Avatar est un point final en même temps qu’une majuscule. Soit le bon de sortie de la décennie écoulée et le passeport pour la suivante. Ce que nous échafaudions d’hypothèses dans Chronic’art #61 s’est vérifié sur pièces : James Cameron vient bien de réaliser l’aggiornamento d’un certain cinéma mutant, la synthèse terminale de l’esthétique numérique et du cinéma classique. Jusque dans son titre-programme : Avatar, ou comment un soldat paraplégique retrouve goût à la vie et l’usage de ses jambes en devenant un Navii digital. Depuis Abyss, Cameron travaille l’imagerie de synthèse comme un prolongement de son obsession : le dialogue homme-machine (voir son court prophétique Xenogenesis). La puissance formelle de son cinéma qui découlait jusqu’alors de la seule friction entre chair et métal (le robot tueur de Terminator, ses Aliens aux reflets métalliques), va d’abord trouver dans le digital une altérité pacifiste et catalytique (Abyss). Mais très vite, Cameron va lui préférer les vertiges mimétiques du doppelgänger (le T-1000 de T2). C’était il y a vingt ans. Vingt ans au cours desquels la mutation s’est accélérée. Vingt ans qui déboucheront sur ce space-opera écolo un film-monstre où le rapport de force humain / digital se renverse en un plan, celui du premier contact : en 1989, c’est l’alien qui se reflétait sur le casque du plongeur ; en 2009, c’est le visage du soldat qui se réfléchit sur le corps de son avatar. Un signe des temps.

De la décennie cinématographique qui se referme sur le dernier Cameron restera un sentiment de transition, une hybridation tous azimuts des formes d’un art de moins en moins pur. Deux fronts ont été plus particulièrement enfoncés ces dix dernières années : le réel et sa simulation. Deux fronts a priori antagonistes mais rangés sous la bannière du même envahisseur numérique. C’est lui qui a fait bouger les lignes esthétiques ces dix dernières années, mais pas de la manière attendue. Passons vite sur le flanc gauche, celui attaqué par les néo-séries et la real-tv, qui a poussé le cinéma vers l’effet de réel et l’accélération du récit (c’est un autre débat que le cinéma hyperréaliste de Michael Mann est en train de clore), et restons sur le flanc droit, où l’imagerie de synthèse n’a cessé de grignoter les marges du pacte de crédulité. Les progrès en matière d’effets spéciaux, donc de reproduction du réel, sont venues ébranler ce qui dans un film relevait communément du vrai (les acteurs, les décors). C’est comme si le rendu marmoréen du numérique s’était peu à peu superposé à tout et partout, réclamant sa part de réel alors qu’il rangeait tranquillement le cinéma sous l’égide d’une simulation globale (rien que cette année : Clones, Scrooge, Benjamin Button…). Un paradoxe baudrillardien qui vient d’atteindre son acmée : jamais avant Avatar le faux n’avait semblé si vrai et le vrai si faux.

De quoi faire résonner autrement l’ironie du colonel Quaritch au moment d’aller massacrer les aliens : « Ce sera humain… Ou à peu près ». Tout est là. On a cru voir hier dans des outils comme la performance capture l’avènement d’une seconde réalité, quand elle scellait en fait la mort de la première : dans Avatar, le corps humain a été phagocyté par la machine et recraché, en mieux, dans un environnement virtuel. De la même manière, on croit aujourd’hui renforcer le réalisme et l’immersion avec la 3D alors qu’elle ajoute une simulation à la simulation. Si les effets et la stéréoscopie d’Avatar sidèrent, ce n’est pas tant à cause d’un quelconque effet de réel (comme si la perception de la réalité se limitait à ça…), mais bien parce que c’est la première fois que virtuel et réel dialoguent sur un même niveau, dans une même dimension. Les formidables tensions formelles qui traversaient jusqu’alors certains films-mutant d’hier découlait pour une large part d’une déconnexion ontologique : de conception l’image de synthèse est en 3D, quand l’objet-film est par nature une traduction en 2D de la réalité. En injectant tout ce petit monde dans le même moteur esthétique, en passant d’une communication des matières à leur communion, James Cameron vient de justifier le nom de baptême se ses caméras : Fusion. Mais qu’on ne s’y trompe pas : c’est bien l’humain qui est absorbé. L’alien, l’ordure, le corps étranger ici, c’est lui. Pas un hasard si les dernières traces de réel sont les terriens et leur base froide et métallique. Tout le reste, la nature, les Naviis, les bestioles, sortent des entrailles d’un gigantesque disque dur. Un monde volontairement déréalisé (les couleurs oniriques) mais paradoxalement plus crédible. « All is fake », comme le clamait Phénomènes.

Mais, et c’est le plus dingue, Avatar n’a rien du blockbuster-malade ou théorique (revoir Matrix et surtout ses suites). Non, Cameron ne sait faire que des films pleins, du cinéma total, il est l’entertainer au sens le plus noble du terme, celui qui fait du spectacle une affaire de formes. Tout ce que l’on vient de dire est ici si bien synthétisé, coulé dans une grande forme hollywoodienne, articulé autour de mécanismes narratifs archi-connus (en gros, c’est Danse avec les loups), qu’on le manquerait presque. Si Cameron n’est pas le plus subtil des metteurs en scène, il y a chez lui une capacité hors normes à formaliser des concepts, à produire une iconographie définitive et immédiatement assimilable. On a souvent dit ce que le plan de Ripley dans son mécha devait aux maîtres du manga ; on a moins noté la déflagration provoquée par cette image et ce que ces mêmes auteurs lui devaient. Cameron est un accoucheur de mondes et son petit dernier est à l’image de ses frangins. Quand les frères Wachowski filment des coulures de sang sur les lignes de codes de la matrice, lui fait littéralement saigner ses avatars. Et comme dans Là-haut, ces quelques gouttes d’hémoglobine suffisent à dessiner une cicatrice plus profonde qu’elle n’en a l’air : quand le non-vivant atteint un tel point d’incarnation, le voir souffrir, pleurer ou hurler crée un trouble palpable. Un trouble qui ne va cesser de se renforcer, de vols à dos de dragons en engueulades digitales, jusqu’au dernier mano a mano, point d’orgue d’une baston orgiaque : homme-mécha à ma gauche, avatar 100% numérique à ma droite. Comme un négatif de la conclusion d’Aliens mais revu et corrigé à la palette graphique. Un duel matriciel (on n’a pas vu ça depuis le finale de Predator) qui culminera dans un plan à la cohérence foudroyante : celui d’une image de synthèse serrant contre elle un corps inanimé. Le film qui s’était ouvert sur les pupilles éteintes d’un humain se clôt sur le regard vivant de son avatar. Mutation achevée.