Il faut le voir pour y croire. « Dungeon quest » est la première bande dessinée d’heroic-fantasy publiée à L’Association et revisitée à la sauce post-moderne du génial Sud-africain Joe Daly.

Alors que se profile le traditionnel numéro bilan de Chronic’art (Chronic’art #61, en kiosque début décembre 2009), la rubrique bande-dessinée s’est déjà penchée sur la petite cuvée que représente cette année 2009. Au final, pas de monstre à la Winshluss, pas plus que de petites révolutions conservatrices façon Spirou d’Emile Bravo. Mais un titre, obsédant, inclassable et résistant – une aubaine pour le critique en mal d’inspiration – aux lectures herméneutiques les plus tordues. The Red monkey dans John Wesley Harding (également lauréat du prix du titre le plus invraisemblable et le moins vendeur de l’année) était pourtant passé quasiment inaperçu au moment de sa sortie en janvier dernier. Dans la nouvelle vague sud-africaine s’abattant sur Angoulême, l’anthologie Bitterkomix avait surtout permis de découvrir la subversion faite homme, en la personne de Joe Dog et ses détournements ultra violents de la ligne claire, et la mauvaise conscience afrikaner, construite sur un enchevêtrement complexe de références bibliques magnifiquement sublimé par Conrad Botes. Mais cette dimension politique et anthropologique avait rejeté dans l’ombre la personnalité sans aucun doute la plus singulière du petit groupe. Plus jeune que ses deux comparses (il est né en 1979) et moins sensible, du moins en apparence, au contexte politique explosif de l’Afrique du Sud, Joe Daly a surtout la chance de voir ses premiers travaux édités chez le prestigieux éditeur américain Fantagraphics en 2006. Scrublands, repéré et publié par L’Association, donnait déjà une idée assez juste de l’univers de l’auteur, entre longues paraboles oniriques sur la naissance et la mort et déambulations hasardeuses dans les rues du Cap, avec une alternance assez saisissante de longues planches muettes et d’autres parasitées par des débats et discussions ineptes tout droit sorties de Clerks ou The Big Lebowski (une référence importante pour Daly, on y reviendra). Précisément, Daly présente un profil volontiers geek dans son attachement obsessionnel à des références populaires, le plus souvent cinématographiques, et visibles également dans les films d’animation présentés au public pour la première fois à Angoulême (Simpson, Blade Runner). Mais ces références sont passées avec une réjouissance manifeste à la moulinette psychédélique de Daly qui se lance avec The Red monkey dans sa première œuvre de grande ampleur.

Modernité, modernité

Avec ce titre, Daly déploie une virtuosité graphique et narrative presque insolente. Le scénario, à la fois parfaitement mené et d’une absurdité assumée (Dave et Paul, deux losers, se lancent à la recherche d’un hamster géant, le fameux John Wesley et se retrouve mêlé à une affaire d’espionnage), n’est qu’un vaste trompe-l’œil, un prétexte pour offrir des scènes d’anthologie. La plus spectaculaire est incontestablement l’irruption de l’un des deux comparses dans une demeure tout droit tirée de l’imagination d’un Rem Koolhaas, truffée d’oeuvres contemporaines et défendues par un singe agressif (le fameux « Red monkey » en l’occurrence). Plus généralement, Daly se révèle un formidable peintre de la ville et le fils spirituel du Ted Benoît de Cité lumière et Berceuse électrique, ces titres mythiques des années 1980 où Ray Banana, privé américain post-moderne, traîne son blues et ses enquêtes compliquées. Après un tel choc, on ne s’attendait pas forcément à un nouveau tour de force, quand bien même deux planches somptueuses exposées dans le cadre de l’exposition sud-africaine à Angoulême avait intrigué les visiteurs : on y voyait un curieux groupe d’aventuriers traverser une forêt, façon Seigneur des anneaux sous acide. Les deux planches portaient cette seule légende, « Dungeon quest », sans précision de date, ni de contenu. Quelques mois plus tard, débarquent dans les librairies un étrange petit volume, orné d’une figurine hydrocéphale qui rappelle ces divinités masculines de l’époque minoenne. Après quelques pages de lecture, le doute n’est plus permis : L’Association vient de publier sa première bande-dessinée d’héroic-fantasy. Mieux même : nous voici dans un jeu de rôle grandeur nature, inspiré des Donjons et Dragons originels de notre adolescence, ceux de Gary Gygax et Dave Arneson. Mais avec Daly, il est entendu qu’il ne saurait être question des traditionnels guerriers, magiciens ou voleurs simplets que les marchands de BD simplifient et reproduisent jusqu’à plus soif à destination d’un public gentiment complaisant. On serait d’ailleurs curieux de voir la réaction d’un ado tout droit sorti des Beaux gosses de Riad Sattouf devant cet ovni proprement stupéfiant.

Point de vie et mana

L’amorce de l’album a tout d’un Alice au pays des merveilles dévoyé. Millenium Boy, la créature hydrocéphale que l’on trouve sur la couverture, s’ennuie dans sa zone résidentielle, une banlieue anonyme comme L.A. ou Cape Town en compte des dizaines. Il décide alors de partir à l’aventure flanqué de Steve, personnage récurrent des délires urbains de Daly. Car ici, le basculement du référentiel le plus convenu (Steve est un glandeur absolu, cousin éloigné du Dude des frères Cohen et petit frère des Dave et Paul de The Red monkey) au merveilleux (des taupards, sorte de monstre grotesque qui rappelle le Léguman de Topor, surgissent d’un terrain vague) se fait le plus naturellement du monde. Avec un attirail pour le moins hétéroclite – et rudimentaire -, Steve et Millenium Boy partent donc à la recherche de combats sanglants ou de quêtes pour enrichir leur vrai-faux avatar. La troupe s’enrichit d’un colosse nommé Lash Vagin (!), un « hybride sportif-intello-poète » (genre introuvable sur les campus américains, nous sommes donc pleinement dans la fiction) et de Nerdgirl, une archère qui comme son nom l’indique jouit d’un physique ingrat mais parfaitement adapté au genre dans lequel elle évolue. Cette dimension métafictive (la fiction se met à distance d’elle-même) est bien sûr l’atout principal de Dungeon quest. Les dialogues très réussis de Daly participent des mêmes procédés de ceux d’un Tarantino, assurant un décalage efficace entre la réalité de l’action et les personnages. Les quêtes elles-mêmes reflètent cette richesse d’invention, perceptible dans les jeux langagiers dont Daly semble friand. Dans Dungeon quest, tout est permis : pour soigner une terrible blessure reçue dans un combat, Lash Vagin plonge dans un bassin où il croise des aliens, des chouettes et des serpents, ainsi que Jésus et Jean-Baptiste venus le guérir. Après avoir vaincu les terribles squelettes pirates, nos aventuriers découvrent un objet en orichalque, « un élément de la légendaire guitare atlantéenne à résonateur fabriquée de la main de Poséidon lui-même ». Quant au vendeur d’objets magiques, rôle dévolu habituellement à un gobelin ou un nain, il est ici assumé par un néo-hippie fumeur de joint. A l’issue de la lecture, on se pince encore pour y croire. Avec Joe Daly, il n’a jamais été aussi vrai que l’aventure est au coin de la rue.

Dungeon quest, de Joe Daly
(L’Association)