Sorcier du son de Roxy Music, Brian Eno fut le seul rival sérieux de David Bowie au début des années 70. Entre 1977 et 1979, le duo collabora sur trois des albums les plus originaux et influents de David Bowie : « Low », « Heroes » et « Lodger ». Reconnu comme le père de l’ambient techno, producteur superstar et quasi cinquième membre de U2, Eno a rejoint son compagnon pour « Outside », en 1995. Il parle de la musique et de l’acception David Bowie.

« Le début des années 70 était une période très excitante, elle voyait la naissance d’une sorte d’affirmation de soi dans la pop music, où des gens comme Bowie et Roxy Music réalisaient que vous pouviez jouer avec style en utilisant uniquement l’histoire de cette musique. Nous étions délibérément en train de mimer et de ressusciter de vieux styles, mais en les combinant avec une sorte de vision du futur. Il y avait une forme de révolution contre les hippies, et dans le même temps le désir de faire la musique du futur. C’est ce que je voulais faire et je pense que Bowie aussi -faire de la musique qui ne parlerait pas seulement du futur, mais sonnant comme si elle provenait du futur.

Je ne pense pas que nous nous copiions l’un l’autre mais il y avait une compétition entre nous. Il y avait chez certains de nos fans quelque chose de partisan, ce qui était très agréable. Cela ne s’est jamais traduit par de l’animosité entre les groupes. En fait, nous nous connaissions à peine. Il y avait pas mal d’idées dans l’air et ce n’était pas difficile de se les approprier ; en réalité, vous étiez incité à le faire. Beaucoup se réclamaient du Velvet Underground et de cette tradition anglaise qui consiste à faire de la pop music dans une forme artistique plus large, pour la transcender en divertissement. C’est ce qui s’est produit avec le Velvet Underground -et avec les Who, assez curieusement. Cette conscience un peu prétentieuse à toujours existé dans la pop anglaise depuis les Kinks jusqu’à Pulp, ou d’autres. C’est une donnée que Bowie voulait de nouveau inclure, et j’y étais parvenu.

J’avais eu l’occasion de le rencontrer avant que nous ne travaillions ensemble à trois reprises. Lorsque nous avons fait notre première tournée aux Etats-Unis à la fin de l’année 1972, nous sommes allés à New York et une grande corbeille de poinsettia nous y attendait. C’était sa manière de dire : « bienvenue, bonne chance pour la tournée ». Ce qui était très gentil de sa part parce que à ce moment-là il y avait de la compétition dans l’air. La fois suivante, ce fut à la fin de l’année 1973, lorsqu’il donna son fameux concert « Rainbow », où il était au sommet de l’affiche, et nous en second. Nous étions vraiment bons ce soir-là, lui aussi, mais au préalable il y eut une petite friction parce que nous sentions que nous n’avions pas eu assez de temps pour le soundcheck.

Le troisième rencontre eut lieu quand il fit son grand concert à Wembley Arena en 1976. Je n’avais jamais été réellement introduit auprès de lui auparavant, et je n’étais plus dans Roxy depuis peu. Je suis venu backstage et nous sommes rentrés chez lui à Maida Vale. Il m’a dit qu’il venait d’écouter Discreet music (album ambient de Eno de 1975), qui l’intéressait parce que à ce moment-là c’était un disque hors-normes qui était universellement méprisé par la presse musicale anglaise. Il dit qu’il l’avait écouté durant sa tournée américaine, ce qui était naturellement très flatteur. Je pensais : Dieu qu’il est malin !
Je n’ai jamais réellement su de quoi il était question concernant ce matériau fasciste. Cela s’est passé avant que je ne travaille avec lui et cela ne me concernait plus. Je pense juste que c’était pour lui une manière de jouer avec des images ; je n’ai jamais pensé une seule fois que c’était une affirmation politiquement sérieuse.

Je vois Low comme une continuation de Station to station, qui est l’un des plus grands disques de tout les temps. Je n’étais pas investi dans celui-ci mais je pensais qu’il était vraiment très fort, une vraie réussite opérant la jonction entre la scène funk américaine et ce que nous avions réalisé au début des années 70. Low fut en fait réalisé en France, au Château d’Hérouville. Puis Heroes à Berlin et Lodger à Montreux ; seul le deuxième fut donc composé à Berlin. Les appeler les albums « berlinois » est inexact en termes géographiques, même si Bowie habitait Berlin à ce moment-là. Berlin était une image importante pour nous dans le sens où elle représentait un de ces points jonctions historique et politique entre l’Est et l’Ouest, et aussi parce qu’y persistait une certaine image de la décadence culturelle.

