Après une première réédition passée inaperçue il y a six ans, « Les Jardins statuaires » de Jacques Abeille refont surface, accompagnés d’un nouveau roman illustré par Schuiten. L’heure de la redécouverte, enfin ? Rencontre avec un écrivain rare.

Curieux effet temporels de la relecture. En 2004, la redécouverte des Jardins statuaires chez Joëlle Losfeld nous avait séduits ; en 2010, c’est Attila qui les ressort à nouveau de l’ombre, et on est carrément conquis. Est-ce dû à la somptueuse maquette dans laquelle ce roman initialement paru en 1982 chez Flammarion, grâce à l’enthousiasme de l’écrivain Bernard Noël, prend désormais place ? Ou bien, l’habit ne faisant pas le livre, est-ce plutôt son souffle qui féconde toujours plus d’émotion ? Quoiqu’il en soit, la réédition de ce roman inclassable est l’une des meilleures surprises de cette rentrée littéraire. D’autant qu’en parallèle, la maison publie un autre livre de Jacques Abeille, Les Mers perdues, finement illustré par le dessinateur François Schuiten. Rien qu’à travers les titres, on devine que les éléments se déchaînent, que des êtres de pierre jaillissent de terre, que les lointains aspirent celui qui s’y aventure dans ces livres… Mais comme c’est un peu cela et bien plus à la fois, une rencontre s’imposait avec le géniteur de ces romans-monde.

Chronic’art : Les Jardins statuaires raconte l’histoire d’une contrée imaginaire où les hommes cultivent des statues en terre ou sous serre. D’où vient cette idée ?

Jacques Abeille : Il y a quarante ans, j’ai eu une vision en croisant un homme qui cultivait ses légumes. En imaginant à la place des germes de pierre, j’ai vu des statues pousser et sortir de terre. Partant de là, je pensais écrire un court récit filant la métaphore de l’artiste qui forge, « cultive » son œuvre et se sent soit grandi, soit happé par elle. J’ai mis ce projet de côté jusqu’à ce qu’un complet changement de vie m’y ramène. Un soir, dans une chambre d’hôtel, j’ai commencé à l’écrire, sans savoir où j’allais et intimidé par l’ampleur que prenait ce roman.

Le livre a inauguré un cycle dont le second volet, Le Veilleur du jour, prend le contrepoint du premier. Sans même un thème en commun ?

Si : le thème de l’attente des barbares, qui est d’ailleurs cher à d’autres auteurs. On le retrouve chez Ernst Jünger (Sur les falaises de marbre), Dino Buzatti (Le Désert des Tartares) ou Julien Gracq (Le Rivage des Syrtes). J’ai croisé Gracq à une époque. Il avait lu Les Jardins statuaires et trouvait que c’était un « roman plastique ». C’est vrai : il prend en quelque sorte forme en se déployant à l’horizontale, linéairement. Si bien qu’il s’est avéré utile de dresser plus tard une carte des territoires arpentés par mon narrateur.

Inlassable voyageur fasciné par les limites, votre personnage, cet « acharné questionneur », est curieux de tout. Y-a-t-il un peu de vous en lui ?

Je ne voyage pas autant, c’est lui qui me fait voir du pays ! Notre point commun est d’être pris dans l’attente d’une révélation : lui face à d’immenses contrées où il est confronté à des choses qu’il n’aurait pas dû voir, moi face au désordre romanesque qui peut accoucher du meilleur comme du pire. Cette part d’inattendu est le moteur et l’horizon de mon écriture.

Ayant fait carrière dans l’enseignement des arts plastiques, vous considérez-vous comme un écrivain ?

Difficilement, mais cela vient avec l’âge. J’écris car je sens quelque chose passer en moi, que je m’efforce de traduire, de retranscrire. Je suis plus un traducteur, un scripteur. Et dans le petit monde des lettres, du littérairement correct, je passe pour un farfelu. J’entends dire que mes livres ne sont pas construits comme il faut. Fichtre alors ! Au fond ce qui gêne, c’est que je ne cède pas au diktat de la vraisemblance. Je préfère être dans l’invraisemblable et ouvrir des brèches pour laisser le rêve s’épancher dans la vie réelle. Je veux offrir matière à rêver au lecteur. J’écris comme je lis et comme j’aime lire tout ce qui s’apparente au rêve, je dois un crédit à des auteurs en tous genres : fantastique comme Jean Ray (Malpertuis), gothique comme Daphné du Maurier (Les Oiseaux, Rebecca) ou surréaliste, surtout leurs précurseurs.

Comme Gérard de Nerval ?

C’est un maître pour moi et son Aurélia, un bijou ! Visionnaires et crépusculaires, ses textes passent du cauchemar à la candeur. Sa bienveillance, surtout, m’inspire. Elle était telle qu’on l’appelait le « gentil Nerval ». Je me retrouve dans ce désir de parier sur la gentillesse : j’aimerais que ce que j’écris fasse du bien. Que mon travail soit comme un talisman. Qu’il réveille la part de magie blottie dans l’écriture.

Utilisez-vous pour cela une technique particulière ?

Je cultive l’inattendu en écrivant de manière intuitive, spontanée, sans passer par un plan ni une phase de réécriture. Quand j’étais professeur, j’utilisais la même technique pour peindre avec mes élèves. Je récupérais dans la poubelle leurs dessins ratés et les retouchais pour en faire surgir l’inattendu. Les formes esquissées étant souvent rondes et féminines, j’en ai tiré de savoureux dessins érotiques !

Avez-vous recours à l’informatique ?

Pas besoin, j’écris sur des cahiers d’écolier, si petit qu’ils sont presque indéchiffrables. Une femme habitant Berck-sur-Mer se charge de retranscrire mes textes au propre, à partir des photocopies de pages que je lui envoie depuis Bordeaux. Avant même l’éditeur, c’est elle ma première lectrice.

Comment s’est passé votre collaboration avec François Schuiten ?

Très bien. Il a découvert Les Jardins statuaires lorsqu’on lui a demandé d’en illustrer la couverture. Nos échanges ont vite abouti à ce projet. On a travaillé à distance pendant deux mois. Entre le texte et l’image, la magie a opéré. Il est même arrivé qu’il anticipe en dessin des bouts de récit que j’allais lui envoyer ! Cette bouffée d’air frais me motive pour achever le quatrième volet du cycle. Le troisième, Un homme plein de misère, est enfin bouclé après être resté trente ans en chantier. On y est plongé dans l’envers du décor, du côté des barbares. On révisera avec eux nos préjugés : ils sont rarement ce qu’on croit qu’ils sont.

Propos recueillis par

Les Jardins statuaires, de Jacques Abeille (Attila)
Les Mers perdues, de Jacques Abeille & François Schuiten (Attila)