La « musique française » existe-t-elle en dehors de son fameux full Fauré-Debussy-Ravel / Poulenc-Milhaud ? La division au début du XXe siècle entre les anciens franckistes et les modernes debussystes aura occulté une foule de compositeurs à qui les catégories historiques convenaient mal. Retour sur un demi-siècle de musique à l’occasion de la série de rééditions dans la « Collection musique française » d’Accord/Universal.
Y a-t-il encore lieu de défendre la musique française ? Il semble bien que de Berlioz à Messiaen, le sort des compositeurs français dut s’accommoder d’incessantes polémiques, de complots de couloirs et d’une incompréhension obstinée. Mais au-delà du sort individuel des compositeurs, la musique » française » eut à lutter contre les modèles étrangers qui toujours semblent avoir eu la préférence des princes comme du public. Lorsque le modèle italien fut battu en brèche, la musique allemande s’imposa : après la séduction, la rigueur, deux clichés valant mieux qu’un. Dans ce mouvement de balancier, la France musicale n’eut d’autre choix que de miser sur la fibre patriotique. Et l’adjectif qui désigne d’abord, au-delà du Rhin comme au-delà des Alpes, une sensibilité esthétique s’est chargé, dans un contexte politique plus que trouble, d’un sens résolument cocardier que les conflits contre la Prusse, l’affaire Dreyfus et la Première Guerre mondiale auront réactivé pour chaque génération. Du moins à s’en tenir à une perspective purement sociologique. Car du point de vue des artistes, inversement, l’Allemagne romantique prônait le souci du « nationel », quand les créateurs français ne juraient que par le credo de « l’art pour l’art ».
Près d’un siècle plus tard, le « style français », enfermé à son tour dans un cliché -clarté, élégance, brillant-, identifié à la triade Fauré-Debussy-Ravel à laquelle on ajoutera les noms de Milhaud et Poulenc pour les générations suivantes, puis Messiaen pour l’époque « contemporaine » -Varèse étant définitivement d’une autre planète historique, et d’un autre continent…-, souffrira, le temps passant et son cortège de traumatismes historiques, de cette image superficielle, associant lesdites qualités à leur double parodique, la futilité salonarde. La timidité des programmateurs de concerts entérinera pour longtemps cette triangulation réductrice. Il revient donc à l’industrie phonographique de reconstruire peu à peu le paysage infiniment plus divers de la création musicale dans notre pays au cours du siècle passé.
Ainsi faut-il saluer la remarquable entreprise d’Accord/Universal de rééditer des enregistrements pour la plupart anciens, puisés dans les catalogues Véga et du Club Français du Disque pour l’essentiel, comprenant quelques œuvres inédites, en une série d’une dizaine de CD dont plusieurs doubles albums et même un volume triple (Poulenc). Du plus ancien, Albéric Magnard, au plus récent, Maurice Ohana, ce sont huit compositeurs qui retrouveront peut-être la faveur des mélomanes.
Magnard, Schmitt et Roussel
Magnard est le type même du musicien loué dès ses débuts pour son génie, et que rien n’aura jamais définitivement tiré de l’ombre. L’Histoire universelle de la musique de Roland de Candé, si souvent judicieuse et qui réussit à glisser quelques mots pertinents sur tant de musiciens peu fréquentés, l’a carrément omis. La présente réédition de sa Sonate pour violon et piano op. 13 et la publication d’enregistrements de pièces rares pour piano sont à marquer d’une pierre blanche.
Moins ignoré peut-être, mais pas davantage fréquenté, Florent Schmitt, né avant la Commune et mort à l’aube de la Ve République, exprime un sens de la grandeur qui semble souvent étranger aux soi-disant canons de la musique française. Sa Sonate libre en deux parties enchaînées (1918-1919), merveilleusement nommée, jouit d’une interprétation vibrante (Jean Fournier, v, Ginette Doyen, p, enregistrés en 1959) qui anime ces longues phrases portées à bout d’archet sous lesquelles un piano circonspect détaille ses arpèges. Son dialogue décidé avec le violon parcourt à grandes enjambées un superbe deuxième mouvement agité. Ombres (1917-1920), pour piano (Werner Bärtschi), qui constitue le deuxième volet de cet album, déploie comme la Sonate ses beautés lourdes et capiteuses tout à fait irréductibles aux miniatures ciselées de l’époque. Inspirées par des vers de Lautréamont et Whitman, des choix qui à eux seuls honorent le compositeur, elles confirment l’urgence qu’il y aurait à redécouvrir bien des pages d’un auteur tombé en déshérence.
