Le Théâtre de la Ville lance sa nouvelle ligne artistique de soutien aux jeunes chorégraphes avec l’Espagnole Maria Ribot, drôlement décalée dans ses Piezas Distinguidas, et le Suisse Gilles Jobin, qui imbrique les corps dans des dispositifs macabres inspirés par la guerre.

Bonne nouvelle, le Théâtre de la Ville offre cette saison son soutien aux nouveaux chorégraphes qui émergent depuis cinq ans. Comment ? En les programmant bien évidemment (et même plutôt deux fois qu’une pour certains, comme le Français Jérôme Bel, l’Espagnole La Ribot ou le Suisse Gilles Jobin), en ouvrant une petite salle, La Coupole, située tout en haut du théâtre et en aménageant ponctuellement le grand plateau pour certaines expérimentations exigeant que le public et les danseurs soient tous de plain-pied.
Pas étonnant que ceux qui jusqu’à présent se définissaient comme des « outsiders » craignent de devenir des « coqs en pâte », selon la formule de Jérôme Bel qui se veut plus vigilant que jamais sur les conséquences de cette soudaine promotion. « Il y a évidemment tout d’un coup une très grande liberté de création qui s’offre à nous, mais il faut garder nos exigences vis-à-vis des institutions. Je suis ravi d’être programmé au Théâtre de la Ville, mais ça ne m’empêchera pas de continuer à apparaître par exemple dans le festival Les Inaccoutumés de la Ménagerie de Verre. » Belles et sages paroles dans la bouche d’un des chorégraphes les plus sollicités actuellement à l’étranger.
C’est en effet grâce aux Inaccoutumés et à sa directrice Marie-Thérèse Allier que nombre de jeunes artistes ont pu bâtir et affiner une réflexion chorégraphique qui remet radicalement en cause tous les a-priori sur leur art. Parmi eux : Alain Buffard, Emmanuelle Huynh, Xavier Le Roy, La Ribot…

Que posent donc sur le plateau ces têtes chercheuses bien décidées à faire de la danse un mouvement d’idées autant qu’un spectacle ? Des pièces minimalistes, proches parfois de l’esprit-performance des années 70, qui dansent peu, voire pas du tout. Dans son solo, Self-Unfinished, Xavier Le Roy plie et déplie son corps selon des angles que l’on croirait impossibles. Pour son spectacle Jérôme Bel, Jérôme Bel demande à ses deux interprètes entièrement nus de se retourner la peau dans tous les sens et de faire pipi sur scène. C’est dans le noir quasi total, et nue, elle aussi, qu’Emmanuelle Huynh interprète son solo Mua, véritable acte de naissance chorégraphique : « Quand j’ai commencé à chorégraphier il y a cinq ans, je voulais saper au maximum tous les clichés du spectacle de danse tel que je l’avais vécu comme interprète », explique cette jeune femme déterminée, passée par les compagnies d’Hervé Robbe et Odile Duboc. « J’avais un rejet absolu de tous les bavardages -qu’ils soient d’ordre scénographiques, musicaux, gestuels- que l’on a trop vus dans les années 80. A quoi bon danser si c’est pour enfiler mouvement sur mouvement, sans plus connaître le sens de cette agitation ? J’ai donc tenté de répondre à cette question en imaginant une danse de peu, qui ne veut surtout pas faire dans la décoration, ni le divertissement. »

Ce parti pris d’austérité (pas de lumières sophistiquées, pas de décor, peu de musique) se retrouve dans les différents travaux de ces créateurs, qui n’hésitent pas à se dénuder pour faire resurgir la nécessité du geste. « Il y a dans la nudité une mise en présence du corps tel qu’il est », explique Alain Buffard, longtemps interprète chez Daniel Larrieu. « Il s’agit de proposer un corps ouvert, prêt à commencer quelque chose de neuf en se débarrassant de tout le savoir-faire accumulé. Je suis là, je ne mens pas et prends le risque d’être moi-même. »

Ce risque-là, ils sont tous prêts à le saisir avec autant de gourmandise que d’âpreté. Dans Good Boy, Alain Buffard parle du sida en se barrant le sexe d’un gros scotch ou en enfilant des dizaines de slips les uns sur les autres. Pour ses Piezas Distinguidas, l’Espagnole Maria Ribot fait de son corps une œuvre d’art, dans une série de courtes saynètes (entre trente secondes et sept minutes). Lancés en 1993, ces solos (La Ribot projette d’en concevoir une centaine) sont évidemment visibles sur scène, mais on peut aussi les acheter :

chacun coûte environ 7 500 F, mais les tarifs vont peut-être changer en raison du succès de l’affaire. Qu’a donc à vendre Maria Ribot ? Rien qu’elle-même dans le plus strict appareil, et des mises en scène accessoirisées, aussi justes qu’insolites. Ainsi se badigeonne-t-elle de peinture tout en suivant le rythme d’une musique, de telle sorte que le pinceau part dans tous les sens, elle peut aussi se glisser sur une chaise pliante pour mimer une scène d’orgasme drôle et crue : « Une pièce distinguée peut être un poème mobile », dit la chorégraphe, jamais en reste de fantaisie. « Un court, très court solitaire de n’importe quelle pensée. Une chorégraphie pour l’esprit. Une image pour mettre à sécher », renchérit la chorégraphe.

Autre couleur avec Braindance du Suisse Gilles Jobin, dont la nudité sert une cause plus grinçante, plus douloureuse aussi : « Je suis fasciné par les images de guerre, intéressé par l’utilisation du corps comme instrument de propagande politique et de terreur. » D’où des emboîtements d’êtres piégés dans des mécanismes d’une séduction mortifère.

De son côté la Québécoise Linda Gaudreau (qui se définit comme « une anatomiste du mouvement ») mise sur un couple et une table dans Still Life N°1, duo malicieusement retors entre un garçon et une fille simplement vêtus d’un slip. Désarticulation minutieuse de chaque geste, le dialogue se crée à travers les changements de postures, qui semblent composer un puzzle vivant. Cette « méditation sur le corps humain » selon Lynda Gaudreau s’offre comme une mise à plat somptueuse dans sa façon ciselée de montrer la beauté du corps tel qu’en lui-même.
Au-delà d’un style ou d’une écriture de la danse, ces chorégraphes se réapproprient le corps dans des spectacles qui sont d’abord et avant tout des expériences de soi. A partager avec tout le monde.

La Ribot : Mas Distinguidas
Gilles Jobin : Braindance
Jusqu’au 21 octobre 2000
Lynda Gaudreau : Document 1
Jusqu’au 28 octobre 2000
Lynda Gaudreau : Still Life n°1
du 22 au 25 novembre 2000

Théâtre de la Ville – Les Abbesses
rue des Abbesses
Paris 18e
Renseignements : 01 42 74 22 77

Alain Buffard : Good Boy
Forum Culturel du Blanc-Mesnil, Armentières
(déc. 2000)

Emmanuelle Huynh : Distribution en cours (dans le cadre du Festival d’Automne)
Centre Pompidou
du 7 au 10 décembre 2000

Jérôme Bel : Le Dernier Spectacle
Théâtre de la Ville – Les Abbesses
du 19 au 22 décembre 2000