« Le jeu vidéo japonais est terminé ». Sortie cet automne de la bouche d’un des plus éminents acteur du jeu vidéo japonais, pair de Miyamoto et de Kojima, un créateur et producteur d’icônes aussi puissantes que Megaman, Onimusha, Street fighter ou Dead rising, la petite phrase a rapidement fait le tour du globe. Il nous reçoit dans son hôtel parisien pour s’en expliquer et dresser un état des lieux de la création vidéoludique japonaise. Alors, c’est grave Docteur Willy ?

Chronic’art : Comment se passe, pour vous, une journée de travail typique chez Capcom ?

Kenji Inafune : Pour être sincère, je n’ai pas vraiment de journée de travail typique car je fais beaucoup de choses très différentes. En ce moment, je passe beaucoup de temps en réunion. Je rencontre des studios externes, notamment occidentaux, qui viennent solliciter notre collaboration. Mais je suis aussi le producteur de Dead rising 2 et, en tant que tel, je dois mettre en place la stratégie marketing qui accompagnera la sortie du jeu. Enfin, le peu de temps qu’il me reste, je définis les directions à prendre concernant les futurs jeux de notre société.

Au Tokyo Game Show 2009, vous avez déclaré que l’industrie du jeu vidéo japonais était terminée. Pouvez-vous nous en dire plus ?

Je venais de parcourir le salon et ce commentaire exprimait mon ressenti par rapport aux jeux que j’avais vu. Mettons les choses au clair : j’aurai pu vous citer quelques titres qui semblaient se démarquer, vous dire que tel jeu a l’air joli ou que tel autre semble intéressant. Mais si on regarde l’ensemble du média, on constate que l’industrie du jeu vidéo japonaise n’est plus aussi active qu’auparavant, lorsqu’elle servait de guide aux développeurs du monde entier. J’ai donc lancé un message d’avertissement directement adressé à mes compatriotes. La question qui se pose aujourd’hui est simple : quelle direction voulez-vous prendre ? Pensez-vous qu’il est nécessaire de développer un énième jeu de rôle ou bien voulez-vous regarder ce qui se fait ailleurs, notamment dans le jeu vidéo occidental qui est aujourd’hui devenu plus attractif.

Il y a quelques temps, Hideo Kojima déclarait : « La pire des hypothèses est que le jeu vidéo japonais devienne un laboratoire d’idées qui seraient ensuite reprises dans des productions occidentales aux moyens plus conséquents ». Est-ce cette hypothèse que l’on voit se réaliser ?

Comme je vous l’ai dit, je pense que l’industrie du jeu vidéo japonaise est actuellement à un croisement et que deux choix s’offrent à elle. Soit les studios décident d’investir, ils révisent leur façon de concevoir des jeux afin de concurrencer les Occidentaux, soit ils ne changent rien, ils continuent à refaire inlassablement les mêmes jeux et ils se marginalisent. Pour moi, il n’est pas encore trop tard, mais si les studios japonais ne se remettent pas en cause, alors je serais d’accord avec l’hypothèse émise par Hideo Kojima.

Quelles sont pour vous les causes de ce déclin ?

Un point très important qui différencie les développeurs occidentaux et japonais est le rapport à la création. Quand la dernière génération de machine est arrivée, les occidentaux se sont engouffrés dans les nouvelles technologies et ont réfléchi à la façon de concevoir de nouveaux gameplay autour de celles-ci. Les développeurs japonais savaient ce qu’il se passait, ils connaissaient l’effervescence qui agitait l’industrie du jeu vidéo occidentale, mais ils n’ont pas bougé. Ils ont continué à créer leurs jeux en suivant le même schéma que sur la génération précédente. Dans le meilleur des cas, ils se contentent d’une simple refonte graphique et si leurs jeux peuvent être attractifs visuellement ou intéressants par certains points, ils ne changent pas les fondements de leur game design qui sont aujourd’hui complètement datés. L’explication de ce phénomène est relativement simple : quand on est un créateur de jeu vidéo, il est très facile de s’installer dans une routine confortable et de rester bien au chaud dans son bureau comme dans une bulle à l’abri du monde extérieur. Chez Capcom, nous nous battons contre ce genre de comportement et nous poussons nos créatifs à regarder ce qui se fait ailleurs, notamment chez les développeurs occidentaux. Nous voulons qu’ils restent curieux et qu’ils se nourrissent d’influences extérieures afin d’élargir leur vision.

