le génial Strindberg, qu’on n’a ainsi sans doute pas fini de découvrir.

Miniatures historiques (Les Belles Lettres, traduit du suédois et présenté par Régis Boyer)
Utopies dans la réalité (Actes Sud, traduit et postfacé par Elena Balzamo et Pierre Morizet)