Les maximonstres, colosses à poils et aux yeux tristes, pachydermes bavards et névrosés dont le babil semble revenu d’une comédie new-yorkaise plutôt que d’un conte pour enfant, ces monstres-là en rappellent un autre : l’homme à tête de chien que, dix ans en arrière, Spike Jonze faisait déambuler dans Manhattan au rythme assourdi d’un tube french touch. Entre un clip (pour Daft Punk) et l’adaptation d’un best-seller pour enfants (le merveilleux Where the wild things are de Maurice Sendak), quel rapport ? Un auteur évidemment, Spike Jonze, ex-skateur, ex-mari de Sofia Coppola, clippeur très doué parachuté prodige du cinéma branché avec le stimulant mais limité Dans la peau de John Malkovich. Mais pas seulement.

On ne dira jamais assez combien le vidéoclip a à voir avec l’enfance, combien son moteur est celui, invariable, d’un narcissisme enfantin. Dans Max et les maximonstres, un possible scénario d’effroi (un enfant est propulsé, par la force de son imaginaire, dans un pays de monstres) se mue en fantasme de toute-puissance (l’enfant apprivoise les monstres, il devient leur roi). Ce scénario est aussi, rigoureusement, et entre autres, celui du clip de Thriller. Un clip réussi est, toujours, cette opération narcissique par laquelle le musicien redéfinit le monde à sa mesure comme le ferait, spontanément, un tout petit (Madonna ou Britney Spears en agents secrets), déroulant le ruban de la chanson depuis ce levier emprunté à la langue de l’enfance : « on dirait que… ». Si Jonze a tant excellé dans le domaine du clip, c’est que, précisément, il s’est toujours tenu à ce principe avec une charmante littéralité. On dirait que Christopher Walken danserait sur les murs (Fatboy Slim). On dirait qu’on se roulerait dans la savane avec des bébés animaux (Weezer). On dirait qu’on serait dans Happy Days (Weezer, encore), dans Starsky & Hutch (Beastie Boys), dans une comédie musicale de Busby Berkeley (Björk). La réussite du clip pour Daft Punk, par exemple, tient à ce que, jamais, l’incongruité du personnage, mi-homme mi-toutou, ne s’y trouve questionnée, qu’on y suit simplement le trajet d’un quidam new-yorkais désireux de rentrer chez lui et que le quidam, c’est comme ça, a sur les épaules la tête d’un épagneul. On dirait que c’est un homme avec une tête de chien.

Ainsi vont les maximonstres, improbables et évidents. Cette stratégie qui, dans les clips, consiste à s’emparer de l’impossible sans en faire jamais l’envers d’une réalité, à dessiner les contours d’un merveilleux dont on ne s’émerveille pas, faisait, peut-être, de Jonze un candidat naturel à l’adaptation, casse-gueule, du livre de Sendak. Max et les maximonstres conte l’histoire d’un garnement envoyé, parce qu’il a fait trop de bêtises, au lit sans dîner par sa mère qui le traite de petit monstre. Alors Max, dans le secret de sa chambre, part rejoindre une contrée lointaine où l’attend toute une peuplade de monstres géants, une sorte de collectif animalier qui pourrait le dévorer mais dont il va s’improviser le roi. À la fin, le petit monstre dit au revoir, part retrouver la douceur de sa chambre où l’attend son dîner – « tout chaud » (c’est la dernière page du livre, un « tout chaud » minuscule sur un grand fond blanc). Ce qui est très beau dans le livre, c’est justement la façon dont Sendak introduit le voyage, doucement, dans la stricte continuité du reste: le pays des maximonstres n’était pas caché derrière le miroir, il pousse, le plus naturellement du monde, dans la chambre de Max – littéralement, comme ça : « Ce soir là, une forêt poussa dans la chambre de Max ». C’est tout juste une escapade, pas une épopée (il y a bien une dimension initiatique là-dedans, mais discrète, lointaine), précisément parce que ce voyage, le livre s’y embarque à hauteur d’un imaginaire d’enfant, escorté par sa douce évidence.

Le livre est très court et tire sa force de là, alors il y avait une vraie gageure à en tirer un film, et Jonze s’en sort plutôt bien. D’abord, il lui fallait se mesurer au dessin, splendide, de Sendak. Là-dessus le film est fidèle et irréprochable, les monstres sont formidables, entres charme suranné de marionnettes à la Dark crystal (ils sont l’oeuvre de la Jim Henson company) et précision numérique. Autre défi, plus compliqué : retrouver la belle limpidité du livre tout en développant le récit. Là, le film inquiète un peu plus, parce qu’il lui faut rendre légèrement plus explicite ce qui dans le livre reste à l’état d’esquisse : le spectre du père absent, l’angoisse d’abandon du petit… Tout comme irrite, un temps, son habillage branché (le gamin à mèche qui joue Max, trop vieux et comme sorti d’une pub Apple, la musique de Karen O – pas mal, au demeurant -, sous laquelle les images sont un peu noyées). Mais le film fait mouche en définitive, parce que Jonze, tout le long, épouse scrupuleusement le spectre du regard de l’enfant. Incontestablement, il a trouvé ici un sujet idéal, idéal parce que l’enjeu renoue très littéralement avec ce qui faisait la beauté des clips – tandis que Dans la peau de John Malkovich ou le fatiguant Adaptation cherchaient à le déplacer (la faute à Charlie Kaufman) sur le terrain d’un narcissisme « adulte », et le réduisait donc à l’argument simple d’une névrose.

Il y a une scène très belle au début, avant les maximonstres, une scène qui n’était pas dans le livre: dans un gigantesque tas de neige, Max s’est construit un igloo que d’autres, les amis de sa sœur, font s’effondrer tandis qu’il se cache à l’intérieur. Jonze filme alors, sur le visage du petit, une angoisse inconsolable. C’est un plan glaçant, inattendu, un plan qui est juste aussi parce qu’il dit qu’avec la motte de neige c’est un monde, entier, qui vient de s’écrouler. La justesse de ce moment est celle du film, elle était celle de Sendak, elle tient à ce que, derrière les maximonstres, se joue moins l’entreprise habituelle du conte, que celle d’une sorte de documentaire sur les rouages de l’imagination enfantine. A la fin, une autre scène serre le cœur. Max a fait ses adieux, il a repris la mer et, sur le rivage qui s’éloigne, les gros yeux des colosses se remplissent de larmes. Ils ont bien des raisons de pleurer, les monstres : ils savent que, sitôt que l’enfant aura rejoint l’autre rive, celle où sonne l’heure du goûter, ils auront cessé d’exister.