Doublant la mise de 40 ans, toujours puceau, Judd Apatow poursuit son OPA moraliste et généreuse sur la comédie US. Pour le meilleur : adorables comédies du déniaisement, En cloque, mode d’emploi (qu’il réalise) et Supergrave (qu’il produit), réconcilient Capra et le « Saturday night live » et confirment le pouvoir d’attraction de la « Apatow’s touch »

– article publié dans Chronic’art #39, en kiosque –

Hold-up radical de ses dernières productions sur le box-office US, chorale de louanges d’une critique étranglée de reconnaissance : la sémillante épiphanie de la formule Apatow est d’abord le succès d’un paradoxe. En premier lieu, et comme 40 ans, toujours puceau (qui fit, lui aussi, un carton), En cloque, mode d’emploi pas plus que Supergrave ne sont particulièrement poilants : ils sont moins chapelets de tours de force comiques que feel good movies distendus, lo-fi (budgets riquiquis, casting de gueules next door), et capables d’une vraie gravité. Ensuite, il y a leur durée, assez inattendue. Deux heures en moyenne, format hors normes confirmant que se joue moins ici le déroulé d’un comique industrieux que le patient déploiement d’un discours. Et pourtant, ce discours (amoureux principalement), pour singulier qu’il soit, puise au même fonds que le tout-venant de la sex comedy de ces dernières années. C’est frappant dans Supergrave, dont le moindre des enjeux est un décalque de ceux d’un American pie. A l’époque, American Pie nous avait paru plutôt rigolo, malgré tout. Mais à voir Greg Mottola et Apatow rendre son canevas si splendidement humain dans Supergrave, on se demande un peu pourquoi on riait alors. C’est sûrement le plus grand mérite de la méthode Apatow : redistribuer les cartes usées ailleurs en mode do-it-yourself, être absolument dans l’époque, boire à sa source pop mais filtrée des calculs et du cynisme habituellement véhiculés par le cinéma générationnel. 40 ans, En cloque, Supergrave, films midinettes par une midinette : par la voix de tous ses personnages de grands enfants inadaptés, toons mélancoliques et généreux, Apatow ne parle que de lui. Et c’est un nouveau paradoxe : que son naturalisme geek et romantique soit à la fois aussi autiste et universel.

Super grave

L’autisme, il n’est question que de ça, depuis Andy, le gentil puceau de quarante ans, jusqu’aux slackers obsédés de Supergrave ou En cloque. Peterpanisme burlesque de ces corps indécis, encore trop jeunes et déjà trop vieux. Cet équilibre où il tient ses personnages depuis des souvenirs d’ado mis au banc des boums, Apatow le piste à l’évidence dans ses castings. Voix grêle sur corps de vieux garçon pour Steve Carrel, sur qui Apatow a flashé pendant le tournage d’Anchorman, qu’il produisait (Carrel y était prodigieux). Ou voix de ténor usée au scotch sur corps poupard pour Seth Rogen, héros de En cloque, mode d’emploi à qui Apatow offre ici son big break, après l’avoir vu grandir dans ses productions depuis la série TV Freaks and geeks. Il faut pousser jusqu’aux films seulement produits pour prendre la mesure d’une telle obsession. Dans la fabuleuse paire de films d’Adam McKay sur l’Amérique – Anchorman, la légende de Ron Burgundy et Ricky Bobby, roi du circuit -, le rêve américain de Will Ferrell tient toujours dans une image d’enfance, et toujours le bourrin hillbilly se révèle, aux deux tiers, un grand gamin triste. Idem en plus catastrophique dans Disjoncté, drôle de film de son ami Ben Stiller (Apatow a longtemps produit son show sur la Fox), qu’il a produit mais aussi complètement réécrit avant de disparaître du générique. Jim Carrey, pour une fois parfaitement à sa place, y joue une espèce de sociopathe en mal d’affection depuis que des parents déserteurs l’ont laissé grandir devant la télé. Jim Carrey, encore, héros de Braqueurs amateurs (de Dean Parisot, co-écrit par Apatow), où le larcin est surtout l’occasion pour lui de jouer comme un morveux de sa panoplie de cambrioleur.
Apatow, mode d’emploi

Autisme des personnages, c’est évident, mais autisme, aussi bien, de tout le système Apatow. Entreprise communautaire, joyeusement népotique, la maison Apatow est d’abord affaire de famille. Petite famille : géniale Leslie Mann, Miss Apatow à la ville depuis Disjoncté, et quadra au bord de la crise de nerf dans En cloque, où gazouille aussi leur progéniture. Grande famille : la troupe Apatow, vivier où il règne en patriarche, parrainant systématiquement les projets des jeunes pousses, aujourd’hui Seth Rogen (fils spirituel, premier rôle de En cloque et auteur d’un Supergrave très autobiographique), demain Noah Hill (sosie teenage de Chris Penn, tête d’affiche de Supergrave en alter ego de Rogen, et scénariste d’un prochain Middle-child, histoire de famille forcément, où il jouera le frère de… Seth Rogen). Et célébration des aïeuls : ce n’est pas pour rien que le rôle du père dans En cloque est offert à Harold Ramis. Apatow ne parle que de ce qu’il connaît : famille et copains, donc, mais aussi télévision. Pas une production Apatow où ne soit épinglée la télé, de Disjoncté à En cloque, d’Anchorman à TV set en passant par le magasin de 40 ans, toujours puceau. La télé, Apatow connaît pour y avoir fait ses armes et rodé sa formule avec une belle série peu connue ici, Freaks and geeks. Il va s’en dire qu’un tel titre, déjà, valait comme programme.

Avoir un bon copain

Singularité de cette recette, on le disait, avec des ingrédients pourtant déjà cuits et recuits ailleurs. En cloque, mode d’emploi : un branleur immature, pothead amateur de sites porno, met accidentellement enceinte une jolie présentatrice télé et décide de prendre ses responsabilités. Supergrave : trois branleurs immatures, potheads amateurs de sites porno, se refusent à rentrer en fac sans avoir été dépucelés. Fables sur la norme, évidemment, éloge des freaks et des geeks qui ne manquent pas de figurer une sorte de version naturaliste du cinéma des Farrelly. Comédies sans sidekicks, ou plutôt : comédies des sidekicks réunis, où l’on n’est le sidekick de personne (la séquence de l’aveu de Steve Carrel dans 40 ans, généreuse à 100 %, au risque d’y sacrifier le rire) et où les prom queens tombent amoureuses des gentils grassouillets juste comme ça, parce qu’ils sont super chouettes. Sans leçon de tolérance pour les filles, ni revanche sur la vie pour les nerds, double viatique de la Hi-school comedy de base. Eloge aussi, surtout, de l’amitié virile : quoi que l’on cherche dans le petit monde d’Apatow, on finit toujours par trouver un bon copain (deux séquences très belles à ce sujet au bout de En cloque et de Supergrave). L’autisme d’Apatow n’est que de surface. Au fond, ses comédies post-sitcom du bon voisinage, pas du tout coincées dans leur foncière actualité, visent plutôt un éternel de la comédie US. Quelque chose qui renverrait à certains films de Capra, à leurs personnages exemplairement positifs, à cette croyance absolue que la communauté sauve de tout. Un Capra dont la communauté ne s’appellerait plus Nation mais pop culture. Un Capra relu par Nick Hornby. A propos de ses personnages, Capra évoquait cet « angle positif sous lequel, disait-il, l’homme est vu comme étant valable, plein de dignité et de divinité ». Dignes et divins, ainsi vont les gentils branleurs de Judd Apatow.

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