On a beau avoir des héros (en fait, un seul suffit) dans la vie, il est parfois dur de les voir vieillir et s’égarer. Abstraction faite des premiers simples enregistrés dans la lignée de la hype mods au milieu des années 60, voici un survol de la discographie de David Bowie (aujourd’hui -en grande partie- rééditée par EMI), des quelques pierres angulaires ayant marqué l’histoire du rock dans les années 70, en passant par les errances de la décennie suivante, à la crédibilité retrouvée des années 90.

Major Tom to Hunky Dory

C’est en 1969, sous l’influence d’un folk dylanien assez mal digéré et verbeux mais grâce au sobre titre éponyme Space oddity (référence explicite au 2001, Odyssée de l’espace de Kubrick qu’il vient de voir sur les écrans londoniens), que Bowie commence à séduire un plus large public en Angleterre. La mise sur orbite est entamée. Plus incisif et électrique, tendance heavy, The Man who sold the world (1970) affirme son style. Les collaborations de Mick Ronson à la guitare et de Mike Garson au piano n’y sont pas étrangères. Mais c’est en revenant à une orchestration plus acoustique que Bowie signe son premier chef-d’oeuvre : Hunky dory (1971). Hommage au New York du Velvet Underground et d’Andy Warhol, l’album recèle de perles folk-rock, tel le titre dédié à son demi-frère, The Bewlay brothers. Aujourd’hui encore, un disque incontournable et dont s’inspirèrent de nombreux apprentis rock.

Ziggy played guitar for Diamond dogs

L’ascension se poursuit avec The Rise and fall of Ziggy Stardust and the spiders from Mars (1972). Disque manifeste du glam rock, habillé d’un personnage-alibi futuriste peinturluré d’orange (Ziggy Stardust), il bouleverse la donne en Angleterre. Le mythe est en marche. Il sera suivi du remarquable Aladdin sane (1973) -autre oeuvre maîtresse sous-estimée où Mike Garson, à la manière de Cecil Taylor, réussit des prodiges au piano- et la même année de l’anecdotique Pin ups, un album de reprises de chansons 60’s. Un soir de juillet 1973, Bowie tuera -au son de Rock’n’roll suicide– le monstre sur la scène de l’Hammersmith Odeon de Londres, renvoyant ses spiders à leurs étoiles. Restait à conclure ces années glamour et décadentes. Et ce sera Diamond dogs, dans lequel Bowie s’égare (malgré l’hymne imparable Rebel rebel et l’excellente Candidate), déjà surchargé de coke : production grandiloquente, expérience du cut-up sous l’influence de Burroughs et un fumeux concept reprenant quelques thèmes du 1984 de George Orwell. Dispensable.
Soul to soul

Enthousiasmé par la musique soul, fréquentant l’Apollo Club de New York en compagnie de John Lennon, Bowie s’accapare le style et subit une nouvelle métamorphose (sa voix, plus grave, impressionne de plus en plus). Si le résultat n’est pas toujours au rendez-vous, malgré le succès de Fame (n°1 dans les clubs américains), du mitigé Young americans (1975) -peu de titres imparables hormis le monumental Right, Station to station, l’année suivante, comble tous les espoirs. Sur une base funky où le guitariste Carlos Alomar fait des merveilles, le tout parfaitement maîtrisé (une production très tenue), un album sombre où la voix du Thin White Duke se fait chancelante (Wild is the wind) et particulièrement émouvante. Les moments de grâce (les classiques Word on a wing et Stay), toujours sous forte charge cocaïnée intronisant la période glacée « berlinoise ». Un classique incontournable et intemporel.

Un magistral dyptique

L’Amérique est dans l’impasse. Bowie le comprend et part en compagnie du fidèle Iggy Pop pour Berlin, ville maudite où il s’enivre de cinéma expressionniste et d’arts décadents. Coup sur coup, le résultat est foudroyant : sous les effets conjugués d’ambiances sonores essentiellement dues à Brian Eno (l’éblouissante texture donnée aux chansons et les climats sophistiqués sonnant comme le bréviaire d’un urbanisme désincarné), Low et Heroes (qui voit l’arrivée de Robert Fripp -à la guitare- au studio Hansa by the wall) sortent dans l’intervalle de quelques mois. Ce sont deux manifestes romantiques (équilibrés entre parties chantées/parties instrumentales) d’une Europe pressentie comme au bord de l’agonie, deux bombes dans l’univers musical pastelisé d’une époque prête à engendrer la révolution punk. Bowie touche là à la perfection (sa voix est paradoxalement de plus en plus désincarnée et pourtant très présente par les effets qu’il opère sur la sonorité des mots employés). Mais le public boude.

