Philippe Franck est le coordinateur de Netd@ys Bruxelles, plate-forme réelle et virtuelle regroupant plusieurs milliers de projets émanant d’écoles, de centres de formation professionnelle et d’institutions ou d’associations culturelles investissant le Net, et de Tanscultures.
« On ne se déterritorialise jamais tout seul… », G. Deleuze / F. Guattari.
Ce bout de phrase/théorème tiré au hasard (mais il n’y a pas de hasard !) de Mille Plateaux, l’œuvre visionnaire du philosophe de l’herbe sauvage et du psychanalyste anti-oedipien revient titiller notre cerveau parasité, comme pour l’accompagner dans la dernière ligne -qui n’est jamais droite- d’un projet à ramifications multiples, plateau d’accueil, de rencontre, une « zone d’autonomie temporaire » que nous rêvons permanente dans ses flux, une zone franche de co-production, de risque et de plaisir pour jeunes et moins jeunes artistes nomades du cybermonde (qui n’est ni « la politique du pire » des « cybercassandres » ni cette « intelligence collective » encore bien virtuelle). Comment investiguer le domaine des nouvelles technologies comme outils d’une culture de l’échange qui « médiatise », ou mieux, « immédiatise » les données sans tomber dans le fantasme, le chaos (une donnée de base) ou la dictature de l’interactivité obligatoire ? Il y a beaucoup d’art sur le réseau, mais il y a encore trop peu d’art en réseau. Pourtant, presque naturellement, on a envie d’y croire, de sortir du cadre signé et de pouvoir développer cet art relationnel à destinataires multiples que les technologies permettent aujourd’hui et suscitent quasi automatiquement de par leur nature hypercommunicationnelle.
Virtuel versus réel ? Là encore les artistes nous montrent avec leurs recherches qu’il est vain de se poser ces questionnements dichotomiques et obsolètes. Les danseurs nous montrent que l’on peut remarquablement incarner le mouvement, le passager, le transitoire, notion moderne par excellence, sans le fixer pour autant. S’ils se frottent aux nouveaux médias sans peur de perdre de leur physicalité, c’est peut-être parce qu’ils sentent qu’elle se trouve dans cette interface comme renforcée dans la légèreté de son éphémère présence. De même, si notre dos se courbe lentement, nos yeux fatiguent et nos doigts véloces parcourent le clavier de l’ordinateur, les représentations du corps peuplent le réseau qui n’est que le reflet de nos paradoxes et de nos désirs. Les musiciens électroniques remixent les sons (les leurs ou ceux de leurs collègues, là encore c’est le traitement des données et l’interface bien plus que la forme arrêtée qui fait l’œuvre) à l’infini ou les installent littéralement dans l’espace en les déclenchant aux moindres de nos gestes qui composent d’invisibles sculptures sonores.
Les possibilités s’ouvrent à l’horizon des autoroutes de l’information où le culturel peut aussi être une alternative à une logique purement économiste. Avec l’énergie, la naïveté, la maladresse et la passion des pionniers d’une cyberculture en expansion exponentielle (bientôt elle ne sera plus que culture actuelle tout simplement), nous avançons en croisements ; il ne suffit pas de communiquer, il faut aussi transmettre des contenus, les présenter (les rendre présents), concilier l’intelligible et le sensible. « Appréhender le virtuel, non pas comme illusion mais comme un principe actif, susceptible de se révéler à la fois outil d’écriture, de conceptualisation, d’action et de relation sociale » nous dit l’artiste Fred Forest dans Pour un art actuel. Pour mettre en œuvre cette perspective plurielle et les processus stimulants de ré-appropriation et de transformation qui en découlent, il nous faut aussi, dans un premier temps, mener une grande entreprise opiniâtre de sensibilisation (l’initiative Netd@ys Europe en est un agent important) à tous les étages de la chaîne culturelle et éducationnelle afin d’améliorer moins la quantité que la qualité de nos « inter-actions » fructueuses et de nos belles « réseau-lutions ».
Transcultures / Netd@ys Brussels