Plus de vingt ans que l’Arfi fait bouillir la marmite infernale du jazz hexagonal sans jamais s’être essoufflée un instant. C’est tout de même pas mal. Retour rapide sur la petite histoire d’un grand collectif.

Le certificat de naissance indique 1977, mais il nous faudra replonger quelques années plus avant dans l’histoire pour retrouver les premières traces de vie du collectif français le plus tenace qu’on connaisse. Cette longévité exceptionnelle, doublée d’une créativité peu commune qui doit assurément moins à un stakhanovisme appliqué qu’à une imagination franchement épatante, ne laisse d’ailleurs pas de surprendre : de tous les rassemblements plus ou moins nés sur la braise artistique et intellectuelle de ces années chaudes qui suivirent les feux soixante-huitards, avec tout ce qu’ils comportaient de promesses et de paris, un seul a traversé la fin du siècle sans voir se dégonfler sa puissance créatrice ni tomber à court d’idées ou de moyens. A croire que dans le folklore imaginaire où elle a été chercher son nom, l’Association trouve des ressources inépuisables.

Revenons-en donc au tout début des années soixante-dix, lorsque le trompettiste Jean Mereu, le saxophoniste Maurice Merle et le percussionniste Christian Rollet créent le Free Jazz Workshop et rencontrent François Tusques pour quelques semaines intenses, sous les toits du « Chêne noir » à Avignon. Bobby Few, Steve Lacy ou Beb Guérin passent d’ailleurs par là et mêlent leur voix à celle des futurs fondateurs de l’Arfi. La même année (1971) est formée l’ANM (Association pour les nouvelles musiques) qui, avec des plasticiens et musiciens lyonnais, colore le campus universitaire de la ville et recueille les vifs encouragements de Braxton et Lacy. Le Free Jazz Workshop multiplie les expériences et les scènes, interprétant notamment au TNP de Villeurbanne, en 1972, une musique de Fiorenzo Capri pour le Massacre à Paris de Marlowe mis en scène par Patrice Chéreau, avant d’enregistrer un premier disque l’année suivante, Interfréquences. Le Marvelous Band, l’unique groupe de l’Association à ne pas avoir survécu, sort lui aussi d’un chou ces années-là et publie en 1975 un premier album (réédité il y a quelques temps en compact), Chant libre. L’Association à la recherche d’un folklore imaginaire est ainsi finalement créée officiellement en 1977 par une bande d’artistes qui n’ont en commun qu’un semblable désir de jouer du neuf, « de la musique avec des répertoires originaux pour chaque groupe ou projet et ça, n’importe où et à propos de tout ce qui les séduit » (écrit-on à Lyon, où l’Association a toujours gardé son quartier général malgré un passage de la rue du Chariot-d’Or à la rue Pizay en passant par la rue de l’Arbre-Sec).
Un lien qu’on pourrait croire ténu, mais un lien qui tient solidement depuis lors et a su réunir des musiciens aussi différents que Louis Sclavis, Yves Robert, Jef Sicard, François Raulin, Bruno Chevillon, Jean-François Canape et tous ceux qui sont là aujourd’hui : certains sortent du conservatoire, d’autres ont fait danser des mariés avec leur accordéon, d’autres encore ont soufflé droit dans les harmonies ou ont exploré leur instrument en parfaits autodidactes, mais tous ont les idées tournées dans le même sens. Le bon.

Le 13 janvier 1978, les groupes du Hot Club de Lyon et les musiciens free de la ville se réunissent dans un grand orchestre pour un concert hommage au poète et critique Henri Gautier : il s’appellera La Marmite Infernale et saura s’imposer au fil des années comme l’un des plus actifs des big bands européens, enregistrant deux albums dont un avec l’un des premiers bagads bretons, celui de Lokoal Mendon, Bagad Ronsed-Mor. L’Arfi s’installe également au poste de pilotage des Clochards Célestes, fameux espace musical des pentes de la Croix-Rousse. Une bougie seulement mais une reconnaissance qui ne se fait pas attendre : alors que Patrice Chéreau reste fidèle au Workshop et utilise les bandes de l’un de ses concerts pour son film Judith Therpauve, les plumes parisiennes commencent à se délier et à rendre compte de l’existence de ces étonnants provinciaux qui, loin de la capitale, font et défont une musique libre et vive, bientôt saluée par les nombreuses rencontres de Portal à l’Art Ensemble of Chicago, en passant par un Chick Corea ravi d’avoir trouvé avec le Workshop (qui a abandonné son premier nom pour s’appeler désormais Workshop de Lyon) une première partie à ce point capable d’embraser les arènes de Nîmes où ils partagent une même soirée. La structure est en place, les groupes naissent et se déplacent : E’Guijecri va faire un tour en Grèce, La Marmite va déborder à Moers (Allemagne) puis en Slovénie, le Workshop traverse l’océan et revient par l’Afrique…

