Le génocide Rwandais n’est pas un chapitre clos de l’histoire. Dossier bâclé par les politiques occidentaux qui tenaient avant tout à se disculper, le statu quo actuel ne repose que sur l’équilibre fragile et incertain d’une violence non liquidée. Nous avons choisi de retranscrire cet entretien avec Benjamin Sehene en touchant le moins possible à la bande enregistrée, afin de restituer tels quels les embarras, les hésitations, les courts-circuits des questions et des réponses. Un sujet inimaginable, de toute façon, supporte toujours mieux les maladresses qu’une mise en forme lisse et conventionnelle.


Chronic’art : La mécanique du piège ethnique est parfaitement bien décrite dans votre livre. Vous-même semblez y tomber quelquefois. Pourriez-vous nous en parler plus amplement ?

Benjamin Sehene : On y tombe. C’est forcé. Je ne sais pas comment on peut rester indifférent devant ce qui s’est passé au Rwanda. Quand je suis allé là-bas, je ne m’attendais pas tout à fait à rencontrer l’ethnisme aussi ancré. Dès le début des événements je me suis senti, j’ai senti le Rwanda comme une faillite personnelle. Et je me suis dit… Il y avait deux possibilités. Ou bien j’allais faire des photos, ou j’allais faire un récit, comme ça, mais je ne savais pas exactement, et j’étais même tenté d’y aller pour faire des recherches pour un documentaire un peu plus tard, dans la même optique, c’est-à-dire un retour au pays, par un exilé qui revit tout ça et qui retrouve à la fois son passé et le drame du Rwanda…

Qu’est-ce que ce « retour au pays » ? Vous dites, dans votre livre, qu’à chaque fois que vous rencontrez un Blanc, il vous demande : « Et toi ? Qu’est-ce que tu en penses en tant que Tutsi ? » Je repose la même question : qu’est-ce qu’une identité Tutsi, pour vous, exilé, sachant que vous avez quitté le pays à l’âge de quatre ans ? (ndlr : en 1959, suite à la Révolution sociale, conduite par le Parmehutu).

C’est-à-dire qu’en fait, je me posais la question. Même dans mes tentatives d’écriture, je ne trouvais pas tout à fait ma voie, parce qu’il y avait une partie de moi que je ne connaissais pas. J’appelais ça nostalgie, mais je crois que c’est le sort de tous les exilés. On est à la recherche perpétuelle, même maintenant, même après avoir été au Rwanda, je me sens toujours en quête d’une certaine chose, d’une certaine identité que j’ai perdue. Pour revenir à la question de savoir « qu’est-ce qui fait un Tutsi « , justement, je ne sais pas. C’est pour cela que j’appelle ça « le piège ethnique ».

Pouvez-vous nous parler de la fabrication de ce « piège » ?

A mon avis, c’est qu’on a fait d’une question plutôt sociale, oui on a fait des différences sociales, une réalité figée par la carte d’identité. Le colonisateur Belge a introduit une carte d’identité qui définissait l’ethnie… Cette répartition sociale existait, mais elle n’était pas complètement figée… Le « Tutsi » était comme une élite, mais une élite accessible à tout le monde…

Est-ce qu’on peut faire un parallèle avec la féodalité ?

Non, je ne crois pas… Il y avait une chose au Rwanda, c’est qu’un Hutu qui épousait une Tutsi, ses enfants devenaient automatiquement Tutsi… Autrefois, c’était le souhait de tout Rwandais de devenir Tutsi… Être Tutsi donnait accès à toutes sortes de choses, accès au pouvoir et aux faveurs du Roi. Mais je ne sais pas exactement comment décrire tout ça… ce sont des notions de castes qui n’étaient pas figées, qui étaient en train de basculer, parce que dans les dernières années de la monarchie, il y avait à la fois des chefs Hutus et des chefs Tutsis. Le colonisateur est arrivé avec une mythologie de tout ce qu’il allait trouver dans la région ; depuis l’antiquité on parlait des « Nègres blancs », et quand on est venu, on a trouvé des Tutsis avec leur royaume très isolé, très organisé, dans cette géographie très particulière, une petite Suisse, ça a impressionné… En commençant par les premiers colons, les Allemands, qui ont voulu garder le système d’administration en place. En fait, ils ne voulaient pas s’investir trop. Ils voulaient simplement utiliser l’élite en place qui gouvernerait à leur place. Et ça a favorisé une sorte d’ascendance morale exagérée des Tutsis, et cristallisé le sentiment d’oppression que ressentaient les Hutus. Le colonisateur a basculé ensuite parce que les Tutsis ont voulu l’indépendance ; ils se sont alliés avec tous les panafricanistes de l’époque, et comme le colon Belge était l’allié de l’Occident, donc des États-Unis, ils ont vu la main des Soviets et se sont dits : les Tutsis veulent se rallier aux communistes… Imaginez ! De la part d’un Roi… C’était des idées Belges… N’empêche que ça a donné l’idée aux Tutsis d’aller chercher l’appui du côté des pays de l’Est… Le Roi est même allé en Corée du Nord, dans les années soixante, pour demander conseil, et quand il est revenu, il n’était plus Roi, il avait été destitué…