C’est paradoxal ce que vous dites… Quand on regarde les dernier jeux Capcom, on remarque qu’ils ont un feeling très old-school, pas follement innovant sur le fond. Street fighter IV est très proche de Street fighter II, les mécaniques de Lost planet rappellent les jeux d’arcade des années 90 , Megaman 9 est un jeu NES…

Je ne peux pas vraiment vous parler de Street fighter IV car je n’ai pas participé au projet, mais en ce qui concerne Megaman 9, il faut comprendre que c’est une décision à la fois créative et marketing. Quand l’idée de faire un Megaman comme sur NES nous été soumise, nous avons accepté car nous pensions que cela nous permettrait de toucher un public plus large. En insistant sur le facteur nostalgique nous pouvions augmenter le potentiel commercial du jeu et intéresser plus de gens qu’avec un épisode de Megaman plus moderne.

Capcom est l’une des rares sociétés japonaises à avoir réussi à franchir le cap de cette génération de machine sans trop souffrir la comparaison avec les sociétés occidentales. Qu’est ce qui vous différencie des autres éditeurs ?

Chez Capcom, lorsque nous avons abordé la question de cette génération de machine, la première chose que nous avons décidée fût la conception d’un nouveau moteur basé sur les nouvelles technologies. Mais lorsque vous regardez les autres studios japonais, vous constatez que la plupart n’ont pas consenti à cet effort. Pour combler cette lacune, ils se sont tournés vers l’achat de solutions middleware. Mais le problème reste entier car ils se retrouvent avec une technologie conçue ailleurs et qu’ils ne maitrisent pas. C’est la raison pour laquelle le jeu vidéo japonais est en retard sur cette génération, notamment sur le jeu en ligne. Les éditeurs ne disposent tout simplement pas des moyens techniques nécessaires pour le développement de telles fonctionnalités. Il faut également savoir que Capcom a toujours été un éditeur d’envergure mondiale. Quand les autres studios visaient la place d’éditeur numéro un au Japon, Capcom aspirait à la première place mondiale et cela confère un gros avantage. Concevoir un moteur de jeu pour cette génération de machines est un énorme challenge financier car cela demande des investissements conséquents. Nos chefs de projet ont vraiment du se battre pour réunir les fonds nécessaires à la mise au point de tels outils. C’est à ce moment que nous avons décidé de donner une direction nouvelle à nos jeux (Dead rising, Lost planet, Resident evil 5). Le but était de les occidentaliser pour cibler une audience mondiale afin d’être le plus rentable possible. Avec le recul, je peux aujourd’hui vous dire que l’investissement nous fût largement profitable.

Mais ce n’est pas seulement une histoire de business model, de Street fighter à Resident evil, on constate que l’imaginaire des jeux Capcom a toujours été très marquée par la culture occidentale.

Complètement ! Je ne sais pas vraiment pourquoi, mais lorsque je suis arrivé chez Capcom, une des choses pour laquelle la société était douée était la création de très beaux graphismes et les gens qui ont intégré la société à ce moment appréciaient énormément les films américains ou les dessins animés issus des studios Disney. Ce n’est pas très étonnant : tout le monde aime ce genre de chose et il est parfaitement logique que cela influence notre travail, parfois inconsciemment. C’est ce qui explique pourquoi Resident evil est une série occidentale dans l’esprit. Mais il ne faut pas perdre de vue que notre société a toujours eu des objectifs mondiaux. Et lorsque vous souhaitez avoir une audience très large, vous devez forcément axer vos jeux autours de composantes universelles et c’est pour cette raison que nous avions décidé de concevoir plusieurs jeux basés sur des licences Disney. Depuis, nous avons toujours persévéré dans cette voie et tandis que la majorité de nos compatriotes se concentraient sur le développement de jeux de rôle ou de ludiciels typiquement japonais, nous concevions des jeux de tir et des jeux d’action car nous savions qu’ils étaient très populaires partout dans le monde.

Propos recueillis par