Chantal Akerman continue à percer une brèche esthétique ouverte il y a longtemps et dont « D’Est », « Sud » et De l’autre côté sont les avancées les plus récentes. A l’occasion de la sortie en salles du dernier, les trois films sont repris à partir du 11 juin 2003 au MK2 Bibliothèque. Rencontre avec la cinéaste au moment où elle vient d’achever le tournage de son prochain long métrage, de fiction cette fois.

Chronic’art : De D’Est à De l’autre côté, en passant par Sud (1999), il s’est écoulé presque dix ans. S’il y a une certaine parenté entre ces trois films, peut-on parler d’un ensemble cohérent pensé comme tel ?

Chantal Akerman : Non, il n’y avait rien de préétabli, rien de prévu à l’avance. C’est vrai que vus ensemble, ils donnent cette impression. Mais après tout, j’avais déjà fait Hôtel Monterey, qui est un peu du même ordre, ou News from home. Et puis il y en aura peut-être d’autres…

Le premier rapport que l’on a avec De l’autre côté est d’ordre sensible, c’est la présence d’un lieu. Comment appréhendez-vous le lieu sur lequel vous avez choisi de filmer ?

Comme ça, justement, d’une manière sensible. Je m’efforce d’être comme une éponge, dans une sorte d’écoute et de regard flottants. Je ne cherche rien. Je ne veux pas arriver avec des idées préconçues -on en a toujours, malheureusement-, mais recevoir les choses comme elles me viennent. Il n’y a aucun dispositif de départ, le film se fait au gré de ce que je ressens, de façon intuitive, instinctive. Ensuite il se construit au montage, où on sculpte dans la matière que je ramène. Mais au fond le film est déjà là, dans cette matière, sans qu’on le sache.

Vous arrivez sans idées préconçues, mais on n’arrive jamais nulle part dans un état neutre. Vous êtes venue au Mexique en réaction par rapport à quelque chose ?

Oui, mais par quelque chose qui, finalement, n’est pas dans le film. Au départ, j’ai simplement réagi à un article de presse évoquant les ranchers américains qui, la nuit, chassent avec un matériel très sophistiqué les « illégaux » mexicains, coupables selon eux de venir « polluer » leur pays. J’étais venue pour ça, mais c’est devenu autre chose, quelque chose de beaucoup plus important. Mais je n’avais rien, pas de trame ou d’idée précise. Je filmais à gauche et à droite.

Vous filmez beaucoup ?

Ça dépend des films. Pour D’Est, j’avais très peu filmé, parce qu’il s’agissait d’une pellicule 16mm. Pour Sud, pas beaucoup non plus, mais sur celui-ci davantage. On était en vidéo et, du coup, il n’y a pas de problème de dépense de pellicule. Forcément, on est tenté de filmer énormément, ça n’est pas discriminatoire -ce qui n’est pas toujours une bonne chose.
Pourtant, on sent une économie très forte à la vision du film, on n’a pas du tout l’impression que vous avez filmé énormément…

Parce que j’ai filmé toujours dans le même sens. Il y avait d’autres paysages, d’autres personnes, mais c’était dans la même direction.

Dans Sud, vous refaites le trajet de la voiture qui a traîné le corps d’un homme lynché. La force de ce plan, c’est de faire ressentir physiquement l’événement, et d’incarner, si l’on veut, le corps absent de la victime. Dans De l’autre côté, vous filmez une frontière, c’est-à-dire quelque chose qui n’est pas lié à un événement particulier, mais à une multitude. Est-ce que vous abordez ces plans différemment ?

D’abord, l’idée d’expérience physique est très importante pour moi. Je ne veux pas seulement faire passer de l’information auprès du spectateur. Si les plans sont longs, c’est qu’ils ont la longueur nécessaire à cette expérience. Dans De l’autre côté, le plan de nuit sur l’autoroute laisse de l’espace à la voix qui raconte l’histoire d’une femme partie du Mexique pour Los Angeles et qui a disparu. Il montre aussi qu’un pays est immense, qu’on peut y disparaître, dans une sorte de mouvement perpétuel. Cette femme, je l’ai inventée, mais elle a très bien pu exister, ça n’a pas d’importance, tandis que James Byrd, lui, a réellement existé, il a réellement été lynché. Alors, forcément, le plan de Sud, je l’aborde différemment. Quand on roulait sur cette route où les assassins ont traîné le corps de James Byrd, j’avais mal au ventre. Ce plan, c’est un mémorial. Ensuite, sur la frontière, c’est au fond la même chose que Sud : des millions de gens ont tenté de la franchir, des milliers y sont morts. Une frontière, c’est lourd, c’est chargé. Et une frontière comme celle-là, avec ce mur et ces lampes halogènes, ça rappelle forcément les camps.