Dès la guerre de 14, tous les problèmes occidentaux ont été répercutés de manière très artificielle sur le Rwanda… C’est incroyable… Surtout les problèmes des Belges entre eux. Parmi les premiers missionnaires, il y avait beaucoup de francophones, mais dans les derniers missionnaires, ceux qui sont arrivés dans les années 40-50, juste après la guerre, il y avait beaucoup de flamands… Par exemple, la première chose qu’ils ont faite, ils ont voulu que l’enseignement soit complètement en langue locale… La lecture et l’écriture en langue locale… On peut voir ça comme une façon de… une revanche sur les francophones qui leur avaient imposés une langue, le français, dans leur pays d’origine. De même, dans les séminaires, la majorité des recrutés étaient Tutsis. Dans les années 50, ils ont commencé à recruter parmi les Hutus. Il y a eu ensuite beaucoup de séminaristes Hutus. Ce sont eux qui formeront l’élite Hutue lors de l’Indépendance. Ce sont eux qui ont pris le pouvoir… avec l’appui des missionnaires. Pour preuve, le dernier gouverneur Belge parle bien d’une « Révolution assistée ». Et pourtant, dès la guerre de 14, le Roi d’alors disait bien aux Allemands et aux Belges : « Ne vous battez pas sur notre sol et n’utilisez pas notre population, votre guerre n’a rien à voir avec nous… »

Cette machinerie du piège est extrêmement compliquée…

Tout est imbriqué… Quand la révolution est arrivée en 59, ça a fait des milliers de morts, au moins 20 000 morts, et une impunité s’est installée dès lors. L’Etat était complice de ces gens qui avaient commis ces meurtres, et ces gens-là, pendant quarante ans, ont pu continuer à persécuter les Tutsis sans que le monde ne réagisse. On parlait toujours des conflits entre ethnies, alors que c’était un côté qui était persécuté. Et moi je me rappelle… il y a comme ça des détails personnels. Quand j’étais petit, à la maison, on écoutait beaucoup Radio-Rwanda, et la musique du générique des informations, c’était la Vie Parisienne d’Offenbach. « Ta, tata, tata, ta, ta, tatata, tata, etc. » Et bien jusqu’à maintenant, ça me fait peur de l’entendre… C’est fou, hein ? Ça m’a marqué comme ça. Toute ma vie, j’aurais toujours ça. J’ai toujours des frissons… Ils utilisaient, je me rappelle, un langage qui est resté le même langage qui a été utilisé pendant le génocide ; on parlait des « cancrelats ». On déshumanisait le Tutsi, on l’appelait toujours le cancrelat. Donc, on disait : « Chers auditeurs, soyez vigilants… Les cancrelats sont toujours là… ». Il y a une autre chose, pour montrer combien l’État était devenu paranoïaque, ethniste. Prendre un avion pour aller d’Ouganda, où étaient réfugiés beaucoup de Tutsis, pour aller au Burundi, tout le monde avait vraiment peur, car il y avait le risque de s’arrêter à Kigali, au Rwanda. Et au Rwanda, on fouillait les avions… D’abord on regardait les listes de passagers pour voir s’il y avait des noms en Kinyarwanda, et au moins des noms Tutsis…

La politique ethniste et génocidaire s’est mise en place très tôt, et la responsabilité de l’Occident serait de l’avoir su et vu, et de n’avoir rien fait, alors qu’elle était explicite…

