Un peu perdu dans les circonvolutions scénaristiques tordues et absconses du monstrueux Killer7 ? Pas de problèmes, James Clinton Howell, gamer fan du jeu de Capcom, a planché pour vous sur les innombrables références, symboles et clins d’oeil historiques et mystiques qui transforment l’intrigue obscure et plot-twist-friendly de « Killer7 » en véritable parcours du combattant. Interview en sept questions du décrypteur amateur…

Providentiel ! Cet été, tandis que nos neurones s’esquintent à rassembler les pièces de Killer7, le terrifiant puzzle de Capcom, une analyse poussée du jeu sous la forme d’une FAQ (Frequently Asked Questions) atterrit miraculeusement sur le Net. De semaine en semaine, et après de nombreux updates, on ne sait qu’une chose : on doit une fière chandelle à James Clinton Howell. Ce poète d’une vingtaine d’années de Caroline du Sud a rédigé un monstre aussi fascinant que l’œuvre dont il propose une relecture personnelle et poussée. Et qui laisse présager de beaux lendemains à la pratique de l’essai appliqué au jeu vidéo…

Chronic’art : Comment en es-tu venu à t’intéresser à Killer7 ? As-tu déjà traité d’autres jeux ou plus largement d’autres oeuvres ?

James Clinton Howell : Comme tout le monde, j’ai été très troublé par la fin de Killer7. La plupart des joueurs étaient préoccupés par ce qu’il se passait dans le scénario du jeu. Mes préoccupations étaient tout autres : j’étais très ému par une scène du jeu dépeignant le massacre d’une famille entière. J’en ai même été réduit à mettre le jeu en pause quelque temps tellement cette scène m’avait marqué. Je me suis demandé : « est ce que je continue ou non à jouer à ce jeu ? » Je ne voulais pas m’exposer à des scènes qui me prennent autant émotionnellement si ce stress émotionnel n’était pas contrebalancé par une rédemption… Je ne veux pas spoiler le jeu… Je dirais simplement que la fin (comme elle m’est apparue la première fois) ne m’a pas semblé offrir assez de justifications au regard des émotions que j’ai pu ressentir. J’ai arrêté de jouer pendant près d’une semaine. Mais connaissant mon caractère, je savais que je ne pouvais pas me résoudre à ignorer simplement une tension irrésolue. Je suis donc allé sur des forums de discussions pour parler du jeu afin de donner un sens à cette confusion. J’ai découvert que la majorité des discussions autour du jeu menait à des impasses. Certaines personnes proposaient des perspectives originales sur le jeu mais, au final, c’était toujours plus ou moins les mêmes idées qui tournaient en boucle. Aucune d’elles ne proposait d’explication complète du jeu ; chaque petite théorie expliquait un point précis et ignorait le reste. C’est là que mon expérience de l’interprétation artistique est entrée en jeu -j’ai un diplôme d’art supérieur en littérature anglaise et je me suis vu décerné de nombreux prix pour mes poèmes et mes photographies. L’un des professeurs qui m’a le plus influencé, le docteur Stephen Gardner, m’a dit un jour, pendant un cours de poésie, qu’il pensait que tout écrit était une communication et que toute communication avait un sens. Il m’a dit qu’il pensait que tout auteur sérieux écrit pour communiquer un sens et que lire de la poésie c’est essayer de comprendre ce message qui existe à l’intérieur de l’écrit. Avec ce background, j’ai écrit un certain nombre d’articles d’analyse poétique et romanesque. Il s’est trouvé que j’aimais particulièrement l’analyse de poèmes, parce que j’aime trouver l’intuition nécessaire à la découverte du sens caché derrière les images, et les relations qu’entretiennent ces images. Ces méthodes de lectures sont utiles au regard de la critique cinématographique, parce que les films offrent une incarnation visuelle des métaphores, tout comme un langage des incarnations métaphoriques. Ces méthodes sont aussi utiles au regard des jeux vidéo dont les techniques narratives sont assez proches de celles du cinéma. Avec cette histoire en tête, j’aimerais retourner à l’origine de mon analyse. Quand je discutais sur Internet avec des gens à propos de Killer7, j’utilisais les mêmes méthodes de compréhension que celle expérimentées en littérature. J’ai été confronté à un grand antagonisme à l’encontre de mes méthodes, et je me suis vite retrouvé à perdre plus de temps à défendre mes méthodes qu’à écrire au sujet du jeu. Je ne comprends pas exactement les motifs de mes détracteurs, mais ça ne m’en a pas moins frustré.
En tant que joueur, j’aime les jeux avec des intrigues bien construites. J’ai énormément apprécié les analyses que j’ai pu lire sur des séries comme Silent Hill, Resident evil ou Metal gear solid ; notamment celles faites par Dan Birlew ou Thomas Wilde. Je savais que beaucoup de joueurs, en finissant le jeu, auraient des questions à propos de Killer7. Je voulais écrire une analyse scénaristique qui à la fois justifie le stress émotionnel distillé par certaines scènes du jeu et qui offre une compréhension globale cohérente de tous les événements qui s’y déroulent.
Quels ont été les obstacles les plus importants dans la recherche d’une vision d’ensemble de Killer7 ?