Dans la séquence tournée dans un restaurant américain, quelqu’un vous demande si vous filmez. Vous répondez « non », mais vous filmez quand même…

Oui, mais c’était roublard de sa part, car il savait parfaitement que je filmais. Si j’ai répondu non, c’est en fait parce que j’ignorais si il était dans le champ, il était complètement bord-cadre. C’est un homme qui a travaillé à la télé, qui connaissait bien le fonctionnement d’une caméra. J’ai des heures d’images sur les clients du restaurant qui s’expriment. Je ne les pas insérées dans le film, parce que c’est tellement horrible que ça pourrait donner l’impression que ce sont des freaks, qu’ils sont trop différents de nous. Or, c’est nous aussi, d’une certaine façon.

Comment avez-vous géré, dans l’économie du film, la place accordée à la parole de ceux qui sont « de l’autre côté », les Américains ?

Je voulais montrer, quand même, ce que ressentaient ces Américains près de la frontière, sans que leur parole soit banale, ou qu’ils aient l’air, justement de freaks. Mais ce devait être représentatif. Ceux que j’ai retenus au montage disent tout : la peur du 11 septembre, de la maladie, de l’invasion, de la manière dont ils comptent se défendre, bref, de l’autre. Je n’ai pas voulu des paroles ultra-agressives ou trop chrétiennes béni oui-oui. Ils disent tous à peu près la même chose, mais ceux qu’on voit dans le film le disent avec une sorte de douceur terrifiante, pire que la violence explicite.
Il y des mots américains, mais aussi des images américaines, comme celles tournées depuis un hélicoptère en caméra thermique, montrant des clandestins marchant la nuit dans le désert, comme une procession de fantômes…

Ce sont des archives que le service d’immigration m’a données. Je ne pouvais pas les suivre lors de leurs expéditions, à cause du 11 septembre, mais j’ai eu libre accès aux archives, sans problème. Les policiers se sentent très bien par rapport à ces images, ils estiment faire leur devoir. La seule chose qui les a gênés, c’est le plan de cet homme qui cherche des corps avec une torche électrique : il avait une cigarette sur l’oreille, ça pouvait faire mauvais effet.

Comment se sont déroulées les rencontres avec les Mexicains qui ont des liens avec des disparus ?

Très simplement. Les gens à qui il est arrivé des choses tragiques parlent sans pathos, avec réserve, mais sans réticence. Ils ont besoin de parler pour faire leur deuil. La femme qui a perdu son fils habite un village où 22 personnes sont mortes en tentant de franchir la frontière. Quand elle a fini de parler, son mari a demandé à raconter à son tour. Il a parlé d’un bloc : 45 minutes extraordinaires. C’est dommage, je ne pouvais pas tout garder. Ce ne sont pas des interviews, mais presque des paroles emblématiques. C’est pour ça que j’ai mis Monteverdi au début, parce qu’on n’est pas dans un reportage, on n’est pas à la télé.

En même temps, avec cette parole et son inscription dans un lieu, apparaissent tous les disparus évoqués…

Oui, c’était la même chose dans Sud. Quand je filme un arbre, on peut s’imaginer qu’il y a eu des gens pendus à cet arbre. Quand je filme un champ de coton ou des prisonniers noirs surveillés par un policier à cheval, on voit les esclaves. Il n’est pas nécessaire de les montrer, ça ne m’intéresse pas. En ce sens, je n’ai pas vraiment une démarche de documentariste.

D’Est et De l’autre côté, en parallèle, existent aussi sous forme d’installations. Que cherchez-vous en opérant ce glissement, en sortant les films de la salle de cinéma ?

Je ne cherche rien, j’essaie de faire naître quelque chose. Au départ, le désir n’est pas venu de moi, on me l’a demandé. Je l’ai fait pour découvrir, et maintenant j’ai envie de continuer. Faire des installation à partir de mes films me permet de travailler sur des matières différentes, sur l’élaboration d’un espace, d’un dispositif, et j’aime ça. Dans l’installation sur D’Est, par exemple, on peut avoir une impression globale ou bien créer son propre chemin à travers les images.

On voit de plus en plus de plasticiens intégrer le cinéma à leur travail. Qu’est-ce que ça vous inspire ?

Je suis loin de tout connaître en la matière et j’imagine qu’il y a des choses passionnantes qui sont faites. Mais j’ai l’impression que c’est souvent de l’ordre du gimmick. Ces gens théorisent sur tout mais au final, quand ils prennent comme support un grand film, ce qu’ils en font est moins intéressant que le point de départ. Si encore ils choisissaient de la merde… Bon, quand je dis ça, c’est ma peau de cinéaste qui ressort, et je ne prétends pas qu’il est impossible de travailler sur le cinéma. Mais il faut se servir du cinéma pour l’enrichir, et pas le contraire. Il faut au moins que ça permette de réfléchir sur le cinéma. Aujourd’hui, tout le monde recycle. Très bien, mais Warhol l’a déjà fait il y a trente ans, et en mieux.

Entretien (avec )

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