Oui, de n’avoir rien fait… C’était pourtant très évident. On avait des camps de réfugiés dans les pays voisins, autant de réfugiés qu’il y aurait maintenant avec les, les… enfin, pas les Kosovars, mais c’était un peu la même chose. Je veux dire qu’il y aurait eu exactement la même chose au Kosovo si on n’était pas intervenu pour empêcher Milosevic de continuer ce qu’il fait depuis dix ans. Supposons qu’on ait laissé Milosevic faire, ces Kosovars seraient allés en Albanie ou en Macédoine, bon, dans les pays voisins, et quelques années plus tard, ils seraient revenus avec une guérilla pour libérer leur pays. Le gouvernement en place se serait alors mis à massacrer les derniers Kosovars qui seraient restés à l’intérieur du pays. Le même scénario qui s’est déroulé au Rwanda…

Il y a quand même un problème de distribution des ethn… euh, des groupes… 90 % de Hutus et 10 % de Tutsis… Comment envisager cela dans le cadre d’une représentation démocratique ?

Le système des quotas était là prétendument pour rétablir un équilibre, mais en réalité, ça ne marchait pas. Les Tutsis pouvaient avoir accès à un certain pourcentage. Dans la réalité, ce n’était pas vrai. C’était zéro. C’est-à-dire à moins d’être vraiment un génie, un Tutsi n’avait aucune chance.

Franchement, après tout ce qui s’est passé, est-ce qu’on peut envisager une réconciliation ?

S’il y a eu réconciliation en Afrique du Sud, pourquoi pas au Rwanda ? Surtout qu’au Rwanda, on a mis deux ethnies face à face, alors qu’en Afrique du Sud, elles sont beaucoup plus nombreuses…

En Afrique du Sud, il n’y a pas eu de génocide…

Non, mais il y a eu autant d’injustices… enfin, ce n’est pas la même chose, mais ils sont arrivés à une solution. Il y a d’ailleurs en ce moment l’installation de cours (de justice) traditionnelles. C’est-à-dire que sur chaque colline, il y avait un chef, et quand il y avait conflit, tout le village venait et on se mettait sous un arbre, et on parlait, on jugeait. Ils vont faire ça. Dans chaque village, sur les lieux mêmes des crimes, les gens vont être jugés… par leurs voisins. Il y aura comme un échange, des témoignages et puis des contre-témoignages. Ça peut être très dangereux, d’ailleurs. Ce sera un peu arbitraire, ça ne sera pas des experts, mais c’est une approche à la réconciliation, une façon… À part le panafricanisme, là où l’on peut envisager une réconciliation, c’est que… Non… Il est très difficile de parler de réconciliation sans penser au pardon. Jusqu’à maintenant, les Hutus n’ont pas demandé pardon…

(Malaise…) Et vous… tu…

Beaucoup nient le génocide… La seule façon, ce serait qu’on punisse tous les criminels qui sont au pouvoir depuis longtemps, qu’on regarde même les crimes antérieurs, pour que plus jamais un gouvernement ne puisse comme ça… installer… et que ce soient des instances internationales, que tout le monde s’y intéresse vraiment. Car ce n’est pas qu’un problème Rwandais, ça touche tout le monde… A mon avis, le précédent Kosovar est le meilleur précédent qui soit… Malheureusement, c’est arrivé trop tard pour le Rwanda.

Justement, que penses-tu de l’ingérence étrangère au nom des droits de l’Homme, avec toutes les ambiguïtés que ça recouvre ?

Il y a eu intervention au Rwanda. Ça n’a pas marché. Le génocide s’est passé sous les yeux de l’ONU, donc de nous tous. Les Nations Unies étaient présentes ; et au moment où il fallait intervenir elles se sont retirées. Ils ont reconnu leur impuissance. Les casernes des casques Bleus étaient devenues des lieux de refuge et du jour au lendemain, ils ont plié bagage… Et personne n’a rien dit. Et on a réagi un mois après, un mois trop tard. Et si on avait réagi comme on a réagi au Kosovo… il n’y avait même pas à utiliser autant de moyens qu’au Kosovo…

On dirait que tout le pouvoir, en Afrique, est lié à la corruption. On dirait qu’on ne peut pas en sortir. Est-ce qu’on pourrait espérer quelque chose du côté de la société civile, qui est toujours la victime ?