Si La Deuxième suite de Bacchus et Ariane d’Albert Roussel ne sera pas une grande découverte, son Concerto pour piano (1927) en revanche fera tout le prix de l’album qu’il partage avec Henri Barraud (1900-1997). Un piano niché dans l’orchestre aux couleurs mordorées surgit et se retire comme une ombre dans un fascinant jeu de cache-cache marqué de forts accents rythmiques. Le mysticisme ruminatif de l’Adagio central crée une atmosphère suspendue qui ne peut qu’évoquer le deuxième mouvement du Concerto en sol de Ravel.
Poulenc, Milhaud, Barraud
Poulenc se taille la part du lion dans cette série. Le souci de donner une image équilibrée d’un compositeur aux inspirations contradictoires aura sans doute guidé ce choix qui fait la part belle au mélodiste. Il est vrai que si certains cycles sont désormais bien inscrits dans le répertoire, tel le Bestiaire, on trouvera ici pas moins de 68 des 147 poèmes mis en musique par Poulenc, et dans l’interprétation historique qu’il en donna lui-même accompagnant, peu avant sa mort, le parfait Pierre Bernac.
On aura la curiosité d’y trouver, parmi les nombreux cycles consacrés à Apollinaire et Éluard, le C. d’Aragon récemment repris par Michaël Lévinas (voir notre chronique). Un choix heureux, donc. Pour le reste, le Stabat Mater, dans une version touchante et belle comme l’antique (les Concerts Colonne dirigés par Louis Frémeaux et saisis par l’illustre Charlin en 1955), représente le versant austère et converti du compositeur le plus primesautier (et donc le plus « français » et le mieux retenu) de son temps. Les pièces les plus légères –Aubade, un « concerto chorégraphique pour piano et dix-huit instruments » (1929), Suite française (1935), un pastiche de Gervaise, et Sinfonietta (1947)– empreintes d’ironie, spirituelles à souhait, sont aussi les plus datées. L’ensemble forme alors comme une traversée de cet esprit français, saisi ici dans sa dérobade, dans le démenti permanent qu’il oppose à toute tentative de définition, jamais identique à lui-même.
Milhaud apparaît en revanche comme celui qui se conformera le mieux au cliché du compositeur français de l’entre-deux-guerres, pétillant, rapide et doué, spontané pour le meilleur et pour le pire ; les œuvres peu connues présentées en deux albums ne contrarieront pas ce profil. Henri Barraud, directeur de l’ORTF de 1944 à 1965, lui passera commande de sa 3ème Symphonie. Il est lui-même représenté dans cette série par sa propre Troisième dont les contrastes mécaniques et l’épaisseur de l’orchestration ne réussissent pas plus à convaincre qu’il a encore un destin.
Si Magnard et Schmitt sont tenus à l’écart, perpétuellement à redécouvrir, si Roussel ne parvient à s’imposer, comme bien d’autres ici absents, qu’avec quelques rares pièces, toujours les mêmes, c’est qu’ils échappent au modèle défini sans eux d’une prétendue francité. Trop allemands, trop graves, trop lyriques, trop « grands » : ils relèvent encore d’une « théorie des exceptions ». Si cette situation de fait est bien l’aboutissement de la querelle malheureuse du « debussysme » et du « franckisme » qui n’est plus désormais, comme tous les conflits de ce genre, qu’un point d’histoire, il faut bien admettre une permanence de ce courant austère et mystique qui ressurgit brillamment avec Messiaen.
Messiaen, Ohana
Judicieusement inclus dans cette série avec ses Visions de l’Amen et Cantéyodjayâ, Messiaen incarne cette irréductibilité farouche, à la fois humble et hautaine, cette échappée hors des académismes qui pourtant trône au beau milieu de l’institution -un paradoxe français, authentiquement ! Ces sept visions qui sont autant de versions de l’Amen, une leçon de philologie en musique, parcourent l’univers, de la Terre au Ciel, prenant en charge les forces telluriques pour les affronter jusqu’à fusion complète aux éléments les plus séraphiques. Il semble que tous les moyens de la musique soient ici au service d’une vision qui exprime tout à la fois une science, une philosophie et une sagesse.
Toute opposition dépassée entre hédonisme lumineux du son et rigueur conceptuelle et formelle, Messiaen réconcilie peut-être ce qu’on aura trop voulu séparer en écrivant l’histoire et en occultant ses tensions. Avec lui, le tout d’une histoire qu’il transcende immédiatement redevient visible, sans zone d’ombre.