Les trois obstacles les plus importants que j’ai pu rencontrer étaient l’antagonisme des autres joueurs, ma propre méconnaissance de l’histoire politique du Japon et l’accès à l’information à l’intérieur du jeu. Comme je l’ai dit précédemment, j’ai subi de nombreuses critiques de certaines personnes à cause de mes idées. Je n’en comprends pas toujours bien la source, au-delà des sempiternels « tu te sens plus intelligent que nous » ou « tu inventes complètement ! ». J’ai été tellement dérouté par ces commentaires que j’ai dû rédiger un texte, une critique qui expliquait pourquoi j’avais utilisé l’histoire des relations USA-Japon en tant qu’outil d’analyse ; ça expliquait également ma conviction en l’interprétation symbolique de certaines métaphores, ou de certaines idées présentes dans le jeu. Garder un esprit critique était le plus gros atout pour m’éviter de perdre mon temps à répondre à des gens mécontents (de mes interprétations). Un autre obstacle était ma propre ignorance. Avant de rédiger ce document, je ne savais presque rien de l’histoire politique japonaise, des relations USA-japon ou des guerres du Pacifique de la Seconde Guerre mondiale. Donc j’ai lu avec attention la biographie d’Herbert Bix et utilisé ma carte de bibliothèque universitaire pour élargir mes premières découvertes à des écrit plus académiques. Après plusieurs semaines d’intenses recherches, j’ai développé une théorie de base sur tous les sujets abordés par l’histoire ; ce qui, après coup, m’a grandement facilité l’écriture de cette analyse scénaristique. Progressivement, je suis devenu très frustré par la difficulté à accéder à l’information contenue à l’intérieur du jeu. Par exemple, si je veux citer un dialogue du jeu pour crédibiliser une idée de mon analyse, je dois allumer mon GameCube et jouer jusqu’à atteindre la scène qui m’intéresse. Or, mon esprit fonctionne différemment lorsque j’écris et lorsque je joue. Alors j’ai enregistré toutes les scènes du jeu au format MP3. Enfin, j’ai pu accéder à toutes les informations de Killer7 sans être distrait par le jeu lui-même.

Sans trop en dire aux joueurs qui n’ont pas fini le jeu, on peut avancer que l’histoire et le gameplay de Killer7 illustrent une relation historique, culturelle et passionnelle entre les Etats-Unis et le Japon. Peux-tu nous en dire davantage à ce propos ?

Les Etats-Unis et le Japon entretiennent une relation étrange et compliquée. Je crois que les relations entre ces deux nations sont le parfait exemple d’un échange moderne de cultures et d’idées, exactement comme ce qui a pu se produire dans la vieille Europe quand certaines tribus découvraient d’autres tribus pour la première fois en traversant une chaîne de montagne. Nous nous rencontrons. Nous n’en croyons pas nos yeux ; et nous changeons parce que nous nous connaissons. Killer7 attire l’attention sur la façon dont nos cultures se sont influencées les unes avec les autres. L’investissement américain a produit un boom économique du Japon post-Seconde Guerre mondiale ; et en le reconstruisant, nous les avons occidentalisé. De la même façon, Ils nous ont orientalisé dans une certaine mesure. L’accès aux philosophies orientales et aux religions a provoqué des changements dans la conscience américaine, comme une plus grande connaissance du Taoïsme et du Bouddhisme. Plus récemment, l’Amérique a assisté à un déferlement de la culture pop japonaise. Cette influence de la culture populaire japonaise est précisément ce qu’exploite Killer7 pour transmettre son message. Même en considérant la pop culture comme de la sous-culture, on ne peut pas nier qu’elle incarne des valeurs acceptées comme étant véridiques par la culture. A partir des années 80, l’Amérique est progressivement devenue fascinée par la culture japonaise ; de bien des façons, je pense que cette fascination est due au fait que nos valeurs sont à l’opposé de leur propre culture. Je pense que Killer7 soulève cette question : « Que se passe-t-il quand une jeune génération, de culture américaine, est élevée, éduquée selon des valeurs propres à la culture japonaise ? ».
Un livre, Hands on Killer7, est récemment sorti au japon pour apporter quelques réponses aux blancs laissés par le scénario. Paradoxalement, ton interprétation de Killer7 semble beaucoup plus logique, unifiée, solide que les explications données par cette version officielle. Comment l’expliques-tu ?