Lorsque nous enregistrions Low, nous vivions au Château et Bowie était encore à un moment de rupture dans sa vie. Il était au bord de la rupture nerveuse. Mais lorsque ce genre de situation arrive, cela se traduit par un complet abandon dans le travail. Une des choses qui arrivent quand vous vivez une période traumatisante est que votre travail devient un des seuls moyens de vous échapper et de garder le contrôle. Je pense que c’est en ce sens que les âmes « torturées » peuvent parfois produire de grandes oeuvres.

Pendant Low il y eut une courte période, à Paris, où il eut la garde de son fils. Il était très, très perturbé. Je me sentais désolé pour lui qu’il ait cette charge tout en essayant de faire un disque dans le même temps. Il disparut à Paris pendant quelques jours et je suis resté au studio, commençant à travailler sur différentes choses. Je lui dis : « le studio est de toute façon réservé, alors je commence à travailler et si on peut utiliser cela pour toi, nous l’utiliserons pour le disque. Si ce n’est pas possible, je paierai pour le studio et je l’utiliserai pour moi-même… » Je crois que Warszawa et Subterraneans proviennent de cette période. Mais lorsqu’il revint de Paris, quelque chose d’heureux s’était produit car il était dans un meilleur état d’esprit. Et lorsqu’il est dans ce type de dispositions, personne ne peut travailler comme il le fait. Il est vraiment comme de la dynamite.

Quoique j’ai beaucoup travaillé sur Low, c’était définitivement, dès le départ, son disque. Je pense que ma contribution donna à l’album une coloration particulière qu’il n’aurait pas eu autrement, parce que je poussais pour cette instrumentation étrange et pour que le son soit radical, nerveux et électronique. Mais il a toujours été juste avec moi pour les crédits et le paiement en général.
Nous avons vécu de bons moments en réalisant Heroes. Bowie était dans de bonnes dispositions d’esprit. Nous étions à Berlin, où il habitait, et ces sessions ne prirent pas beaucoup de temps. Mon souvenir est que nous nous glissions dans la peau de personnages, Peter Cook et Dudley Moore -Bowie était Pete et j’étais Dud, et pendant tout ce temps nous incarnions ces personnages : « Ooh, je ne sais pas jouer ces accords, Dud… » C’était hilarant, et je ne souviens pas avoir autant ri en enregistrant un disque. Ce qui est d’autant plus drôle lorsque vous pensez à la manière dont sonne l’album ; mais j’ai souvent pensé que nous faisons une musique qui ne correspond forcément à l’endroit où l’on se trouve. Par exemple, quand j’habitais un appartement très bruyant à New York, je composais mes disques les plus calmes.

Quand nous nous sommes retrouvés pour Outside, Bowie voulait faire ce qu’il appelait « des expérimentations désintéressées », juste pour mettre en commun nos savoir-faire et voir ce qui allait se passer. Il est resté assis les premiers jours. Il se levait pour aller peindre dans le studio. Nous créions des situations musicales et occasionnellement il nous rejoignait si cela devenait intéressant. J’inventais ces jeux de rôles avec les musiciens. Je ne sais pas si je peux restreindre la principale contribution de Bowie à la pop culture à une seule chose. Mais il a fait un travail éclectique avec un naturel complet, un chemin convainquant.

Vous ne pouvez pas comparer Bowie à d’autres icônes comme Presley ou Dylan ; chacun occupe des territoires différents. Presley n’a jamais écrit un simple, donc c’est un territoire où il n’est pas en compétition avec Bowie, qui a écrit parmi les meilleures chansons pop. Dylan, de son côté, ne produit pas une image théâtrale sur scène, donc leurs territoires ne se recoupent pas. Je pense que Bono admire Bowie, mais Bono est moins ironique. David est très ironique. Bono ne l’est pas naturellement, donc Bowie n’est pas réellement en compétition sur son territoire. Le sien est inhabituel, en ce sens où il accorde le maximum d’attention à l’image et à la représentation, et bien sûr le maximum d’attention à la composition. Certaines personnes disent de Bowie qu’il a un style surfait et des idées de seconde main, mais cela sonne comme une définition de la pop pour moi. C’est un art populaire. C’est seulement dans les arts suffisants qu’on est supposé être totalement original et que l’on peut prétendre que cela vient de nulle part, directement de Dieu à nous. Dans la pop music, chacun écoute ce que fait l’autre.

Traduction d’un article issu du numéro d’Uncut de septembre 1999, avec l’aimable autorisation de son auteur, Stephen Dalton