Le locataire

En 79 et 80, l’époque est encore à la fertilité. Deux albums (même s’ils se révèlent à l’épreuve du temps en ton en deçà des deux précédents) en témoignent : Lodger et Scary monsters. L’éclatement et la richesse du premier cède la place à la furie des guitares et à la concision pop-rock du second. Bowie continue à privilégier la dimension esthétique de son oeuvre, touchant à tous les registres (rock, pop, funk, avec des incursions de rythmiques africaines), parfois avec légèreté, mais toujours avec à-propos (Look back in anger, Fantastic voyage, Teenage wildlife, etc.) en se servant de sa voix de crooner comme d’une arme de précision. Et le succès, avec le titre et le clip « précurseur » (nous sommes en 1980) de David Mallet où Bowie apparaît en Pierrot grimé pour Ashes to ashes, ne se fait pas attendre. Il précipitera aussi sa chute.
La chute

On ne pensait pas assister à cela. Et pourtant, l’innommable est arrivé. Bowie s’est absenté de son oeuvre, a endossé des costards taillés sur mesure et a arboré des coupes de cheveux ringardes (la banane peroxydée du Serious moonlight tour, la coupe de footballeur allemand du Glass spider). Côté disque, c’est donc le fiasco : Let’s dance (1983), qui permet à Bowie de connaître un succès sans précédent dans sa carrière, frôle l’inconsistance de bout en bout, chose que réussira parfaitement Tonight un an après. Et le naufrage artistique se poursuit avec Never let me down (1987), album ambitieux, et tout juste « sauvable » par son titre éponyme. Si, en 1986, la chanson Absolute beginners avait été bien produite, ce seul titre serait resté de ces années-là. C’est en effet l’une de ses meilleurs comositions. On passera sous silence l’entité stoogienne Tin Machine, un rien pompeuse, même si l’on sait qu’elle permit à Bowie (sous l’influence du guitariste Reeves Gabrels) de renouer avec le plaisir de l’écriture et de la scène, toutes choses amorçant son retour au premier plan.

Vers une renaissance

Tout recommence, mais en douceur, avec Black tie white noise (1993). Bowie relève la tête, malgré une production maladroite et un groupe plutôt lisse. Il est de nouveau plus investi (la reprise de Scott Walker, Night flights), prêt à plus d’audace. Mais l’ensemble manque encore de cohésion et surtout de compositions fortes. La même année, la B.O. du téléfilm Buddha of suburbia, album négligé par les critiques à sa sortie, donnera pourtant les signes d’une santé retrouvée (la première version de Strangers when we meet en témoigne). Renouant avec Brian Eno, Bowie livre en 1995 Outside. Passons sur les prétentions des intermèdes sonores (le récit du détective Nathan Adler) et de l’habillage -confus- de l’album, celui-ci recèle d’une poignée de belles compositions (I’m deranged par exemple). Bowie signe son retour, certainement pas aussi grand qu’il le souhaiterait encore, mais l’effort est significatif. On recommence à y croire.

Une nouvelle apogée ?

Tout arrive… y compris l’improbable. Fort d’un groupe jouant en rang serré derrière et avec la star, ce qui ne s’était pas produit depuis bien longtemps, inventif et surtout concerné par son sujet (Reeves Gabrels en tête), ou plutôt par son nouvel objet, la drum’n’bass, Bowie est, avec Earthling (1997), à deux doigts de la résurrection, donc du pardon. Un intéressant travail de vulgarisation empruntant tant aux arts plastiques qu’à la rue, tout en rendant accessibles musicalement les idées abstraites qui minent son cerveau, comme celle du chaos. Depuis Scary monsters, Bowie n’avait pas livré de disque aussi homogène, collant à son époque, s’appropriant judicieusement (le format reste pop) les rythmiques jungle du moment tout en offrant une poignée de chansons remarquables, et parfois franchement jubilatoires (Dead man walking).

Lire notre chronique de Hours

Lire également , publié en septembre 1999 dans Uncut