Croyez-moi, je me suis posé la question bien des fois. Quand j’ai appris l’existence de ce livre, j’ai d’abord été sceptique. J’aimerais vraiment que le jeu vidéo grandisse en tant que moyen d’expression. Mais quand un jeu vidéo sort et qu’ensuite un livre sort à son tour pour l’expliquer, je crois que cela minimise, appauvrit le jeu. En tant qu’artiste, je sais que je ne pourrais pas créer une oeuvre faisant appel à l’imagination des gens et ensuite attendre du public qu’il achète un ouvrage que j’aurais publié plus tard pour lui révéler la « grande idée » derrière l’œuvre. En matière d’art, je pense que les questions soulevées sont aussi importantes que les réponses données ; parfois, les questions sont même plus importantes. La tendance de certains éditeurs à sortir des jeux à l’intrigue complexe, et ensuite de publier un livre expliquant tout, sape complètement le jeu vidéo en tant que média capable de raconter une histoire. Au bout du compte, je dois considérer le livre et le scénario dans le jeu comme deux histoires différentes, partageant le même univers. Autrement dit, le livre et le jeu reposent sur le même environnement, les mêmes personnages et contextes politiques mais racontent deux histoires différentes avec les même matériaux. A mon avis, le livre décrit simplement les intentions de départ des game-designers avant qu’ils aient dû faire face aux limitations technologiques et financières. Pour faire une histoire réalisable, compte tenu de leurs ressources, il devaient la modifier. Bref, mon analyse scénaristique se réfère au jeu, tandis que le livre se réfère aux intentions de départ des game-designers. Et puisque le livre n’est que le compte-rendu de ces notes d’intentions, il n’est pas étonnant qu’il contrarie certains faits illustrés dans le jeu. Mon analyse, quant à elle, se réfère uniquement au jeu, sans travestir son contenu pour qu’il épouse mes idées ; je pense que l’impression que mon commentaire est moins contestable que le livre vient de là.

Après tout le travail que tu as effectué sur les signes à l’intérieur du jeu et des cinématiques de Killer7, comment le juges-tu d’un point de vue critique ? Quel regard portes-tu sur l’échec commercial du titre ?

Je pense que les ventes médiocres de Killer7 sont un signe de contradiction dans la « gaming-culture » d’aujourd’hui -par « gaming-culture », j’entends la combinaison des idées et des pratiques du jeu vidéo de tous les joueurs, les magazines spécialisés et même ceux qui s’opposent à sa pratique. Beaucoup de tests sur divers sites de jeu attribuent à Killer7 des notes basses ; et je peux vous assurer que pratiquement chaque testeur qui a détesté le jeu a glissé le mot « prétentieux » au moins une fois dans sa critique. La « gaming-culture » actuelle sait pertinemment que la plupart des jeux sont des conventions éculées autant dans leur intrigue, dans leurs personnages que dans leur gameplay. Puisque personne n’accepte vraiment cette stagnation, on en entend certains pleurnicher ici et là du fait que l’époque de l’originalité est une ère révolue dans le jeu vidéo. Et puis, quand un jeu comme Killer7 apparaît, les joueurs paniquent. Il est plus facile de se plaindre du manque d’originalité dans les jeux que d’accepter quelque chose de complètement nouveau. La même chose s’est produite au moment de la sortie de Metal gear solid 2 : Sons of liberty, un autre jeu qui a souffert du même genre de rejet. Joueurs et testeurs se plaignaient d’une « intrigue incompréhensible » qui ne donnait pas exactement au joueur ce qu’il en attendait… c’était donc un jeu « prétentieux ».

Il existe beaucoup de livres consacrés à une thématique des jeux vidéos (Trigger happy évoque les joies de l’homicide virtuel par exemple) mais très peu de parutions prennent le temps de se concentrer sur un seul jeu. Quel avenir vois tu pour l’essai consacré à un jeu en particulier ?