C’est une œuvre de jeunesse -une jeunesse un peu tardive pour cause de guerre- de Maurice Ohana (1914-1992) qui conclura cette sélection. Un choix remarquable tant ce Llanto por Ignacio Sanchez Mejias, sur le poème de Garcia Lorca, frappe par son puissant hiératisme, la conception d’ensemble opposant chanteur et récitant au chœur sur une scansion orchestrale sombre, âpre et qui prend à la gorge, en phase avec son texte : « Je veux voir ici des hommes à la voix dure / (…) / les hommes dont les os craquent et qui chantent, / la bouche pleine de soleil et de silex. » Ohana est doublement à sa place dans cette « Collection de musique française ». Il souffrait qu’on réduise son inspiration au fonds espagnol (son nom l’explique, mais aussi cette première grande composition qui le révéla) et considérait son héritage debussyste comme égal en importance à sa dette à de Falla (évidente dans la Sarabande pour clavecin, qui figure en complément). Mais en même temps il se situe au point de convergence entre ces deux courants qui, si souvent, depuis Lalo, Bizet, Chabrier, en passant par Ravel, se seront fécondés avec bonheur. Cette touche illustre la perméabilité de la musique française aux influences étrangères qui n’est pas la moins paradoxale de ses caractéristiques.
Albéric Magnard, Sonate pour violon et piano op. 13, Trois pièces pour piano op. 1, « En Dieu mon espérance », Suite dans le style ancien, op. 2 pour piano à quatre mains (Robert Zimansky, violon, Christoph Keller, Katharina Weber, pianos). 1983 et 1988.
Florent Schmitt, Sonate libre en deux parties enchaînées pour violon et piano (Jean Fournier, violon, Ginette Doyen, piano, 1959) ; Ombres, op. 64 pour piano (Werner Bärtschi, piano, 1982).
Henry Barraud, Symphonie n°3 / Albert Roussel, Bacchus et Ariane – suite n°2 (Orchestre national de la RTF, dir. Charles Münch, 1961), Concerto pour piano et orchestre, Claude Helffer (piano), Orchestre des Cento Soli, dir. Serge Baudo (1957).
Francis Poulenc, Stabat mater (Jacqueline Brumaire, soprano, Chorale de l’Alauda, Orchestre de l’Association des Concerts Colonne, dir. Louis Frémeaux (1955) ; Sinfonietta, Aubade, Orchestre de la société des Concerts du Conservatoire, dir. Georges Prêtre (1961) ; Suite française, solistes (Maurice André, Pierre Pierlot…) sous la dir. de Francis Poulenc (1961) ; Mélodies : Cinq Poèmes, La fraîcheur et le feu, Tel jour telle nuit, Le travail du peintre, etc. (Eluard), Bestiaire, Banalités, Calligrammes, etc. (Apollinaire), Chansons gaillardes, etc., Pierre Bernac, baryton, Francis Poulenc, piano (1958 à 1961).
Darius Milhaud, Symphonie n°3 « te Deum », op. 271, Concertos pour 2 pianos, Ina Marika, Geneviève Joy, pianos, Orchestre de la société des Concerts du Conservatoire, dir. Darius Milhaud (1961), Divertissement en 3 parties pour quintette à vents, Ensemble instrumental à vents de Paris (1961) ; Concerto pour violon et orchestre n°2, Claire Bernard, violon, Orchestre national de l’Opéra de Monte Carlo, dir. Edouard van Remoortel (1967) ; Les Quatre Saisons, Szymon Goldberg, violon, Ernst Wallfisch, alto, Geneviève Joy, Jacqueline Bonneau, pianos, Maurice Suzan, trombone, Ensemble de solistes des Concerts Lamoureux, dir. Darius Milhaud (1958).
Messiaen, Visions de l’Amen, pour deux pianos ; Cantéyodjayâ, Yvonne Loriod, Olivier Messiaen, pianos (1962 et 1958) ; Quatuor pour la fin du Temps, Jean Pasquier, violon, André Vacellier, alto, Etienne Pasquier, violoncelle, Olivier Messiaen, piano (1956).
Maurice Ohana, Llanto por Ignacio Sanchez Mejias ; Sarabande pour clavecin et orchestre, Mauricio Molho, récitant, Bernard Cottret, baryton, Denise Gouarne, clavecin, Orchestre des Cento Soli, dir. Ataulfo Argenta (1954)