Là, c’est une question de génération. Les nouvelles générations, surtout les gens qui ont vécu à l’étranger, veulent un changement, qu’il y ait moins de corruption, qu’il y ait beaucoup plus de transparence, et surtout que l’État soit le moins présent possible dans le secteur privé, ce qui éviterait la corruption… Tous les Tutsis exilés se sont frottés à une autre culture et ont une autre vision des choses, plus moderne, ce qui fait… Oui, ils sont très austères ! Ils ne veulent pas être corrompus et ne veulent pas que les autres le soient. Mais ça complique les choses… Il se crée un manque de confiance entre les dirigeants. Mais déjà, il y a ça. Il y a un début de prise de conscience car les dirigeants se rendent compte que si le génocide est arrivé… Oui, il y a un début de changement, c’est pour ça que je suis enthousiasmé par le Panafricanisme… C’est le début d’une vision, pour qu’il n’y ait plus de génocide…

Ce qui domine encore partout, c’est la politique des armes. On ne voit pas comment établir une autre politique que dans la logique de l’oppression et de la répression… Plus des problèmes économiques monstrueux ! On dit qu’une famine terrible est à prévoir dans les prochaines années…

Une des solutions serait l’industrialisation. Mais pour ça, il faudrait comme un plan Marshall pour l’Afrique centrale. On en a parlé déjà. À mon avis, c’est très urgent… que ce soient les paysans Hutus ou les paysans Tutsis sur les collines, tout le monde s’ennuie au Rwanda. Les gens s’ennuient, ils ne font rien… Ils écoutent la radio, sinon ils boivent de la bière de banane, c’est tout… C’est un pays de gens immobiles. On a l’impression que les gens s’ennuient vraiment… Si il y avait une industrialisation ou une modernisation du pays, ça aiderait peut-être à la réconciliation… Mais pour l’industrialisation du pays, il faut déjà commencer par trouver une sécurité.

Quelles chances ou probabilités a-t-on de voir apparaître une culture « humaniste », notamment par un certain nombre d’expatriés qui reviendraient au pays, l’ouverture d’un débat démocratique…

Il y a un débat. Mais il n’y a aucuns moyens matériels et financiers, ou très peu. Mais s’il n’y a pas beaucoup de débats, c’est pour une seule raison. C’est que tout débat porte autour du génocide, et comme il y a une majorité de la population qui se sent coupable… il est impossible de discuter. Les victimes ne veulent pas non plus trop imposer ça. C’est invivable, parce que la Justice est lente. Depuis 94, on n’a jugé, je crois, que 4 personnes. Il y a 135 000 personnes en prison et on en a jugé que 4 ou 5 depuis 4 ans… À ce rythme, on mettra 130 ans. Il est très difficile d’avoir un débat complètement détaché de ce contexte. Il faut un début de processus de réconciliation : si les gens pouvaient parler de ce qui s’est passé depuis 40 ans, il y aurait au moins un débat, alors que maintenant… Le cadre d’une fédération pour l’Afrique serait en réalité la meilleure solution. Il y aurait des échanges entre les universités, les institutions. En fait, ce qu’il faut faire revivre au Rwanda, c’est la culture, parce qu’on l’avait complètement délaissée.

On dirait qu’il n’y a jamais d’égalité entre les gens…

A mon avis, c’est ce qui empêche tout dialogue. C’est que l’autorité est absolue au Rwanda. La première chose décrété lorsque quelqu’un monte, c’est qu’il devient « le chef « , que ce soit d’une petite société ou autre, on l’appelle tout de suite, même s’il a 25 ans, « le vieux ». C’est une attitude, c’est ancré. On ne s’oppose jamais au chef ; on ne s’oppose même jamais au prof. Cette perception des choses, cette culture de la soumission, justement, arrange bien les militaires et les gouvernements. Mais ça peut être bénéfique dans certaines situations, comme le Rwanda actuel. Ça peut stabiliser, ça peut donner un cadre pour le changement, imposé d’en haut… si on est bien gouverné. Dans la modernisation, il y a une issue. On finit par dépasser les différences.
(pour lire la suite de l’interview, cliquez ici)

Propos recueillis par , et


Lire la critique du Piège ethnique de Benjamin Sehene

Quelques sites où trouver des informations supplémentaires :
Liaison Rwanda
L’Observatoire de l’Afrique centrale
Plus un moteur de recherche spécialisé : WoYaa !

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