Un certain nombre d’obstacles à l’écriture sur les jeux vidéos existent. Globalement, je pense que ceux-ci sont : 1) la proximité entre les jeux vidéos et les intérêts des grandes compagnies. 2) le fossé générationnel séparant l’intelligentsia et le public des joueurs. 3) la domination des traitements pseudo-intellectuels face au jeux. La plupart des oeuvres de fiction, qui sont le point de départ d’un travail critique, portent les marques d’une vision personnelle. Toutes les séries, poèmes, peintures et les films qui reçoivent une attention critique exceptionnelle sont des oeuvres qui portent l’empreinte du caractère personnel de leur créateur.
Parce que les jeux vidéos sont inséparables des intérêts financiers -principalement, la nécessité de rentabilité et d’assurer une fidélisation-, ils ne reflètent pas autant qu’ils le devraient l’idiosyncrasie de leurs auteurs. Killer7 est un très bon exemple de cette difficulté ; parce que le jeu a reçu des notes plutôt basses, et puisque qu’il en a résulté une chute de leurs ventes, Capcom (l’éditeur et producteur de Killer7) est bien moins susceptible de prendre le risque de miser de l’argent sur un autre jeu possédant les mêmes qualités idiosyncrasiques que Killer7. Si seulement les développeurs d’un jeu étaient les seules personnes impliquées, alors nous pourrions voir émerger beaucoup plus de titres comme celui-ci. Les artistes sont beaucoup plus dévoués à la création et à la communication des idées que les dirigeants exécutifs. Si j’amène cette réflexion, c’est parce que je crois qu’une critique sérieuse du jeu vidéo ne peut pas exister si ne sont pas édités plus de jeux qui légitiment cette qualité critique. Au train où vont les choses, plus de jeux comme Halo ou Splinter cell seront publiés, et moins l’exercice critique du jeu vidéo pourra être légitimé. Ensuite, les jeux vidéos font partie de ce qu’on appelle « la culture jeune ». La plupart des adultes les considèrent comme de simples jouets assez coûteux. Les ténors universitaires considèrent le jeu vidéo avec suspicion ; à cause de cette réticence à reconnaître le jeu vidéo comme étant digne d’une véritable écriture critique, cette dernière devient plus difficilement publiable. La combinaison de ces deux facteurs produisent un obstacle majeur. Avec des scandales comme celui du patch Hot coffee de Grand theft auto : San Andreas de Rockstar, les figures influentes sont moins à même de voir dans le jeu vidéo autre chose qu’un média sensationnaliste. Malheureusement, la grande majorité des jeux vidéos subissent les préjugés de la génération précédente à l’égard de ce média. Enfin, il y a le traitement pseudo-intellectuel des jeux. Il existe deux types de traitement pseudo-intellectuel des jeux : le premier est celui qui essaie à tout prix de positionner le jeu comme un art, le second consiste à tenter d’y « voir clair » dans un jeu intelligent et à le réduire en fustigeant son côté « prétentieux ». Dans le premier cas, beaucoup d’analystes donnent une mauvaise image de l’essai sur le jeu vidéo à cause d’une prédisposition pour les théories critiques postmodernes. Leurs écrits révèlent qu’ils sont bien plus préoccupés par leurs propres sensations que par le sens qui émane du jeu lui-même et qui peut être compris par de multiples individus. Durant l’écriture de mon analyse scénaristique de Killer7, j’ai été plusieurs fois confronté à cette attitude. La fréquence des rencontres de ce genre de comportement m’a amené à formuler une philosophie de la critique. De façon à écrire efficacement à propos d’une oeuvre, quelle qu’elle soit -jeu vidéo, poème, peinture-, l’essayiste doit témoigner publiquement de son expérience personnelle, et laisser au public la dignité de son expérience propre. Mon rapprochement entre les événements de Killer7 et ceux de la Seconde Guerre mondiale est une expérience personnelle ; pourtant, j’en parle publiquement. Dans le deuxième cas, un écrivain (le plus souvent testeur de jeu) se place intellectuellement au-dessus du jeu et le décrit comme « prétentieux ». Etant donné que ces écrivains possèdent un lectorat plus large, ils inspirent accidentellement une conscience de soi chez les essayistes en herbe. Après tout, si le sujet d’un article est prétentieux, cela ne sous-entend-il pas que tout écrit à ce sujet le sera également ? Le résultat est que l’analyse de jeu vidéo potentielle est tenu au silence avant même d’avoir été écrit, à cause de cette tendance obsessionnelle de la « gaming-culture » à éviter à tout prix l’intellectualisation. J’aimerais beaucoup voir l’analyse de jeu vidéo gagner en popularité. Je pense que ça prendra du temps, le temps que les standards actuels et les pratiques du jeu vidéo changent, avant qu’on assiste à l’avènement du genre « essai de jeu vidéo ».

Pour finir, y a t il un autre jeu sur lequel tu aimerais travailler prochainement ?

Oui, la série des Metal gear solid. Les sujets politiques que la série aborde m’intriguent. Mais je crois que j’aimerais faire une pause concernant l’écriture sur les jeux vidéos. J’ai d’autres centre d’intérêts dans la vie auxquels j’aimerais accorder plus de temps, comme la généalogie, la poésie… Et puis passer mes diplômes.

Propos recueillis par

Lire la dernière version de l’analyse scènaristique de Killer7 de James Clinton Howell. A lire également, d’autres écrits de l’auteur.
Lire notre chronique de Killer7