Les événements (inauguration en 1986 du Via Colomes, club entièrement organisé et géré par l’Association) succèdent aux projets (préparation en 1987 du ciné-concert Potemkine, interprété devant les images du film d’Eisenstein, dont il sera donné plus d’une centaine de représentations ; parmi celles-ci, l’une a lieu sur les escaliers d’Odessa, en 1991, devant quelque 5 000 personnes) ; l’Arfi se maintient à feu vif et gère bon gré mal gré (c’est-à-dire dans un souci d’autosubsistance, en dépit des aléas de la politique municipale de subventions -quelques dizaines de milliers de francs, que la mairie oubliera parfois d’accorder) la multitude de groupes qui se créent parmi les musiciens, permanents ou associés.
On en dénombre onze aujourd’hui : l’aîné (le Workshop) a bientôt trente ans et réunit Jean-Paul Autin, Jean Bolcato, Maurice Merle et Christian Rollet ; le plus jeune (32 Janvier) a à peine deux ans, rassemble le même Maurice Merle, Lucia Recio, Xavier Garcia et Alfred Spirli et publie ces jours-ci un premier album avec Paul Rogers et Fred Frith au pupitre des invités. Entre les deux, le trio Apollo, l’Effet Vapeur, Torero Loco, Baron Samedi et les autres, sans compter les spectacles (Festin d’oreille, Palace d’Arfi) et les projets cinématographiques peut-être l’une des facettes les plus intéressantes du travail polymorphe des groupes de l’Association : depuis la mise sur pied du concert Potemkine, l’Arfi s’est constitué un petit répertoire de rencontres pour l’œil et pour l’oreille, jouées en direct pendant les projections (Toi Tarzan, nous aussi (92), le magnifique Tragédie au cirque (1993)…). L’Arfi lance même en 1990 la première édition de sa propre gazette, dont quelques numéros se succéderont avec une certaine irrégularité et pas mal d’humour.

L’humour, justement. L’un des légumes qu’on cultive le plus volontiers dans les différentes formations du collectif, dans les prestations scéniques (il faut voir le percussionniste Alfred Spirli aux prises avec ses jouets magnétiques et ses boîtes à mugissements montées en série sur un plateau en bois, lors des concerts de l’Effet Vapeur), dans les albums et dans leur pochette : l’Arfi, c’est ainsi une sorte de label poétique, un portail vers une certaine définition du rêve, voire, aussi, vers une esquisse d’attitude politique, mais ça n’est pas ce qui compte le plus. A force de travail et grâce à une créativité jamais prise en défaut, l’Association a aujourd’hui gagné l’estime qu’elle mérite et qu’on ne lui a cependant pas toujours accordée ; la vigueur du label discographique Arfi, relancé en 1997 avec six parutions et gardant depuis le cap avec une activité soutenue (ces derniers mois : le Workshop de Lyon, Torero Loco, Festin d’Oreille, 32 Janvier aujourd’hui), ajoutée à la présence de ses groupes sur scène (les grandes mais aussi les petites, avec les actions pédagogiques et les concerts dans les quartiers, sans en rester, comme l’explique le trompettiste Jean-Luc Capozzo, à « l’attente imperturbable des grandes scènes nationales et internationales ») et à l’ouverture des musiciens aux projets extérieurs (à l’image des collaborations d’un Jean Bolcato avec Daunik Lazro, par exemple), en témoigne. A l’intérêt toujours croissant du public répond celui des universitaires : il y aurait déjà plus de sept mémoires consacrés au collectif (quelques lignes tirées de l’un d’entre eux : « Fresques rupestres, mosaïques antiques, enluminures sacrées, estampes japonaises, visions flamandes, symbolisme, impressionnisme, cubisme, dadaïsme, surréalisme, art conceptuel, l’Arfi raconte en musique toute l’histoire de la peinture. ») ! Et maintenant ? Un nouvel album, une longue saison de concerts. Avant les autres. L’avantage du folklore imaginaire, c’est qu’il est nécessairement infini.

A écouter (distribution Harmonia Mundi) :
La Marmite Infernale : Boum ! (1997)
Workshop de Lyon : Chant bien fatal (1991), Côté Rue (1998)
Le Marvelous Band (1985 / 86, réédité en 1997)
Trio Apollo : Cap inédit (1999)
Baron Samedi percussions : Marabout Cadillac (1998)
L’Effet Vapeur : Pièces et accessoires (1997)
Torero Loco : Portraits (1999)
Potemkine, Tragédie au cirque (1997)
32 Janvier invite Paul Rogers et Fred Frith (2000)